Modèles économiques, modes de vie, territoires… Changer de regard sur l'énergie, pour en faire l'affaire de tous. L'analyse d'Annabelle Richard et Elisabeth Laville, du cabinet Utopies pour L'ADN.
La question énergétique a rarement été l’objet de tant de débats, non plus seulement techniques, mais aussi politiques et sociétaux. Dans un contexte de pénurie des énergies fossiles accéléré par la guerre en Ukraine, la France a pris conscience à la fois de la fragilité de son système énergétique, mais aussi de son incapacité à répondre de façon adaptée à l’urgence climatique.
Parler d’énergie n’est désormais plus un sujet d’expert, comme cela a longtemps été le cas, dans un pays où l’énergie est, depuis les années 50, un sujet régalien et centralisé, orchestrée par un réseau mobilisant la technologie nucléaire, tenant de fait la population relativement éloignée des principaux arbitrages et investissements.
La donne a changé.
Parler d’énergie, c’est aujourd’hui parler de territoires, plus que de réseaux.
Parler d’énergie, c’est aujourd’hui imaginer de nouveaux modèles économiques, et plus seulement faire de l’innovation industrielle.
Parler d’énergie, c’est redessiner en profondeur nos modes de vie et notre rapport à l’abondance.
L’incertitude de l’hiver 2022 sur la capacité du réseau français à répondre aux pics de consommation électrique, la flambée des prix de l’énergie et la fermeture des stations essence plusieurs semaines consécutives ont questionné la robustesse du modèle énergétique national, remettant en question notre capacité à nous déplacer, à nous chauffer et à accéder à des biens essentiels à des prix abordables.
La réappropriation citoyenne constitue un point d’appui précieux pour massifier les énergies renouvelables.
Cette incertitude a accéléré un mouvement de fond déjà perceptible sur d’autres secteurs, notamment celui de l’alimentation, en faveur d’une plus grande autonomie des territoires et des ménages. Ainsi, selon une étude commandée par EDF ENR, plus de 70% des ménages français estiment que produire et consommer sa propre énergie constitue la meilleure façon de maîtriser son budget, et appellent à la mise en place de mécanismes incitatifs pour leur massification. Enedis note de son côté le doublement, en quelques mois, des installations photovoltaïques en autoconsommation individuelles.
La montée de l’autoconsommation constitue un marqueur intéressant d’une réappropriation de la question énergétique par les citoyens. Elle conforte l’idée d’un réseau plus distribué, articulant projets de grande puissance, efforts de R&D industriels et unités de production-stockage de petites et moyennes puissances, offrant l’opportunité de collaborations locales et de connexions entre les différentes échelles, qui offriront au système une plus grande capacité de redondance et de résilience.
La réappropriation citoyenne constitue un point d’appui précieux pour massifier les ENR, puisque la France est très en retard sur le développement de son parc renouvelable : à l’échelle européenne, elle est le seul État membre à avoir manqué son objectif pour 2020 (la part renouvelable dans la consommation finale brute d’énergie a atteint 19,1 % en 2020, pour un objectif fixé à 23 %).
Une mise en perspective intéressante est proposée par l’Iddri : ce retard en ENR nous aura coûté cet hiver entre 6 et 9 milliards d’euros d’imports de gaz, soit autant que l’ensemble des investissements français dans les énergies renouvelables sur l’année 2018 ! L’accélération des ENR est plus que jamais nécessaire pour renforcer notre capacité électrique, impactée dans les années qui viennent par l’intensification des travaux liés à la prolongation du parc nucléaire existant.
Le développement des énergies renouvelables, surtout lorsque ces projets sont développés avec et pour le territoire, offre un formidable levier de prospérité locale.
En France, les coopératives citoyennes d’énergie se développent depuis les années 2010, en associant directement les collectivités locales et les citoyens à la gouvernance et au financement des projets ENR, permettant ainsi de favoriser leur acceptation et leur adaptation au territoire. Mais le mouvement de décentralisation du réseau peine à gagner en puissance. Si, depuis une dizaine d’années, certains territoires montrent la voie, comme le réseau des Territoires à Energie POSitive (TEPOS) – un territoire qui produit autant ou plus d'énergie qu'il n'en consomme en misant sur les énergies renouvelables et la baisse de la consommation énergétique – lorsque l’on parle d’énergie, le rôle des collectivités est encore trop souvent envisagé sous un angle négatif, à savoir la capacité de l’acteur public à s’opposer à un projet, via le droit de veto du maire ou la mobilisation de résidents inquiets d’un futur projet éolien ou de méthanisation dans le voisinage.
