Sur fond rose, un demi avocat et deux matcha latte

Latte à 5 euros, livraison de burger à domicile... Pourquoi dépensons-nous si bêtement notre argent ?

© Charlotte May et Thought catalog

Pourquoi sommes-nous incapables de résister à un latte à 5 euros alors que nous n'avons pas de quoi payer un appart ? Selon l'essayiste Eve Turow-Paul, nos achats compulsifs ne sont pas si déraisonnables.

Dans Hungry : Avocado Toast, Instagram Influencers, and Our Search for Connection and Meaning (BenBella, 2020), l'essayiste américaine Eve Turow-Paul passe au crible nos dépenses alimentaires un peu coupables et s'interroge sur ce que le contenu de nos assiettes raconte de notre rapport au monde. En filigrane, elle tente de répondre à une question : de quoi avons-nous réellement faim aujourd'hui ?

On accuse les millennials urbains de dépenser beaucoup dans des choses futiles. Pourquoi ? Que disent nos dépenses de notre époque ?

Eve Turow-Paul : Depuis plus d'une décennie, les dépenses des millennials sont étudiées de près. Beaucoup dénoncent les sommes records dépensées dans certains produits :  le café haut de gamme, les voyages liés aux découvertes culinaires, les restaurants chics... On les accuse de céder sans cesse à leurs caprices qui seraient irresponsables ou irrationnels. Jusqu’à ce qu'en 2010 le sujet intéresse les hipsters, les nerds et les universitaires, la culture culinaire était considérée comme un loisir de personnes âgées et riches. Cette passion nouvelle s’explique de plusieurs manières. Tout d'abord, les millennials ont été élevés un pied dans la nourriture, un autre dans le numérique. En outre, ils ont atteint l'âge adulte durant la crise économique de 2008, lorsque s'est établi un consensus autour de la menace climatique. Ces faits sociologiques majeurs ont fait que cette génération présente des taux records de dépression, stress, solitude et d'anxiété. Par ailleurs, si elle dispose d'un accès illimité à toutes sortes de réseaux sociaux, ses revenus sont eux tout à fait limités et son avenir est incertain. Ces 10 dernières années, les millennials se sont tournés vers la culture gourmet pour essayer de faire face en utilisant la nourriture comme moyen pour injecter de l'ordre et du contrôle dans leur vie, et notamment avec les applications de livraison comme UberEats. C'est aussi un moyen de renouer avec un sentiment de communauté, en se liant avec des personnes partageant les mêmes idées et régimes alimentaires.

Que pensez-vous de la notion de « fuck it expenses » qui a émergé en Corée du Sud pour décrire ces dépenses effectuées par des jeunes pour se procurer du plaisir rapidement ?

E. T-P. : Certains considèrent que lorsque des vingtenaires et trentenaires dépensent leur argent dans une machine sous vide, un matcha latte ou un voyage à Oaxaca pour déguster des produits fermiers, cela tombe dans la catégorie « fuck it expenses. » Or, les tendances liées à la nourriture peuvent contribuer à atteindre une forme de bien-être. Peut-être qu'une machine sous vide aide à gagner du temps pour préparer le dîner et procure un sentiment de contrôle. Peut-être que quelqu'un voit passer des matcha latte partout dans le flux de ses réseaux sociaux et qu'il souhaite s'associer à ceux qui postent ce type de contenu ; tout à coup, un café au lait n'est plus seulement une boisson, mais la clé pour intégrer un groupe social. Peut-être que certains aspirent à une plus grande connexion aux autres et à la Terre, et voient dans la culture culinaire mexicaine indigène un moyen d'explorer ces thèmes. En outre, les vacances ne consistent pas seulement à se reposer mais à chercher un sens plus profond à la vie. En fin de compte, les millennials sont confrontés à une grave crise de santé mentale depuis des décennies... Alors que la culture gourmet devenait plus accessible via les réseaux sociaux et la télévision, les jeunes se sont tournés vers la nourriture comme un outil pour faire face à cet environnement difficile et complexe. Et la nourriture, objet multi-dimensionnel, propose de multiples réponses. La nourriture, c'est la distraction, la création, la communauté, le plaisir, l'évasion, le contrôle, l'ordre, l'indépendance.

Centres de bien-être, self-care, régimes paléo... Pourquoi ces tendances sont-elles si populaires ?

