Un homme dans sa chambre travaille sur son ordi

Couverture lestée, cocotte en fonte, bedroom as a home, millennials proprios… La maison 2023, sens dessus dessous

© Garett Mizunaka

Les soubresauts de l’époque s’invitent dans les foyers, qui cristallisent désormais bien des problématiques contemporaines – de la plus intime à la plus politique. Organisation de l’espace, attentes des Z, « soft power pavillonnaire » … Les codes de la maison ont changé.

Si vous pensiez échapper aux bouleversements qui agitent le monde en vous réfugiant dans vos pénates, regardez-y à deux fois car ils sont bien là : dans ce bureau que vous avez aménagé à l'arrache dans un coin de salon pour télétravailler, dans votre rêve de vous éloigner de mégalopoles devenues par trop anxiogènes, et pourquoi pas dans ce pavillon de banlieue à l’esthétique très « suburbia », dans cette facture de gaz qui a plus que doublé en un an, dans le remplacement de votre batterie de cuisine anti-adhésive par des cocottes en fonte tellement jolies et moins toxiques, dans cette appli sur votre smartphone qui vous permet de contrôler votre maison à distance, dans ce barbecue rutilant qui heurte votre ado activiste, etc.

Qualité de logements dégradée

La pandémie a servi de détonateur : confinés entre quatre murs, beaucoup ont appris dans la douleur qu’en matière d’habitat, la surface, la lumière et un accès à l’extérieur ne sont pas de vains mots. Ce n’est pourtant pas le sens pris par l’évolution de nos logements ces dernières années. Ainsi, l’Idhéal (Institut des hautes études pour l’action dans le logement) s’est attelé à l’étude des permis de construire en Ile de France, entre 2000 et 2020. De ce travail effectué sur 1 200 plans de logements neufs, le think tank tire des conclusions sans appel : en deux décennies, la qualité des logements s’est bel et bien dégradée.

Dans l’étude Nos logements, des lieux à ménager, on apprend que la surface moyenne des logements collectifs neufs a été réduite de 70m² en 2000 à 57,73m² en 2017. De 2017 à 2020, la moyenne remonte aux alentours de 60m². Les séjours sont, par exemple, passés de 21,49m² sur la période 2003-2012 à 18,70m² sur la période 2013-2020. Un rétrécissement général surtout constaté en Seine Saint-Denis et dans l’est de Paris : presque 15m² perdus en Essonne, 14m² en Seine Saint-Denis ou 13m² dans le Val de Marne. Les cloisons sont de plus en plus fines, altérant le confort acoustique.

« Pièce Do not Disturb »

Quant à la hauteur sous plafond, elle a perdu en moyenne 27 cm dans les appartements français en 75 ans, passant de 2m67 avant 1945 à 2m40 aujourd'hui, selon une étude Qualitel Ipsos. Notons que les Français ont eux grandi d’environ 10 cm en un siècle, les hommes et femmes de notre pays mesurant respectivement 1m76 et 1m62 en moyenne, sans parler des enjeux de circulation de l’air pour lutter contre la pollution intérieure. En janvier 2023, un projet de décret avait même ouvert la possibilité de louer des biens de 1m80 de plafond, contre 2m20, avant d’être retiré sous la pression des associations – la Fondation Abbé Pierre en tête.

Outre les surfaces et volumes, c’est aussi l’organisation de l’espace qui a changé. À mesure que le mètre carré se faisait rare, l’entrée a eu tendance à disparaître, la cuisine est devenue américaine, et la salle à manger s'est dissoute dans un autre espace-temps. Le salon s’impose comme la « pièce à vivre » ou plutôt pièce à tout faire « absorbant cuisine, salle à manger, parfois chambre des parents, un peu comme chez les prolos d’antan », raille Marianne. Le salon est-il pour autant le cœur battant de la maison (pour parler comme un magazine déco) ? Pas si sûr : l'hebdomadaire remarque que « chaque membre de la famille revendique sa pièce Do not disturb, où il exprime sa créativité délirante (…), avachi sur son lit, le dos courbé sur son smartphone. »

Bedroom as a home chez les Z

Cette idée d’une chambre comme un royaume, on la retrouve aussi – sur un registre moins grinçant – chez le magazine d’avant-garde Dazed. Dans une étude centrée sur le rapport des Z à la maison, on apprend que la chambre est, pour 64% des 18-24 ans interrogés (1 182 individus dans le monde), l’espace le plus important de la maison. Il s’agit de la tendance Bedroom as a home – ou une chambre à soi, façon Virginia Wolf, pourrait-on avancer, l’indépendance financière en moins… Car dans un monde post-Covid, de plus en plus dur et contraint, il n’est plus rare pour un jeune adulte de retourner vivre chez ses parents. La chambre devient alors le refuge où l’on mange, regarde des vidéos, communique avec sa communauté, fait l’amour – même si cette génération est de plus en plus abstinente. Pour 35% d’entre eux, la colocation entre amis est d’ailleurs la configuration de vie idéale, devant la vie de couple (32%).

Mais la chambre est aussi lieu de travail, ainsi que l’illustrent des phénomènes culturels comme la bedroom pop – « Une chambre, un micro et le logiciel GarageBand » selon Libération – devenu genre musical à part entière. Ou l’association londonienne The Bedroom Artists’ Collective soutenant les artistes qui n’ont pas les moyens de se payer un atelier. D’une façon générale, pour la GenZ, se sentir à la maison est un concept fluide : un sentiment (48%), une communauté (20%), une identité (15%) et enfin seulement, un lieu (13%). Le contexte n’aide pas à se projeter : plus que la propriété au sens strict, qui pour 40% des jeunes interrogés par Dazed tient du doux rêve, c’est l’accès – à des services comme Netflix ou Amazon, que l’on paie comme on paierait une traite ou un loyer – qui caractérise le foyer. Quoi de plus logique pour la génération liquide ?

