Une Vedette de Paris devant la Tour Eiffel

Comment tuer le tourisme pour mieux faire renaître le voyage

© Vedettes de Paris

Marie Bozzoni pensait rencontrer des pairs chefs d'entreprise, et elle s'est pris une « claque » climatique. Pour la directrice des Vedettes de Paris, opérateur de croisières sur la Seine, la Convention des Entreprises pour le Climat a tout changé. Récit d'une transformation.

« Moitié touriste, moitié opportuniste ! » Elle le dit dans un grand éclat de rire : Marie Bozzoni a débarqué à la Convention des Entreprises pour le Climat (CEC), sans rien en attendre – à part un peu de networking, toujours utile lorsqu’on dirige une entreprise. Et des décideurs, Marie allait forcément en rencontrer à la CEC, cette communauté engagée qui organise des parcours de prise de conscience et de transformation à destination du monde économique, « afin de rendre irrésistible la bascule d’une économie extractive vers une économie régénérative ».

À la tête des Vedettes de Paris, qui opère des croisières promenade sur la Seine, Marie déroulait ses programmes d’investissements, tout en manœuvrant la sortie de Covid : nouvelles infrastructures pour sa flotte de cinq bateaux, reformulation de son offre (guides conférenciers, croisières musicales, boutique, restauration, etc.), développement de son activité évènementielle, etc. Business as usual ou presque, même si la directrice générale de cette entreprise familiale de 90 collaborateurs s’interrogeait in petto sur le sens de son activité, dans un secteur souvent pointé du doigt pour son impact sur le climat et la biodiversité.

Mais l’urgence climatique, dont l’ampleur la saisit à la CEC avec une violence inédite ( « je suis passée par toutes les étapes de la courbe du deuil » ), bouscule ses plans. Elle se lance alors dans l’électrification de sa flotte avec toute son énergie, repense ses modes d’exploitation, interroge le culte de la croissance et la possibilité d’un nouveau tourisme.

Transformer radicalement une entreprise présuppose-t-il de commencer le chantier par soi-même ? On pourrait bien le penser, en écoutant cette femme d’action qui ne laisse ni le doute, ni l’éco-anxiété – qu’elle avoue sans fausse pudeur – se dresser en travers de sa route.

Comment la question écologique et environnementale s’est-elle invitée dans la gestion de votre entreprise ?

M.B. : J'y étais sensible : je n’aime pas le gaspillage par caractère, j’aime les moments passés en nature, etc. Mais cela n’allait pas plus loin. Ma conscience environnementale n’était pas formée.

Nous avions déjà mené quelques études pour verdir notre flotte, mais ce n’était pas une priorité pour moi : nous étions en train de revoir notre offre, mener à bien ce programme d’investissement sur nos infrastructures, nous sortions du Covid avec un sacré niveau de dette, etc. Tout ceci m’apparaissait comme une contrainte. Et puis, en septembre 2021, je me suis retrouvée dans la Convention des Entreprises pour le Climat (CEC). Et de contrainte, c'est apparu comme une nécessité et une évidence.

Comment vous retrouvez-vous à la CEC, justement ?

M.B. : Il y a eu un alignement des planètes. Quelqu'un de mon réseau m'appelle et me dit : « Il y a ça qui est en train de se monter. J'ai tout de suite pensé à toi pour y participer. » C'était en avril 2021, nous étions toujours en Covid, toujours fermés. C’était aussi un moment où je n’avais pas de nouveaux projets pour Vedettes de Paris – sauf celui de sortir du Covid, ce qui n’est déjà pas mal ! Mais les nouvelles infrastructures d'accueil étaient là, notre offre revue. Alors, j’y suis allée par curiosité, avec cette disponibilité d’esprit, pour échanger avec d’autres dirigeants d’entreprises, avec des représentants du monde politique… Je me disais « Tiens, peut-être y trouverais-je des clients pour mon activité évènementielle ! » (rires).

