La transformation écologique est un défi que les entreprises peuvent relever, pourvu qu'elles évitent quelques erreurs. Décryptage avec Caroline Neyron, directrice générale d’Impact France.
Bilan carbone par-ci, bilan carbone par-là : les entreprises savent désormais que le bilan est la première étape du changement. Mais que faut-il mesurer ? Avec qui ? Quels objectifs de transformation se fixer et comment ? Caroline Neyron, directrice générale du Mouvement Impact France qui regroupe et représente des dirigeants et entrepreneurs de la transition, accompagne depuis sept ans les entreprises dans la réalisation de leur diagnostic. L’objectif : leur éviter des erreurs qui pourraient leur coûter cher. Elle nous livre les secrets d’un diagnostic efficace, pour une transition ambitieuse et réaliste. Interview.
Le bilan carbone suffit-il à faire un bon diagnostic ?
Caroline Neyron : Le bilan carbone est un outil essentiel dont une entreprise ne peut pas se passer si elle veut analyser ses externalités négatives, c’est-à-dire les effets néfastes que son activité a sur l’environnement et la société. Il faut qu’il soit complet, c’est-à-dire qu’il inclue non seulement le scope 1 (émissions directes) mais aussi les scopes 2 et 3 (émissions indirectes). Mais cela ne suffit pas : il y a des choses que le bilan carbone ne mesure pas, c’est pour cela qu’Impact France propose un « Impact Score » plus global.
En matière environnementale, il faut aussi inclure la gestion des déchets, l’impact sur la biodiversité, l’utilisation des ressources naturelles hors ressources carbonées (l’eau, par exemple), le niveau d’artificialisation des sols nécessaire à l’activité de l’entreprise… L’Office Français de la Biodiversité, avec lequel nous travaillons, est en train de créer une matrice de quelques indicateurs clés sur la biodiversité pour compléter le bilan carbone. Sur ce sujet, les choses changent vite : il y a trois ans, les entreprises faisaient uniquement un bilan carbone ; aujourd’hui, elles sont plus affûtées quant à leur impact sur la biodiversité.
Mais ce que les entreprises oublient encore trop souvent, c’est l’impact social, c’est-à-dire leurs niveaux d’inclusion et de diversité. À la faveur des débats sur la réforme des retraites, nous entendons beaucoup parler de l’index senior qui mesure le taux d’inclusion des plus de 65 ans au sein d’une entreprise. On parle aussi de l’égalité femme-homme en entreprise, mais l’inclusion va bien au-delà de ces deux enjeux ! Il faut aussi mesurer la diversité de parcours et d’origine, la proportion de personnes handicapées, de personnes éloignées de l'emploi au moment de l'embauche… et ce à tous les niveaux de l’entreprise. L’entreprise est-elle équilibrée par rapport à la population française ? Si elle ne l’est pas, elle est potentiellement dans une situation d’injustice, ce qui est une externalité négative.
La mesure de ces élements doit être très chronophage.
C. N. : Pas du tout ! Faire un bilan d’impact, pour une entreprise, cela prend environ une heure. On n’a pas besoin de faire un bilan complètement exhaustif ; il faut se concentrer sur quelques indicateurs clés. Par ailleurs, la plupart des chiffres clés sont déjà mesurés par les entreprises. Il suffit de choisir les bons chiffres pour les regrouper et avoir une vue d’ensemble. C’est ce que nous proposons avec notre « Impact Score ».
Une fois ce bilan réalisé, qu'en fait-on ?
C. N. : Le bilan permet à l’entreprise de se positionner, à la fois par rapport aux autres entreprises mais aussi par rapport à ses propres objectifs. À partir de ce premier bilan, elle peut se fixer sur ce qui est faisable ou non et en combien de temps. Un bilan clair, chiffré et ciblé permet de viser d’être non pas une entreprise parfaite, mais l’entreprise la plus juste possible. Mais il faut garder à l’esprit que l’entreprise parfaite n’existe pas puisqu’une entreprise a, de fait, un impact négatif sur l’environnement : le simple fait de prendre sa voiture pour aller au travail crée une externalité négative en émettant du CO2 !
