Vous avez sûrement entendu parler du cerveau reptilien. Et pourtant, cette théorie scientifique est complètement fausse et on le sait depuis 60 ans. Pourquoi ce concept perdure-t-il encore aujourd’hui ? Qu’est-ce que ça dit de notre rapport à la science ? Interview du sociologue Sébastien Lemerle.
Depuis 60 ans, la théorie du cerveau reptilien se diffuse dans la société, aussi bien dans les milieux culturels et intellectuels que dans la presse généraliste. Et pourtant, cette théorie neuroscientifique a été invalidée très rapidement après sa formulation. Maître de conférences à l’université de Paris Nanterre et membre du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, le sociologue des sciences Sébastien Lemerle revient sur l'itinéraire étonnant d'un théorie fausse. Dans son dernier livre, Le Cerveau reptilien, sur la popularité d’une erreur scientifique (CNRS Editions), il analyse la popularité de ce concept scientifique erroné et en dit long sur la place de la science dans notre société actuelle.
Vous venez de publier un livre sur la popularité et la persistance de la théorie erronée du cerveau reptilien. De quoi parle-t-on ?
S. L. : C'est une théorie formulée au début des années 60 par le neurobiologiste américain Paul MacLean qui travaille surtout sur des animaux. La théorie est proposée dans un journal scientifique mais elle est très vite considérée comme erronée – au bout de quelques années seulement. En revanche, le concept du cerveau reptilien est très vite repéré et approprié par des gens dans le milieu intellectuel – comme Arthur Koesler aux États-Unis –, du milieu culturel et dans la psychiatrie. En France, chez les médecins et psychiatres, cette théorie a été relayée assez vite par Henri Laborit. Il a surtout collaboré avec le cinéaste Alain Resnais qui a mis en images la théorie de MacLean revue par Laborit, dans Mon Oncle d'Amérique. Le film a été assez largement commenté dans la presse au début des années 80 et l'expression cerveau reptilien s'est diffusée rapidement. Et elle a commencé à avoir une carrière autonome.
De nos jours, la théorie du cerveau reptilien n'est pas du tout validée scientifiquement. Depuis au moins 40 ans, dans l'espace francophone, il a été dit que c'était une mystification scientifique. Mais ça continue a être pris au sérieux dans quelques domaines, notamment dans une certaine partie du neuromarketing. Ensuite, on le retrouve dans le développement personnel. Et puis, dans la presse et dans la production culturelle, où c'est une métaphore récurrente et c'est devenu un synonyme de l'archaïsme de nos instincts les plus profonds.
Au sujet des diverses interprétations et étapes de vulgarisation de la théorie, vous écrivez « elles se révèlent davantage l’expression et le résultant de rapports sociaux au sein de différents espaces entre ces derniers ». Est-ce que la vulgarisation mène à une forme d’instrumentalisation ?
S. L. : Je ne dirais pas « instrumentalisation », ce qui impliquerait une forme de complot. Mais quand on convoque la théorie du cerveau reptilien, c'est effectivement pour qu'elle remplisse certaines fonctions dans le discours. La vulgarisation scientifique répond à ces mêmes fonctions. Ce n'est pas uniquement la pure transmission des connaissances scientifiques. Dès qu'il y a transmission des connaissances scientifiques, il y a reformulation. Et cette reformulation va dans un sens ou dans un autre. On pourra chercher parfois à amuser les gens pour que ça soit ludique. Ça peut être aussi dans un sens plus idéologique ou politique. C'est une reformulation donc il y a nécessairement des choix. En reformulant, on fait des choix linguistiques, des choix terminologiques, on choisit de prendre des analogies, des métaphores. Mais on ne peut pas prédire la façon dont les gens vont les recevoir. À la fin de sa vie, MacLean recevait des lettres de personnes qui proposaient des choses complètement délirantes – des théories de gestion des ressources humaines bizarres – que lui-même n’avait jamais imaginés.
Qu'est-ce que ça dit de la façon dont est reçue la parole scientifique dans notre société ?
S. L. : Quand on évoque la parole scientifique, il faut distinguer deux étapes. Il y a d'abord la production des connaissances scientifiques puis la diffusion dans la société. Il y a toute une tradition de pensée et de recherche en histoire des sciences et en sociologie des sciences qui montre que la production de connaissances scientifiques n'est pas neutre. Ensuite, il y a la transmission de ces connaissances. À partir du moment où la science est transmise à un public de non-spécialistes, il y a un travail de reformulation et donc forcément des choix qui vont être faits.
