Céline Halioua développe des médicaments révolutionnaires afin de ralentir le vieillissement des chiens et peut-être, un jour, des humains. Portrait d’une jeune star de la Silicon Valley.
Céline Halioua pourrait probablement entrer dans la liste des « 100 personnalités les plus influentes au monde » de Time magazine. Cette jeune biologiste est devenue si célèbre outre-Atlantique qu’elle a dû embaucher un attaché de presse pour gérer les demandes d’interviews qui s’enchaînent. L’automne dernier, elle faisait la couverture du très influent magazine Wired. Avec sa société Loyal, elle vient de lever 58 millions de dollars pour financer ses recherches sur des médicaments d’un nouveau type. Ceux-ci sont destinés à prolonger la durée de vie et la santé des chiens. Mais c’est surtout leur possible application pour l’espèce humaine qui lui vaut d’être aujourd’hui courtisée par les investisseurs et venture capitalists de la Silicon Valley.
Lutter contre les effets de l'âge : la vieille obsession de la Silicon Valley
Tous les milliardaires de la tech investissent aujourd’hui massivement dans la recherche biomédicale. Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Elon Musk, Larry Page (Alphabet) Larry Ellison (Oracle) ou encore Peter Thiel, le fondateur de Paypal et ami de Trump cherchent à trouver la martingale qui nous donnera des décennies de vie en plus, ou nous permettra même d’être réanimés après notre trépas. Ce n'est pourtant pas tout à fait le combat de Céline Halioua. « Je ne suis pas personnellement motivée par l’idée de vivre le plus longtemps possible », précise-t-elle. Elle cite sa mère, qui a renoncé à changer de carrière « parce qu’à partir de cinquante ans, vous êtes considéré comme trop propice à des complications médicales, on ne veut plus vous embaucher. Comment conserver la fonctionnalité que vous aviez au cours des trente premières années de votre vie, pour vivre le mieux possible dans votre troisième âge ? C’est totalement aléatoire, car en grande partie génétique. Mais on peut désormais agir sur ces gènes », prévient-elle d’emblée. Elle fustige les transhumanistes, « immoralistes » et autres « charlatans qui promettent la vie éternelle à leurs patients en se basant sur des pseudosciences ». Loin de leurs discours prophétiques, elle préfère décrire les deux médicaments qu’elle développe.
Les grands et les petits chiens d'abord
Le premier médicament développé par la société Loyal serait destiné aux chiens de grande taille, dont l’espérance de vie est deux fois moins importante que les races plus petites. Il cible les mécanismes cellulaires supposés causer cette disparité. Le second est un thérapeutique pour les chiens âgés de toutes tailles. Si les essais, qu’elle estime « probants pour l’instant », venaient à valider ses hypothèses, LOY-001 serait mis le marché fin 2026, et LOY-002 dès fin 2024.[1] « Mener un essai clinique sur un chien est plus facile que sur l’homme », explique Céline Halioua. Et d'ajouter : « La vie plus courte de l’animal signifie qu’il ne faudra pas des décennies pour savoir si une drogue fonctionne ». Les toutous présentent également l’avantage de développer des maladies liées à l’âge, comme le cancer ou Alzheimer, similaires aux nôtres.
Mi-chercheuse et mi-entrepreneuse
Au cours de l’entretien qu’elle nous accorde, Céline Halioua entre dans des détails, s’emballe et s’arrête, regrettant d’être partie trop loin. Toute la difficulté, pour cette jeune femme à la carrière hors du commun, est de réussir aujourd’hui à mener de front deux activités difficilement conciliables. Rester, la scientifique qu’elle est. Mais aussi accepter en même temps, comme tout patron de start-up qui doit lever des fonds, de communiquer au mieux afin de convaincre les financiers, et même le grand public s’il le faut. Elle porte un tee-shirt noir arborant son logo et s’est fait tatouer à l’arrière de son bras droit des gueules de chien, de souris et un vers, les trois types d’animaux qu’elle observe de près depuis bientôt dix ans. Elle caresse son husky blanc Wolfie, qu’elle décrit avec humour comme le « cofondateur de Loyal ». « Comment cela se fait-il que lui ne puisse vivre que huit à dix ans, là où un caniche peut atteindre les dix-sept ans ? »
Si la jeune femme incarne à merveille son sujet, elle n’est pas pour autant l’une de ces CEO qui façonnent une image lisse et parfaite d’elles-mêmes. Sur son site Web, à côté de ses recherches scientifiques et des « conseils pour construire une biotech », elle décrit ses « dix défauts ». « J’ai du mal à avoir la discipline pour me concentrer » et « je ne pense pas de manière structurée, je dépends plutôt de l’instinct, ce qui me rend encline à des préjugés et à ne pas réfléchir complètement aux problèmes ». Une honnêteté confondante pour une scientifique, censée incarner la rigueur, l’objectivité et la rationalité. À l’onglet « à propos », elle écrit « si on m’appelle Céline Halioua, j’ai en fait six noms, tous avec des traits d’union ». Elle n’en dira pas plus, précise juste que sa mère est née à Rabat, son père à Berlin, et qu’elle-même est née à Austin, Texas.