Le bilan donne souvent lieu à des surprises. Par exemple, certaines entreprises bio et commerce équitable qui mettent la sauvegarde de l’environnement au cœur de leur identité, s'aperçoivent en calculant leur Impact Score avec nous qu’elles sont très, très loin du compte en matière d’empreinte carbone. De la même façon, certaines entreprises très impliquées dans la réduction de leur empreinte environnementale constatent en faisant leur Impact Score qu'elles sont à côté de la plaque sur les enjeux sociaux ! Cela leur permet de redéfinir leurs priorités.
Pour autant, les entreprises avec lesquelles nous travaillons ne décident pas de tout rééquilibrer en un an. Elles se fixent un cap pour l'année, qu'elles feront évoluer. Il faut définir ses priorités plutôt que de vouloir tout changer et de gaspiller son énergie. C’est seulement ainsi qu’une entreprise peut avancer : en se fixant quelques caps précis et progressifs plutôt qu’en cherchant à jouer sur tous les tableaux d’un seul coup.
Vous expliquez qu’il y a deux voies de transformation d’une entreprise, et qu’il faut être au clair avec celle que l’on vise...
C. N. : Il y a effectivement deux types de transformation, l’une plus profonde que l’autre. Soit l’entreprise choisit de réduire ses externalités négatives au maximum sans pour autant changer son modèle, soit elle va au-delà et choisit de redéfinir son modèle économique en vue d’être une entreprise à impact positif : c’est ce qu’on appelle une entreprise régénérative. Par exemple, un fabriquant de meubles qui décide de réactiver des filières durables pour ses matériaux, à moins de 300 kilomètres de l’entreprise, est dans une démarche d'entreprise régénérative. L'entreprise choisit d’inscrire dans son cœur d’activité le fait d’avoir un impact positif. Elle marche sur deux jambes : la recherche de performance écologique et sociale d’un côté, et la recherche de performance économique de l’autre.
Certaines entreprises vont même jusqu’à décider que l’objectif premier est celui de la performance écologique et sociale, et que la performance économique n’est qu’un moyen de financement. C’est le cas de Phenix, une entreprise créée pour répondre aux problématiques de gaspillage alimentaire. Cela ne veut pas dire pour autant que la performance économique ne compte pas, loin de là, puisque plus l’entreprise performera économiquement, plus elle aura d’impact positif.
Peut-on viser de devenir une entreprise régénérative quand on a toujours été une entreprise "traditionnelle" ?
C. N. : Les entreprises qui existaient avant de se poser la question de leur impact écologique et social et qui sont dans un mouvement de transformation choisissent souvent d’intégrer les objectifs écologiques et sociaux à côté de leur performance économique. C'est ambitieux, mais possible. Des marques cosmétiques comme Yves Rocher et L’Occitane le font en réorientant leur stratégie sur la régénération de la biodiversité et la réactivation des circuits courts. C’est tout le modèle qui change, et cela pose beaucoup de questions. Comment puis-je diviser par deux le nombre de nouveaux produits par an pour éviter d’encourager la surconsommation et le micropackaging et passer à une production moins intensive ? Comment utiliser des substances moins chimiques ? Si j’exporte mais que je veux passer en circuit court, comment créer des usines dans d’autres pays ? Cela suppose également de réorganiser ses magasins, de décider que demain, les magasins auront moins pour objet de vendre un maximum de produits (avec toute l’organisation qui en découle, par exemple le placement de produits à la caisse pour encourager l’achat impulsif) que de proposer des services, en passant de l’économie de la productivité à l’économie de la fonctionnalité. Ce sont des questions que Fnac et Darty se posent également en matière de réparabilité et de lutte contre l’obsolescence des produits : ces enseignes se mettent à proposer des services de réparation plutôt que de vendre du neuf à tour de bras.
