Polarisation, désaffiliation, désaffection, rejet... Les Français sont-ils désengagés de la vie politique ? Blanche Leridon nous éclaire sur une réalité plus complexe qu'elle n'y paraît.
La perception du jeu démocratique et la confiance envers les élus se sont dégradées. Cette réalité traduit-elle pour autant le désengagement des Français ? Partis politiques et syndicats seraient-ils en déclin ? Dans une tribune parue le 1er mai dans le journal Libération, Blanche Leridon, directrice éditoriale de l'Institut Montaigne, spécialiste des questions démocratiques et institutionnelles, en appelait à rompre avec le discours décliniste sur l'avenir des syndicats et partis politiques. L'occasion de faire le point avec elle sur l'engagement des Français. Comment s'incarnent les nouvelles formes d'engagement, et que disent-elles de nous ?
Déclinisme et nostalgie alimentent de nombreux discours concernant les syndicats et les partis politiques. Qu'en est-il de la réalité ?
Blanche Leridon : La réforme des retraites et les mobilisations qui l'ont accompagnée ont montré un regain d'intérêt à l'égard des syndicats, après plusieurs périodes de désaffection dont j'explique les tenants dans ma note « Corps intermédiaires : accords perdus de la démocratie ? ». La CFDT revendique, plus de 35 000 nouveaux adhérents depuis janvier et FO plus de 10 000, la CFTC plus de 6 000. Si on combine l'effet mobilisation contre la réforme des retraites et les changements de gouvernance à la tête de la CFTD et de la CGT incarnés par une nouvelle génération, qui plus est de femmes, il y a peut-être une ouverture pour une réadhésion plus durable. S'il peut sembler plus compliqué d'être optimiste concernant les partis politiques, on observe aussi en période électorale un regain d'intérêt à leur égard. Ces deux éléments doivent nous inciter à relativiser l'idée d'une désaffection.
Comment définiriez-vous l'engagement aujourd'hui ?
B. L. : Notre enquête sur les jeunes parue en 2022 « Une jeunesse plurielle » interrogeait précisément les nouvelles formes d'engagement et le rapport au politique. Il n'y a pas de désengagement massif de la jeunesse. Autre constat : Il n'y a pas de clivage générationnel fort, ni sur la question de l'engagement climatique, ni sur d'autres questions comme la lutte contre le racisme et les inégalités. Ce sont les modalités d'engagement qui changent. L'enquête a révélé une désaffiliation très forte des jeunes Français envers la politique. On constate une désaffection à l'égard de la façon dont la politique est appréhendée et incarnée C'est l'offre actuelle, aussi bien dans sa représentation que dans ses conditions d'exercice, qui génère cette défiance et non la politique en général. L'attachement au vote et à la démocratie reste important, notamment chez les nouvelles générations. Une enquête du Cevipof, montrait qu’en termes de confiance les partis politiques arrivent bons derniers, pas très loin de la presse d’ailleurs, derrière les grandes entreprises, les associations, et les syndicats.
Les jeunes sont très mobilisés autour du climat, et pourtant les Verts (EELV) n'arrivent pas à fédérer. Comment l'expliquer ?
B. L. : Le cas d’EELV est vraiment symptomatique de la désaffiliation politique chez les jeunes. Bien que l’écologie soit une préoccupation reconnue comme majeure par les 18-24 ans, à peine 11 % des jeunes interrogés se déclaraient proches de ce parti. En l'occurrence, cette prise de distance à l'égard du positionnement politique est beaucoup plus marquée chez les jeunes que dans la génération de leurs parents ou celle des baby-boomers. Là encore, il faut se garder de surinterpréter. Il y a deux façons d'expliquer ce type de phénomène : " l'effet âge ", qui est très prégnant sur l'engagement politique et " l'effet génération ". Dans son livre La politique au fil de l’âge, Anne Muxel, Directrice de recherches en sociologie et en science politique au CNRS, parle de période de " moratoire civique ". Selon elle, le vote des jeunes entre 22 et 30 ans se caractérise par un retrait un peu plus marqué de la décision électorale. Les préférences seraient en cours de formation. Concrètement, même si on a des causes qui nous sont chères, on n'arrive pas encore précisément à voir la façon dont elles peuvent s'incarner dans une offre politique donnée.
Comment s'incarnent les nouvelles formes d'engagement ?
