Malgré des ventes en baisse, les résultats des grands groupes automobiles atteignent des records. Mais la bascule à l'électrique ne se fait pas sans peine, tandis que la Chine affûte ses armes. Et si c'était le moment de revoir la définition même de l'automobile ?
Cela peut sembler contre-intuitif pour une industrie qui, non contente d'essuyer les crises depuis le Covid, est avec l'électrique à la veille d'une mutation historique : en ce moment, ça ne roule pas trop mal pour les grands acteurs de l’automobile. D’après le cabinet de conseil EY, les 16 plus grands groupes ont enregistré en 2022 des performances records, avec un chiffre d'affaires et un bénéfice d’exploitation respectivement en hausse de 18 % et 16 %. Le marché s’est caractérisé par une forte demande, surtout sur le créneau haut de gamme, et une offre contrainte par les difficultés d’approvisionnement, notamment en matière de semi-conducteurs.
Et pourtant, les ventes sont en baisse, un retrait de 3 % environ, soit 1,7 million de véhicules en moins vs 2021. Le marché de rareté a permis aux constructeurs de faire jouer à plein leur « pricing power », c’est-à-dire leur capacité à augmenter les prix sans que cela n’affecte la demande – ce qui explique leurs excellents ratios de profits sur cet exercice. Les observateurs sont donc attentifs à l’évolution de la conjoncture, notamment au moment où la filière est entièrement tournée vers 2035… C’est en effet à cette date que l’Europe prévoit d’en finir avec le moteur thermique, obligeant ainsi les constructeurs à se réorganiser autour du seul paradigme électrique.
Bras de fer avec la Commission européenne
À moins que… ? Début mars 2023, à la surprise générale, l’Allemagne refusait d’entériner ce texte clé du plan climat et entamait, rejointe par d’autres pays, un bras de fer avec la Commission européenne. Objectif ? Autoriser les moteurs thermiques à rouler après 2035, à la condition qu’ils utilisent des carburants synthétiques. Les carburants de synthèse ou « e-fuels » – différents des biocarburants fabriqués à partir de la biomasse – sont des carburants sans pétrole, fabriqués à partir d’hydrogène décarboné et de CO₂ capté dans l’atmosphère. Cela leur permet de revendiquer un bilan carbone « neutre » à la production (hors transports). Mais les e-fuels sont loin d’être accessibles à tous les réservoirs : l’ONG T&E projette le plein de 20 litres à 56 euros en 2030, soit 2,80 euros le litre. Et si les émissions sont réduites à sa fabrication, des polluants tels que l’ammoniac ou le monoxyde de carbone sont bel et bien émis à l’échappement, toujours selon T&E.
Le compromis arraché par Berlin à la fin du mois de mars aura-t-il un impact sur l’électrification de la filière ? Probablement pas, car les constructeurs ont déjà investi des milliards d’euros en ce sens – quand bien même ce fut à marche forcée. Interrogé par TF1, Carlos Tavares, le patron de Stellantis, avait ainsi reproché à l’Union européenne la « décision dogmatique d’imposer la technologie électrique », tout en assurant « être lancé à toute vitesse sur l’électrification ». L’e-fuel, et plus largement les technologies hydrogène, constitue toutefois une piste alternative dans les domaines maritime et aérien, ou pour les voitures de sport, de luxe ou de compétition. Porsche développe ainsi son e-fuel, avec une usine-pilote au Chili (pays très dynamique en matière d’énergies renouvelables) – ce qui ne l’empêche pas de prévoir 80% de sa gamme en électrique d’ici 2030.
Mais l’agacement est perceptible chez les industriels qui avaient longtemps milité pour que la décarbonation ne se fasse pas au profit d’une seule solution technologique. Quand l’Allemagne militait en faveur des e-carburants, la France poussait par exemple pour l’hybride rechargeable. Pour Luca de Meo, directeur général de Renault et président de l’Association des constructeurs européens d'automobiles (ACEA), « la transformation fondamentale de l'industrie automobile européenne nécessite une sécurité de planification », tandis que Luc Chatel, président de la Plateforme automobile réclame « un cap, une direction claire » pour l’industrie.
7 milliards d’euros par an de manque à gagner
Il faut dire que les enjeux économiques et sociaux sont massifs. Le secteur automobile emploie près de 13 millions de personnes en Europe, dont 2,6 millions d’emplois directs. La Commission européenne estime à 800 000 le nombre de travailleurs à former et à reconvertir dans la filière. Les industriels devront aussi sécuriser leurs approvisionnements en lithium et autres ressources rares, faire émerger des gigafactories en Europe, mailler les territoires en points de recharge, etc. Le tout, dans un contexte où la concurrence chinoise affûte ses armes avec « (…) des prix tout à fait compétitifs et de très bonnes voitures » selon Linda Jackson, directrice générale de Peugeot (Stellantis) lors du forum Future of the Car.