Certains freins économiques et réglementaires bloquent également le développement de projets ENR portés par les collectifs : les coûts de raccordement sont encore trop importants pour les petits projets, les frais d’ingénierie difficiles à avancer, et l’investissement citoyen est encore trop peu soutenu d’un point de vue fiscal. Pourtant, le développement des énergies renouvelables, surtout lorsque ces projets sont développés avec et pour le territoire, offre un formidable levier de prospérité locale.
Parler d’énergie, c’est aujourd’hui imaginer de nouveaux modèles économiques, et plus seulement faire de l’innovation industrielle
Toutes les industries en général, puisqu’elles sont de grosses consommatrices d’énergie, ont leur rôle à jouer dans la diversification de notre mix énergétique. En allant au-delà de l’innovation industrielle, elles peuvent, si elles prennent conscience des ressources locales qui les entourent, faire évoluer leur modèle énergétique et par le même temps leur modèle économique.
Les industries peuvent, si elles prennent conscience des ressources locales qui les entourent, faire évoluer leur modèle énergétique et leur modèle économique.
Fondée il y a plus de 130 ans, l’entreprise AustroCel Hallein, historiquement productrice de pâte à papier est par exemple devenue, en développant progressivement son activité de bioraffinerie, l'un des plus grands producteurs d'électricité verte en Autriche. Ancrée localement, l'entreprise utilise le bois d'épicéa résiduel des scieries régionales comme matière première pour sa production de papier et valorise ensuite les résidus et les sous-produits de la production en bioénergie via une centrale de cogénération biomasse sur le site. Les écorces et la poussière de bois sont recyclées, et les déchets de cellulose valorisés en bioéthanol.
En 2020, AustroCel Hallein a ainsi fourni environ 100 000 MWh d'électricité verte et 110 000 MWh de chauffage urbain au réseau public. L’efficacité énergétique et l’économie circulaire sont le cœur du modèle économique et des priorités d’innovation de l’entreprise, un gisement envisagé demain étant la valorisation en bioéthanol de la cellulose de textiles non réparables ni recyclables sur le territoire.
Autre exemple du secteur de la papeterie, Eska, entreprise néerlandaise de produits faits à partir de carton ou de papier 100% recyclé (livres, puzzles, jeux, emballages de luxe), a renforcé son autonomie énergétique en valorisant ses propres déchets sur site. L’usine a été pensée de manière circulaire : les résidus de papier recyclé sont collectés et valorisés en vapeur, dans une centrale de gazéification, alimentant directement la chaîne de production et évitant l’achat de gaz naturel et le transport des déchets. 100% des déchets à base de papier sont ainsi réutilisés et la consommation de gaz est réduite de 30%.
Les industries lourdes, telles que celles du fer, de l’acier ou du béton sont fortement consommatrices de combustibles et de matières. Bien plus que l’amélioration de la performance énergétique de ces industries, c’est la mise en place de boucles circulaires qui offre le principal gisement d’énergie, en évitant la consommation nécessaire à l’extraction et à la transformation des matériaux primaires (on estime par exemple les gains en énergie primaire de 94% pour l’aluminium et de 85% pour le plomb).
L’entreprise MTB, actrice du recyclage depuis 40 ans, a inventé une solution adaptée aux contraintes des industriels via la BOX system, une mini-usine modulaire de recyclage pouvant facilement s’implanter sur les usines ou les chantiers et recycler sur place les déchets dangereux et non dangereux. Câbles électriques, pneus, matières plastiques… Elle fournit une nouvelle matière première de qualité, notamment en cuivre ou en aluminium, pouvant être immédiatement réutilisée, sur site.
Parler d’énergie, c’est redessiner en profondeur nos modes de vie et notre rapport à l’abondance
Les pénuries énergétiques de 2022, croisées à la montée en puissance de la question climatique dans le débat public auront réussi à faire prendre conscience à chacun à la fois du rôle prépondérant que joue l’énergie dans nos modes de vie, et plus largement du lien indissociable entre l’énergie à l’économie.