Et je me prends une énorme claque.

Pourquoi ?

M.B. : On parle de réchauffement climatique, mais personne ne sait ce que ça veut dire. Moi-même, j’avais tendance à minimiser la situation… Deux degrés de plus à Paris ? On passera de 30 à 33 degrés, on s’adaptera. Les risques de crues ? Elles interviendront en basse saison. Bien sûr, je me rendais compte que mon entreprise participait à un tourisme moderne qui pourrait être plus écoresponsable. Mais encore une fois, tant qu’on n’a pas les ordres de grandeur, on ne peut pas comprendre la réalité de la situation.

Et soudain, j’ai compris. Que prendre deux degrés, cela voulait plutôt dire une quarantaine de jours à plus de 40 degrés à Paris. Et que mes clients préféreraient alors se réfugier dans un musée climatisé, plutôt que de faire une croisière sur la Seine. J’ai compris que le modèle des city breaks de 36 heures, avec des billets d'avion à prix bradés, qui a fait exploser la fréquentation touristique à Paris et dans d’autres villes, était en fin de vie.

J’ai compris qu’en plus des crues, nous pouvions aussi être confrontés au manque d’eau. La Seine n'est pas un fleuve navigable, il faut le savoir. On ne navigue à Paris que grâce aux bassins de rétention en amont. Pendant l'été, des lâchers d'eau permettent d’assurer un niveau d'eau suffisant pour naviguer sur la Seine. L’été dernier, le niveau était très bas. Et le Rhin, par certains endroits, n’est plus navigable. Voyez aujourd’hui la situation de sécheresse à Barcelone, où l’on se demande s’il faut restreindre les arrivées touristiques pour réserver l’eau aux locaux. Ce n'est pas une fiction, cela peut arriver.

En moins de 24 heures, je comprends tout cela. Et tous les participants de la Convention, même les plus informés, prennent conscience de l’urgence à agir dès maintenant, sans attendre 2050, ou même 2030.

Vous êtes KO. Et puis, vous vous relevez et vous vous mettez en mouvement ?

M.B. : L’un des principes de la CEC, c’est le « Tête-Cœur-Corps » (Ndlr : une approche méthodologique pour agir sur les trois dimensions de l’être, le mental, le mouvement, l’émotionnel) : on ressent quelque chose, on l'analyse et après, on se met en mouvement.

La première question que je me suis posée, c’est : « Ai-je encore le droit d’exister ? » mais il est impossible d’y répondre. Alors, on cherche autre chose. J’ai repris notre premier projet d’électrification des bateaux. Nous ne savons pas combien ça va coûter, nous ne savons pas si ça a déjà été fait. Nous ne connaissons pas la réglementation applicable. Nous ne savons même pas encore comment le financer. J’ai dit : Go !

Il a fallu 6 mois d’études complémentaires, un appel d’offres batteries et moteurs, un appel d’offres pour la partie chantier naval pour améliorer l’hydrodynamique de la coque, des dossiers pour obtenir des subventions, négocier avec les banques, etc. Le rétrofit (Ndlr : remplacement d'un moteur thermique par un moteur électrique) d’un bateau coûte 2 millions d’euros, les bornes de recharge 200 000 euros, le câblage entre la borne et le transformateur 600 000 euros, la consolidation du ponton qui reçoit la borne, 150 000 euros… Bpifrance a été d’une grande aide dans cette recherche de financements.

À ma connaissance, ce type de chantier rétrofit est une première mondiale, en termes d’activité et de puissance embarquée. On parle de 70 batteries de 140 kilos chacune, en plus du moteur. Cela nous demande de revoir toutes nos procédures de sécurité, ainsi que nos modes d’exploitation. Avec un plein d’essence, mes bateaux ont une semaine d’autonomie. Demain, avec un plein d’électricité, ils auront une autonomie de 4 heures. Nous avons un départ toutes les heures et demie, de 10 heures à 2 heures du matin.