Un parcours en laboratoires universitaires
C’est au cours de ses études, en deuxième année de neurosciences à l’université du Texas, qu’elle a découvert l’existence de la géroscience. Une annonce propose un stage d’été dans un laboratoire de San Francisco, la Sens Foundation, dont la mission est « d’aider à construire l’industrie qui guérira les maladies du vieillissement ». Son cofondateur, Aubrey de Grey, un informaticien à la barbe de Merlin s’est fait connaître en 2003 pour avoir doublé la durée de vie d’une souris naine grâce à une intervention sur ses gènes. Elle passe ses journées à observer au microscope les cellules prélevées sur des patients décédés de tumeurs cérébrales agressives qui, comme pour la plupart des formes de cancers, deviennent plus probables avec l’âge à mesure que les changements s’accumulent dans l’ADN d’une personne. Elle se lie d’amitié avec son propriétaire, un senior, qui lui fait découvrir la ville. Quand celui-ci tombe malade d’un cancer puis décède, elle sait qu’elle va consacrer ses recherches à lutter contre les maladies du troisième âge. En thèse à Oxford, elle étudie[1] une thérapie génique permettant de lutter contre une certaine forme de cécité génitale.
Mais encore femme avant tout...
Son directeur de recherche l’oblige à travailler pour lui et la harcèle, comme elle l’écrira plus tard, sans révéler son nom, dans un billet de blog « Les dons de mon harceleur ». La plainte officielle qu’elle dépose auprès de l’université prendra des années à valider ses affirmations, le professeur ayant entre-temps quitté ses fonctions. Elle ne finit pas sa thèse, préférant dans ces circonstances rejoindre la Silicon Valley et le laboratoire de Laura Deming, l’une des seules femmes du petit cercle de scientifiques travaillant dans son domaine. La vallée regorge de moyens inouïs pour financer les recherches les plus novatrices encore snobées dans le milieu universitaire. Halioua ne connaît rien aux capitaux-risques, elle écoute des centaines de podcasts pour apprendre le patois de l’industrie, s’entraîne à moins sourire pour être plus crédible. Elle commence à tweeter, attire bientôt des investissements pour des startups spécialisées dans la géroscience comme Gordian Biotechnology ou encore Fauna, qui explore la biologie de l’hibernation. De Grey, pour lequel elle continue de travailler en tant que boursière, se révèle cependant pire que son ancien directeur de recherche. Il l’invite à des dîners de sa fondation où des hommes riches et distingués lui font la cour en lui expliquant d’un ton professoral ce qu’elle sait mieux qu’eux. Un soir, à l’un de ces dîners, de Grey lui sert verre sur verre puis il lui explique qu’en tant que « femme glorieuse », elle a « le devoir d’avoir des relations sexuelles avec des donateurs potentiels pour encourager les contributions ».
« Sans commentaire », élude-t-elle aujourd’hui à propos de cet épisode. Ce n’est que plus tard, et pour protéger une autre étudiante, qu’elle a décidé de s’exprimer sur De Grey dans un post de son blog. Car sa boss devenue amie, Laura Deming, a aussi été victime des avances agressives du directeur de la Sens Foundation. En juin 2021, les deux femmes apprennent qu’il pourrait devenir le mentor d’une autre fille mineure. Elles décident d’abord de rapporter officiellement leurs expériences au conseil d’administration. Celui-ci rechigne à agir, aussi elles écrivent ce qu’elles ont vécu sur leurs sites Web personnels. Une semaine plus tard, apprenant que de Grey a tenté de faire pression sur l’un des participants à son enquête, le CA de la fondation décidera de se séparer de lui. Si les médias l’ont parfois dépeinte en initiatrice d’une vague #MeToo dans la Silicon Valley, elle insiste surtout sur sa volonté de soutenir les femmes qui rejoignent un club réservé jusqu’ici aux hommes. À la fin de l’année dernière, quand Halouia a levé 27 millions de dollars supplémentaires pour Loyal, « la moitié des nouveaux investisseurs étaient des femmes », se réjouit-elle.
[1]. « Mais il faut d’abord qu’ils reçoivent l’approbation de la FDA », précise-t-elle, la Food and Drug Administration sans laquelle un produit ne peut être considéré comme un médicament outre-Atlantique[1].
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