Les travaux de l’association NEGAWATT ont mis en avant au début de cet hiver les 50 mesures de sobriété qui permettraient à court terme d’économiser 13 % de la consommation française cumulée de gaz, d’électricité et de pétrole. Les principales mesures sont, in fine, peu révolutionnaires : 30% des consommations d’énergie peuvent être économisées dans les secteurs résidentiel et tertiaire d’ici deux ans, principalement via un chauffage à 19°C et des économies d’eau chaude sous la douche.
Dans le secteur des transports, qui représente 29 % de la consommation d’énergie en France, le gisement est également colossal, avec comme mesure principale la réduction de la vitesse maximale autorisée sur autoroute et sur voie rapide, respectivement à 110km/h et 100km/h, apportant 6 % de réduction de la consommation totale de carburants des voitures.
Parler d’énergie c’est aussi l’occasion de questionner plus en profondeur nos façons d’habiter, de nous déplacer, de consommer, de nous divertir, de partager les ressources, et ouvrir de nouveaux champs…
Ces mesures semblent à la fois simples, car ancrées dans notre quotidien, et, par le même temps, terriblement difficiles à faire accepter, justement parce qu’elles sont fortement ancrées et presque constitutives de nos modes de vie, de notre rapport au temps, au confort… Le terme de sobriété continue de présenter ces changements comme des contraintes, des privations quotidiennes. Pourtant, parler d’énergie c’est aussi l’occasion de questionner plus en profondeur nos façons d’habiter, de nous déplacer, de consommer, de nous divertir, de partager les ressources, et ouvrir de nouveaux champs… Comme le dit Dominique Méda, « ce n’est en effet pas d’une plus grande quantité de biens et services produits que nous avons besoin aujourd’hui mais d’une meilleure répartition […] de faire en sorte que ceux qui ne parviennent pas aujourd’hui à satisfaire leurs besoins essentiels le puissent. »
Si de nouvelles politiques publiques sont nécessaires pour faire évoluer le rapport que notre société entretient avec l’énergie, elles doivent aussi s’accompagner d’un débat citoyen plus intime, plus culturel, plus local aussi.
Nous disposons déjà de plusieurs scénarios énergétiques techniques, notamment ceux de RTE et de l’ADEME, permettant d’imaginer l’évolution des infrastructures, des équilibres entre les différents usages de l’énergie, mais quand il s’agit de modes de vie qui les accompagnent, les travaux peuvent vite devenir caricaturaux. Et pourtant, les résultats d’une récente étude menée par l’ADEME sur la nécessité de construire des récits tangibles de la transition nous montrent que, pour devenir encore plus engageants, ces récits doivent justement être prolongés dans le réel.
Comment donc faire atterrir ces prospectives ? A la manière dont le propose le collectif Où Atterrir, qui, fidèle à la pensée de Bruno Latour, invite chaque citoyen à questionner ses dépendances, c'est-à-dire tout ce qui rend son mode de vie possible - notamment l'énergie, et à identifier en retour sa propre responsabilité politique et citoyenne. Faire, en somme, des ressources qui nous entourent, un sujet politique.
A la manière de Jean-François Caron, maire de Loos-en-Gohelle, qui a réussi à faire de l’énergie un sujet fédérateur, de fierté locale, et une occasion de renouveler le débat citoyen sur son territoire.
L’énergie est une question passionnante, un formidable terrain de développement économique, d’innovation et de renouveau politique et citoyen. Elle doit pour cela continuer à occuper le débat public, à sortir du seul pré carré des experts et des acteurs historiques pour prendre la place qui lui revient, toujours plus centrale dans nos choix de société, toujours plus locale dans les territoires.
À propos :
Fondée en 1993 par Elisabeth Laville, UTOPIES est la première agence de conseil indépendante et think tank français sur les stratégies de développement durable. UTOPIES a pour mission d'ouvrir de nouvelles voies en incitant les entreprises à intégrer les enjeux sociaux et environnementaux au cœur de leur mission, de leur stratégie et de leur démarche d'innovation.
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