B. L. : Elles sont plus ponctuelles et individuelles. Je fais très attention à dire individuelles et pas individualistes. Parce que le procès en individualisme qui est fait à la jeune génération est a priori erroné. Toutes nos enquêtes montrent que ce n'est pas aussi simple et caricatural. Il y a une vraie demande d'engagement. Mais il se joue à un niveau plus individuel que collectif : signer une pétition, faire un don pour une association, boycotter une marque ou une entreprise plutôt que de s'inscrire dans les grands mouvements comme les manifestations, l'adhésion à un syndicat ou à un parti politique. Il est important de préciser que ces nouvelles façons de s’engager ne viennent pas nécessairement concurrencer l'engagement traditionnel, politique ou syndical. Elles se positionnent sur de nouveaux segments, de nouveaux créneaux. Là où on considère que le politique a échoué parfois ou que ce n'est pas son rôle. Il ne faut pas non plus être trop pessimiste sur ce que peuvent les réseaux sociaux en matière d'engagement et de discours politique. Ils peuvent aussi être de bons relais.
Comment expliquez-vous la montée d'une forme de « radicalité » ? Ce sentiment d’incompréhension qui induit colère et rejet ?
B. L. : Il y a toujours eu de la radicalité en politique. Et même si on constate une tendance à une forme de radicalisation sur les questions environnementales notamment, elle est assumée. Il est important de revenir à la définition qu'en donnent les collectifs qui se revendiquent eux-mêmes de cette radicalité : aller à la racine du problème et proposer un changement à 360 ° pour appréhender un sujet. Néanmoins, pour beaucoup, il y a toujours la ligne rouge du refus de la violence, surtout à l'égard des personnes. Ils défendent des actions ciblées et coup de poing, mais sans sombrer dans la violence.
Vous ne voyez pas monter une polarisation dans les débats ?
B. L. : Le dernier baromètre sur la liberté de la presse de RSF (Reporter Sans frontières) décrit bien la polarisation en cours. Selon RSF, les sociétés démocratiques se divisent en raison de la hausse des médias d’opinion (la « Fox News-isation » des médias) et l’étendue des circuits de désinformation, amplifiés par la façon dont fonctionnent les réseaux sociaux. Il souligne l'existence d'un système médiatique qui alimente la polarisation des sociétés et qui est in fine récupéré par le politique, forcé de s’adapter à ce nouvel écosystème informationnel et communicationnel dont il est dépendant, parce qu'il n'a pas su s'en saisir au bon moment et de la bonne façon.
Mais comment faire pour (dé)polariser ?
B. L. : Il n'y a pas de solution magique, malheureusement. Il y a un travail important à faire en matière de régulation et d’éducation aux médias. Sur le discours politique en lui-même, on constate que les partis politiques ont complètement délaissé leur fonction de réflexion programmatique et idéologique. Pour le dire de façon un peu schématique, les partis politiques sont devenus des machines à faire élire. Tout leur fonctionnement interne est organisé autour des échéances électorales. Est-ce qu’il faut que les partis réinvestissent ces dimensions-là ? Assurément. Est-ce qu’ils le peuvent ? Pas nécessairement. Est-ce qu'il faut le sous-traiter à d'autres organismes ? Peut-être.
Je m'intéresse beaucoup aux liens entre les fondations allemandes et les partis politiques. Elles ont cette fonction de nourrir les partis politiques (idées, projets, réformes...). Si les partis politiques français réussissaient à réinvestir le terrain des idées, on ferait une avancée. Mais je ne suis pas convaincue que ça les rendrait plus audible. Il est nécessaire, en amont, de régler la question de la polarisation qui est très liée à la régulation des médias. Mais il faut réfléchir au niveau européen. Tout ça se joue à un niveau qui nous dépasse. On le voit avec les ingérences étrangères. On ne peut absolument pas se cantonner à une vision en vase clos. C’est un chantier qu’il faut mettre en route rapidement, notamment avec l’arrivée de l’IA qui va accentuer et accélérer ce phénomène.
Avec les dernières mobilisations contre la réforme des retraites, la figure de Laurent Berger s’est détachée. Quelles leçons doit-on en tirer ?
B. L. : Laurent Berger incarne à la fois une forme de modération et une ouverture au dialogue qui est très liée à la culture syndicaliste et à l’ADN de la CFDT. Cette forme de modération tranche avec un certain nombre de discours que certains ont pu juger trop extrêmes. Et puis, surtout, je crois qu'il y a deux autres éléments clés : l’action et l’engagement au quotidien qui sont visibles sur le terrain (manifestations, accords d’entreprises à l'action, défenses des travailleurs… ). L’accord national interprofessionnel qui a été signé au mois de février sur le partage de la valeur qui doit être transposé dans la loi est une vraie réussite et démontre ce que le syndicalisme permet de faire dans le cadre d'un dialogue constructif. Il a aussi eu un langage de sincérité sans sombrer dans l'outrance. Ce type de discours suscite de l'adhésion. Aujourd'hui, on est face à un paradoxe qui présupposerait que la modération ou le consensus (souvent qualifié de "mou") ne seraient pas « attrayants ». Laurent Berger semble avoir prouvé le contraire.
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