Devenir une entreprise régénérative, c’est donc aller beaucoup plus loin que de réduire son impact négatif en remplaçant une flotte de véhicules à essence par les mêmes en électrique, ou en proposant des vélos de fonction.
Pourquoi choisir de devenir une entreprise à impact positif ?
C. N. : Toutes ces entreprises changent de business model non seulement par conviction, mais aussi parce qu’elles comprennent que c’est la seule issue si elles veulent durer. Un cas extrême est celui des promoteurs immobiliers. Parmi ceux qui travaillent chez nous, plusieurs nous disent que préparer l’avenir, c’est préparer leur disparition. Le métier de promoteur immobilier est voué à disparaître parce qu’il va falloir arrêter de construire du neuf et plutôt réutiliser ce qui existe… Pour ces promoteurs immobiliers très engagés, c’est une question de survie. Ils réinventent leur métier pour la simple et bonne raison que demain, s’ils ne se sont pas réinventés, leur entreprise ne vaudra plus rien.
Les entreprises qui choisissent de devenir des entreprises régénératives peuvent cibler leur impact positif. Pour définir le type d’impact positif qu’on souhaite avoir, il suffit de lire les 17 Objectifs de Développement Durable définis par l’ONU et de tirer les fils. Par exemple, si l’on veut avoir un impact positif sur la problématique de l’alimentation, il faut travailler sur la réduction du gaspillage alimentaire, de l’agriculture saine et équitable. Si on tire le fil de l’accès à l’eau, on passe sur la préservation des ressources naturelles. C'est une grille toute simple mais très utile.
Un dernier conseil pour une entreprise qui veut partir du bon pied dans la transition ?
C. N. : La transformation ne peut se faire que si elle est le résultat d'une décision collective de toutes les parties prenantes : salariés, fournisseurs, clients, partenaires… Pour cela, il y a trois conditions essentielles.
La première est de ne pas déconnecter l’environnemental et le social. Les questions environnementales sont sources de questionnements parfois difficiles pour une entreprise. Chacune des parties prenantes en sera affectée. Il est donc essentiel d’y réfléchir ensemble, sans quoi l’entreprise sera confrontée à un problème d’acceptabilité.
La deuxième condition, c’est le partage de la valeur et du pouvoir. Si on décide de transformer son entreprise mais qu’aucune part des bénéfices n’est réinvestie dans l’évolution des compétences ou dans le partage avec les salariés, et que les objectifs poursuivis sont en réalité des objectifs financiers de court terme, l’entreprise ne suivra pas. La MAIF l’a bien compris : elle a créé un dividende écologique pour qu’une partie des bénéfices soit réinvestie dans la transformation de l’entreprise. Cela implique aussi d’ouvrir la gouvernance : si la gouvernance de l’entreprise ne comprend que des acteurs financiers, il est peu probable que l’entreprise aille au bout de sa transformation.
Le dernier axe, tout aussi important, est celui de la transparence. C’est la raison pour laquelle nous avons créé des matrices simples pour identifier les enjeux de chaque entreprise et fixer des objectifs. Il ne sert à rien de crier sur tous les toits qu’on va devenir une entreprise à impact alors qu’on a réellement pour objectif de réduire de 1% ses émissions de CO2. Il n’y a aucun problème à avoir des objectifs modestes au départ ; chaque entreprise par d’un point différent et aucune n’est parfaite. Ce qui compte en revanche, c’est d’aligner ce qu’on dit et ce qu’on fait, et d’avoir le courage de dire ce qu’on n’arrivera pas à faire. C’est ce que fait très bien la marque Veja. Plutôt que de survendre des efforts qu’on ne fera pas, au risque de se faire accuser de greenwashing, être transparent permet d’embarquer tout le monde à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise. Les consommateurs et investisseurs attendent, eux aussi, de la transparence sur le sujet.
POUR EN SAVOIR PLUS : Pour découvrir le Mouvement Impact France et rejoindre une communauté d'entrepreneurs et de dirigeants de la transition, inscrivez-vous ici.
Participer à la conversation