Les millennials passent chez le notaire

Certains de leurs aînés ont eux réussi à passer chez le notaire. Et bien décidés à se lancer dans des chantiers spectaculaires pour remettre leur acquisition au goût du jour, ils n’y vont pas avec le dos de la truelle. Des rénovations largement documentées sur les réseaux sociaux, mais qui ne recueillent pas l’unanimité, si l’on en croit le site américain Vice. Dans un papier titré Les millennials achètent enfin des maisons… et les rendent moches, on apprend qu’outre-Atlantique, 48,6% de cette génération est propriétaire, mais aussi que l’uniformisation à l’œuvre dans leurs chantiers est tirée par la télévision : la HGTV-ification des maisons à travers les États-Unis s’inspire largement des rénovations de vieilles bâtisses multidiffusées par HGTV (Home & Garden Television), propriété de Warner Bros. Discovery. Une esthétique qui élimine les bois chauds, papiers à motifs, façades en briques et autres excentricités pour les remplacer par des bardages en bois, des accessoires en acier brossé et des kilomètres de parquet flottant gris – constituant selon Vice un nouveau « Mc Mansion chic » du nom (péjoratif) donné à ces maisons de nouveaux riches construites à la chaîne dans les banlieues américaines.

Si l’on peut discuter des goûts et des couleurs, un aspect de ces rénovations semble toutefois faire consensus : les matériaux utilisés sont généralement de qualité moindre et posent question sur leur pérennité, leur durabilité, surtout quand ces rénovations sont faites par des investisseurs, qu’ils soient bailleurs ou house flippers (ceux qui achètent une maison, la rénovent et la revendent dans la foulée pour la plus-value) : le média The Atlantic remarque ainsi que dans les annonces, ces aménagements sont qualifiés d’update (mise à jour), un terme évoquant une approche bien plus sommaire qu’un upgrade, et note qu’un tiers des maisons vendues aux États-Unis en 2021 l’ont été à des individus qui n’avaient pas l’intention d’y vivre.

« Soft power pavillonnaire » en France

En France aussi, l’idéal de la maison individuelle demeure plus endurant que jamais, malgré les critiques. D’abord conspuée par les intellectuels dans les années 60 et 70 pour son côté « petit-bourgeois » selon les mots de Jean-Marc Stébé, professeur en sociologie et auteur avec Hervé Marchal de Le Pavillon, une passion française, elle concentre aujourd’hui les griefs pour son impact écologique – on se souvient notamment de la vive polémique née des propos d’Emmanuelle Wargon en 2021, alors ministre du Logement, sur son « non-sens écologique ». Pourtant, selon Jean-Laurent Cassely, on assiste même depuis le Covid à « une sorte de soft power pavillonnaire, même chez les citadins qui ne juraient que par la ville dense. »

Pour le co-auteur de La France sous nos yeux, si l’étalement urbain appartient à un modèle désormais obsolète, plutôt que de le fustiger, il faut désormais s’interroger sur la façon dont ces zones pavillonnaires, construites dans la deuxième moitié du XXème siècle, vont évoluer. Interrogé par Marianne en septembre 2022, ce fin observateur de la société française évoque « une deuxième génération pavillonnaire », ces millennials aisés qui rachètent les pavillons des lotissements des années 80, contribuant à une forme de « gentrification du pavillonnaire ». Il imagine ainsi « des potagers en permaculture dans des maisons Kaufman & Broad, avec des populations en télétravail qui importent une culture plus "citadine" en périphérie, avec des lieux de vie et de sociabilité » . Mais aussi, de l’autre côté du spectre, des lotissements à l'abandon et des friches pavillonnaires, pour les constructions n’ayant pas trouvé preneurs ou succession. « Moins minéral que la ville dense » et donc mieux armé contre les vagues de grande chaleur, l’essayiste souligne toutefois les carences des zones pavillonnaires, où l’automobile demeure indispensable, et le manque de lieux de sociabilité est criant.

Couverture lestée et réinvention collective de l’habitat

Dans ce contexte marqué par les crises de toutes natures, tout converge donc pour une réinvention de nos habitats. Et même si, par nature, la maison est le lieu de l’intime, la dimension collective des solutions est une évidence à plusieurs titres. Créer du lien social, tandis que la solitude fait des ravages et qu’il faudra bien se préparer au vieillissement de la population, avec du coliving, de l’habitat intergénérationnel ou des coopératives d’habitation... Mais aussi apprendre à gérer avec intelligence des ressources qui se raréfient ou à mutualiser des besoins collectifs – même si certains semblent antinomiques avec l’objectif initial : certains immeubles s’équipent désormais d’espaces dédiés à la livraison de colis en tous genres, caractéristiques de l’économie de la flemme.

Cet exemple est l'un des nombreux cités par le bureau de design industriel NCI Studio dans Le Confort moderne, espoirs et perspectives, des années 50 à nos jours. Dans cette étude qui interroge la portée politique du confort, on notera la couverture lestée comme l’un des objets les plus distinctifs de notre époque, s’inscrivant dans « une tendance à la consolation et à la resocialisation via l’objet ». Et pourquoi pas demain, des maisons faites de matériaux recyclés, de meubles de récup, de réparations faites à domicile via une imprimante 3D, et des textiles aux coloris neutres ? – non pas parce que la télévision l’a décidé ainsi, mais parce que la teinture est dangereuse pour les hommes et l’environnement, tout simplement.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.
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