Le premier bateau va sortir en juin. Et si tout se passe bien, ma flotte sera entièrement électrifiée d’ici 2025.

Quelle est votre vision pour un tourisme plus responsable ?

M.B. : Électrifier mes bateaux n’a pas suffi à répondre à toutes mes interrogations. D’une certaine manière, c’est aussi aller prendre des terres rares à l’autre bout de la terre pour faire faire des ronds dans l’eau à des gens. J’en reviens à la question que je m’étais posée à la CEC : « Ai-je le droit d’exister ? »

En revanche, ce que je sais, c’est que du pied de la Tour Eiffel, nous avons cette chance de parler au monde entier. Et notre mission, c’est de leur donner envie de vivre dans un monde décarboné, en harmonie avec la nature et le vivant – même en plein cœur de Paris. Nous voulons que les gens comprennent la valeur d’un fleuve en bonne santé. Si la Seine n'était plus en bonne santé, notre système de santé tomberait, l’immobilier chuterait, etc. C’est un premier axe de sensibilisation auprès de notre public.

Et le deuxième axe, c'est comment tuer le tourisme pour mieux faire renaître le voyage. Le voyage commence dès que l’on quitte sa maison et que l’on va à la découverte de nouveaux paysages, de nouvelles cultures. L’impératif est climatique, mais aussi humain. Le tourisme de masse, où les gens sont transportés comme du bétail pour vivre des expériences globalisées à l’autre bout du monde, n’a strictement aucun sens.

Dans une interview récente à Tour Mag, vous jugez le succès des croisières sur la Seine, depuis la fin du Covid, « presque excessif » . Faites-vous partie de ceux qui commencent à interroger ouvertement le paradigme de la croissance à tout va ?

M.B. : Je suis diplômée d'école de commerce, d’une culture qui valorise les chiffres, les tableurs Excel, etc. Plus je faisais de passagers, plus j’étais contente. Et puis l’année dernière, par contrainte, j’ai dû faire moins de départs, donc moins de passagers – et je n’étais même pas revenue au niveau de 2019. Avec moins de chiffre d’affaires, j’ai fait le même résultat qu’en 2019. Bien sûr, il faut vendre pour avoir des recettes. Mais la course aux volumes n'est pas forcément la clé du business. Parfois même, ça peut même être le contraire, voyez le cas de la vente à perte.

D’un côté, cette fréquentation maîtrisée me convient très bien et pourtant, quand je vois les bateaux d’autres compagnies où il y a beaucoup de monde, je m’interroge : ai-je fait le bon choix ? Sortir de ces mécanismes acquis n’est pas simple.

Avez-vous gardé des contacts avec les participants de la CEC ?

M.B. : On échange, encore et toujours. On se soutient. Et en parallèle de mon travail, j'œuvre au déploiement d’une CEC en Nouvelle Aquitaine. L’action aide à contenir l’anxiété et parfois même, une forme de schizophrénie au quotidien : je suis heureuse de voir le soleil pour mes passagers et je suis contente qu’il pleuve pour la planète.

Quand j’étais au collège, on nous avait lu un texte de Raoul Follereau (ndlr : philanthrope, créateur de la Fondation Raoul-Follereau), dont l’une des phrases m’est marquée : « La pire des choses qui puisse vous arriver est que votre vie ne sert à rien. » Bien sûr, avec mon entreprise, je crée des emplois. Mais avec cette cause, je m’engage pour notre intérêt à tous.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.
commentaires

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  1. Avatar Ghislain Lefebvre, Rouen dit :

    Bravo Marie Bozzoni, votre analyse sur notre consommation touristique est juste, et la prise de décision, qui vient du cœur, courageuse pour marquer les prises de conscience. Un bon investissement pour la Seine et Paris.

  2. Avatar Cedrick dit :

    Bravo !

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