E. T-P. : Chacun de nous aspire à un sentiment de contrôle et d'ordre dans la vie. En tant qu'espèce, nous ne nous adaptons pas bien à un environnement chaotique et inconnu. L’impression de contrôle est essentielle à notre bien-être, alors que beaucoup ont le sentiment que la vie n'a jamais été aussi chaotique et imprévisible que maintenant. Nous entendons parler de toutes les choses horribles qui se passent dans le monde via nos smartphones ; nous sommes en permanence confrontés à des nouvelles apocalyptiques sur le climat ; nous gérons maintenant une pandémie mondiale et une guerre aux portes de l'Europe... Le cerveau humain n'a pas évolué pour gérer autant de contenus et nous n'avons pas évolué pour être au courant de toutes les choses terribles qui se passent partout dans le monde. Dans le même temps, bon nombre des structures communes que les êtres humains ont utilisées pour créer ce sentiment de contrôle – la religion, les affiliations politiques, les liens de voisinage forts – perdent de leur popularité. De même, la confiance dans le gouvernement et les grandes entreprises est au plus bas. Nous nous retrouvons donc dans un environnement qui semble de plus en plus illisible sans les outils (ou la confiance dans les institutions) pour nous aider à nous sentir en contrôle. En conséquence, de nombreux millennials se tournent vers de nouvelles formes de structure. Cela peut-être l'astrologie, le régime paléo ou bien les NFT.

La nourriture serait-elle une nouvelle religion ?

E. T-P. : On observe un intérêt croissant pour les idéologies en noir et blanc, les concepts indiquant de nouvelles voies rapides vers le succès et l'amélioration de soi, qui rapporteront facilement la santé ou la richesse... Bien que souvent considérés comme la génération la plus connectée de tous les temps, les millennials signalent des taux de solitude records, dus en partie à l'utilisation croissante des réseaux sociaux. Les liens entre solitude et réseaux ne sont plus à démontrer : leur utilisation est liée à des sentiments de jalousie et d'envie ; les gens remplacent les événements IRL par des événements virtuels ; les réseaux sociaux offrent la possibilité de se cacher derrière une version modifiée de soi-même, ce qui donne à beaucoup l'impression que personne ne les connaît... Bref, la liste est longue. Mais tout comme un sentiment de contrôle est nécessaire à notre bien-être mental, nous avons également besoin de connexions et d'appartenance, que cela soit via le véganisme, le pain au levain, l'haltérophilie ou le yoga... En conséquence, les gens trouvent de nouvelles façons de se sentir liés aux autres. Alors que les millennials sont peu susceptibles d'aller à l'église, ils affluent vers les gymnases-boutiques et adoptent massivement des régimes alimentaires et / ou sportifs stricts qui nécessitent souvent un important soutien communautaire. Dans la même perspective, on note un fort engouement autour d'esthétiques spécifiques, comme celle des années 90, qui rallie notamment la génération Z. Ce qu'on célèbre, c'est la simplicité de la décennie, une époque avant Facebook, Instagram, les smartphones et l'utilisation généralisée de Google, avant que la crise climatique ne fasse vraiment partie de la conversation publique dominante. La célébration des années 90 est un désir d'évasion, d'où les achats de produits porteurs de nostalgie et symboliques de la décennie.

Et vous, de quoi avez-vous faim aujourd'hui ?

E. T-P. : Moi aussi, j'ai faim d'un sentiment de contrôle et d'un sens de la communauté. Je suis constamment confrontée à une impression de chaos... Comment suis-je censée gérer le fait d'être une mère de deux enfants tout en dirigeant une organisation, en préparant des aliments à la fois sains et durables pour moi et ma famille, en prenant le temps de faire de l'exercice, en étant un bon partenaire, en ayant un hobby et en participant à un projet bénévole ? Le tout en me demandant quel nouveau variant va apparaître, quelle guerre est sur le point d'éclater, quelle technologie va bouleverser notre réalité, quelle figure politique va perturber les structures fondamentales que nous pensions faisant partie intégrante de notre culture ? J'aspire simplement à un monde plus simple où nous pourrions nous retrouver avec nos amis et nos familles, et discuter avec des inconnus dans des bars et des cafés.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

Discutez en temps réel, anonymement et en privé, avec une autre personne inspirée par cet article.

Viens on en parle !
Podacast : En immersion
commentaires

Participer à la conversation

  1. Avatar thomas dit :

    Bel article, "Et vous, de quoi avez vous faim aujourd'hui" en 10 lignes tout est dit! je me retrouve alors que j'ai 60 ans, ha ha! avec vos articles précédent là je comprends mieux mes enfants 22 et 25 ans.
    REncontrer des gens, discuter et faire connaissance avec des inconnus dans un petit bar de quartier reste depuis 30 ans un des moments primordial, essentiel de ma vie en ville.

Laisser un commentaire