Selon le rapport The Chinese challenge to the European automotive industry d’Allianz Trade, les constructeurs européens pourraient essuyer un manque à gagner de 7 milliards d’euros par an d’ici 2030, si les décideurs politiques ne prennent pas des mesures adaptées, sous l’effet double de l’arrivée de cette offre en Europe – mais aussi de la baisse de leurs propres ventes en Chine. D’ailleurs, certains comme Ford annoncent réduire la voilure dans le pays, face à l’avance des concurrents locaux comme BYD ou Li Auto. En tout cas, les discussions sur l’avenir de la filière se font au plus haut niveau : récemment reçu par Emmanuel Macron, puis Bruno Le Maire avant de participer au sommet Choose France, Elon Musk s’est dit « confiant que Tesla fera des investissements significatifs en France » – sans davantage de détails. Le Financial Times rapporte d’ailleurs que le milliardaire évoquait avec enthousiasme l’idée, lors d’un live audio Twitter Spaces, que Dojo, le super ordinateur de Tesla, puisse ouvrir son infrastructure à d’autres entreprises – comme Amazon le fait avec le cloud AWS. Musk – dont on peine à suivre la position sur l’IA – vient d’ailleurs de créer X.AI, une nouvelle startup d’intelligence artificielle générative.
Tesla ou Véloto ?
En France, le bonus écologique de 5 000 euros accordé à l’achat d’un véhicule électrique (VE) tiendra désormais compte de l’empreinte carbone nécessaire à sa production. Car à quoi bon rouler en électrique, si c’est avec une MG4 ou une Tesla Model 3 assemblées en Chine, un pays dont le mix énergétique est ultra-carboné ? La mesure, annoncée par Emmanuel Macron dans le cadre de son plan industrie verte, devrait favoriser mécaniquement la production française et européenne – même si Renault fabrique sa Dacia Spring (Renault), VE la plus vendue en France en avril 2023, à Shiyan, dans la province du Hubei.
À partir de 20 800 euros, la Spring est aussi l’une des moins chères sur un marché où l’accessibilité économique entrave lourdement l’adoption des VE. Comme le rappelle le chercheur Jean Coldefy, « le revenu médian disponible des ménages est de 2 500 euros, alors qu’une Twingo électrique coûte 25 000 euros ». Le « leasing social », que lancera le gouvernement à l'automne, doit répondre à cette problématique. Le dispositif mettra en œuvre la promesse de campagne d’Emmanuel Macron visant à permettre aux ménages les plus modestes d’accéder à un VE pour 100 euros par mois. Pour Marie Chéron de T&E, interviewée par Libération et autrice d’une étude de faisabilité sur le sujet, l’État doit intervenir pour que l’industrie s’implique dans cette mesure, « très différente de la stratégie de marge qu’ils mènent depuis plusieurs années. »
Et si au lieu d’une Tesla, vous passiez au Véloto ? Cette voiture à pédales à assistance électrique, imaginée par un couple d’Averyronnais, est emblématique de la vogue des véhicules intermédiaires. Cette mini-mobilité, déjà popularisée par les trottinettes et autres vélos-cargos, pourrait continuer de se développer avec des versions à trois et quatre roues. S’il ne répond à aucune définition officielle, ce segment concerne généralement des engins électriques, de moins de 500 kg, capables d’accueillir une ou deux personnes, sobres, réparables et peu émetteurs sur tout leur cycle de vie.
L’essor des véhicules intermédiaires
Et de fait, il y a urgence à interroger le gabarit de nos voitures, dont la fatuité frise l’indécence au regard des enjeux de l’époque : les véhicules particuliers constituent plus de 15 % des émissions carbone de notre pays ; les SUV représentent 40 % des ventes de voitures neuves en France ; une voiture neuve pèse en moyenne 1 300 kilos, contre 800 kilos en 1960. Pour la Fabrique écologique et le Forum Vies Mobiles, qui rappellent ces chiffres à la fois absurdes et alarmants, organiser la réduction du poids des véhicules est une priorité. Une solution qui, en complément d’autres leviers et avec une nouvelle politique d’aménagement du territoire, peut constituer une pièce du complexe puzzle de la décarbonation de nos mobilités. Ils préconisent notamment un bonus / malus pour favoriser la substitution des voitures lourdes par ces versions allégées… Un écueil justement rencontré par la Citroën Ami qui est devenue la voiture des jeunes lycéens privilégiés, s’ajoutant donc à la flotte familiale.
Pour le cabinet McKinsey, cette « mini-mobility » pourrait constituer un marché de 100 milliards de dollars à horizon 2030, en Chine, en Europe et en Amérique du Nord. En France, plusieurs acteurs se positionnent, comme Kate qui vient de lever 7 millions d’euros pour financer le développement de sa K1, ou Midipile et son quadricycle électrique, tandis qu’une association AVELI – Acteurs des Véhicules Légers Intermédiaires – vient d’être créée afin de faire émerger la filière. Eux aussi devront faire avec la concurrence chinoise : voyez notamment la Panda Mini Little Yellow Duck, du chinois Geely (aussi propriétaire de Volvo Cars et Lotus Cars) qui a fait fureur au salon de l’auto de Shanghai, avec son look inspiré du dessin animé What The Duck et son prix de… 5 247,66 euros. Quant à l’espagnol SEAT, il vient carrément d’annoncer qu’il arrêtait la voiture (qui sera le domaine de sa marque Cupra) au salon de l’automobile de Barcelone… La filiale de Volkswagen compte désormais se concentrer sur « les nouvelles formes de mobilité dont les jeunes ont besoin, comme le partage, les abonnements et la micromobilité. »
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