En ce qui concerne la diffusion, il y a forcément un cadrage au départ. Ce n'est pas forcément négatif. C'est simplement qu'il y a un cadrage. Il y a quelque chose qu'on perd en route, en tout cas, qui se transforme. On a un discours scientifique qui devient autre chose et qui peut même avoir une certaine autonomie par rapport à son origine scientifique puisqu'il y a ensuite l'influence des médias qui se rajoute par-dessus.
Justement, vous parlez du rôle de la presse et des journalistes dans la diffusion de théories scientifiques et leur vulgarisation. Quel est-il ?
S. L. : Dans mon livre, je parle du journalisme généraliste qui s'intéresse à la science. Là, il y a clairement un problème. Il y a une tendance au sensationnalisme mais surtout le problème de l'esprit de suite qui est très bien illustré par le cerveau reptilien. Pour des questions de sensationnalisme ou de délais, la sortie d'une nouvelle scientifique va être très relayée. Mais trois mois après, elle peut être démentie sans que personne n’en parle. On va donc diffuser des news scientifiques mais sans suivre ce qui se cache derrière. Et c’est la première impression qui va rester, qui va prospérer dans la presse et les réseaux sociaux. Il y a un décalage de rythme de travail entre les différents espaces sociaux. C'est quelque chose qu'on constate aujourd'hui dans le contexte de la pandémie de Covid-19 où on voit la science se faire sous nos yeux.
Vous montrez que dans chaque cercle de diffusion, la théorie du cerveau reptilien bénéficie de la parole d’experts, réels ou auto-proclamés. Quelle est la place de la figure de l’expert dans la société ? Comment a-t-elle évolué ?
S. L. : La figure de l'expert est toujours là. Dans la situation actuelle, on voit bien que c'est quelque chose qui est très prisé par les chaînes d'info en continu. La question qu'il faut se poser c'est quel expert on choisit pour parler de quoi. Si vous me convoquez pour parler de la crise de l'euro, j'ai beau être sociologue, je n’aurais pas grand-chose de plus intéressant à dire que n'importe qui. Est-ce que l'expert parle ès qualité ou est-ce qu'il parle pour apporter un argument d'autorité scientifique sur un domaine qu'il ne maîtrise pas forcément ? Mais il y a aussi d'autres types d'experts comme ceux dont je parle dans le chapitre sur le développement personnel. Sociologiquement, ce sont des personnages intéressants parce qu'ils sont souvent entre deux mondes. La première personne que je cite est à la fois médecin et coach. Elle est médecin, mais pas du tout experte en neurobiologie. Elle dispose néanmoins d'une culture scientifique qui lui permet, lorsqu'elle est face à des non-spécialistes dans le cadre de ses formations, de tenir un discours d'autorité. Personne ne va se sentir habilité à contester ce qu'elle dit. Ces gens qui jouent sur deux tableaux en faisant valoir une petite expérience dans un domaine auprès de non-spécialistes sont un type d'experts finalement assez répandu et pas uniquement dans le domaine du développement personnel.
Vous insistez sur la distinction entre science et culture scientifique. Pourquoi ?
S. L. : Quand on parle de culture scientifique, ça veut vraiment dire « culture scientifique », et pas uniquement transmission des savoirs scientifiques. Il y a quelque chose de l'ordre de la vie culturelle qui s'empare de la science et qui en fait quelque chose de différent de ce que les savants pouvaient s'imaginer. C'est quelque chose qui va justement à l'encontre d'une vision un peu naïve de la parole scientifique qui voudrait qu'il suffit d'inviter des scientifiques à la télévision – même les plus compétents – pour que la bonne parole soit diffusée à toute la société. C'est un peu plus compliqué que ça. La parole scientifique n'a pas une force en elle-même capable de s'imposer à tous. Il suffit de regarder ne serait-ce qu'un petit peu Twitter pour se rendre compte de ça. Mais c'est un phénomène ancien, qui n'est pas lié au numérique. C'est vraiment connecté à la façon dont fonctionne la culture.
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