
La nature, ils la préfèrent sur écran. Ils exècrent l'imprévu ou l'inconfort et aiment à retrouver des lieux familiers. Un goût fort peu compatible avec l'esthétique Instagram. Confessions.
Aujourd'hui, tout citadin aime à dire qu'il adore la randonnée, le bivouac et la vie au grand air. (Même ceux qui dans le fond n'apprécient pas tant que ça). En témoigne la prolifération de la mode gorpcore, le style de ceux qui se vêtissent pour aller au Monop comme pour partir faire le GR20, ou la multiplication des termes voyages et treks dans les CV et mini bios Tinder. Sur Instagram et TikTok, le #hiking (randonnée) affiche respectivement plus de 80 millions et 9 milliards de vues, tandis que le #travel (voyage) s'envole à 683 millions et 162 milliards. Un appétit qui ne cesse de grandir depuis la pandémie, entre soif de nature dépaysante, envie de rattraper le temps perdu, frénésie consommatrice, promesses et « incitations à se réaliser ». Récemment, une étude YouGov indiquait que depuis le Covid, les voyages sont devenus « plus importants » pour 54 % des urbains de moins de 35 ans à hauts revenus. Mais à contre-courant de la doxa et des clichés préfabriqués et ringards d'Instagram qui continuent pourtant de donner le ton, certains assument pleinement leur désamour des voyages.
« Cette injonction à voyager me fait royalement chier »
L'aversion d'Andrea* pour les voyages atteint son acmé au début des années 2000. Alors âgée d'une trentaine d'années, elle est régulièrement embarquée par des amis parisiens enthousiastes dont le sport favori consistait à rejoindre la destination la plus exotique possible pour faire la fête non stop. « Dès qu'un jour férié approchait, il fallait absolument dire que l'on partait quelque part et en faire le récit, cela te donnait l'air cool. À cette époque, j'essayais encore de me conformer, mais dans le fond, je n'ai jamais aimé ça. Dans l'ensemble, les voyages modernes, ça me semble de l’ordre de la performance néolibérale. On part loin, essentiellement pour consommer. Il y a bien une fable de "la rencontre authentique" qui bouscule, de l'accomplissement de soi et de l'aventure, qui doit évidemment se réaliser hors des sentiers battus, et rendre plus ouvert. Je ne vois pas en quoi parcourir un max de kilomètres peut te rendre plus tolérant, je ne vois pas le rapport. En plus, je suis introvertie, et parler à des inconnus est un cauchemar. » Elle hausse les épaules et soupire : « Cette injonction à voyager me fait royalement chier. »
D'autant plus que « réussir son voyage » est souvent perçu comme une qualité à part entière. « Il faut avoir une expertise particulière, dégoter le petit hôtel écolo, le bouiboui soit disant authentique ; car bien sûr rien de plus dégradant que d'être assimilé à un touriste... Tout ça me fatigue. » Partir ne provoque chez elle aucun enthousiasme, on est même plutôt à deux doigts du trauma psycho-généalogique : « Quand on est issu de l’immigration, quitter sa maison, c’est l’exil. Quand j'étais petite, le seul horizon de vacances, c'était retourner au Portugal début août, sur la route dès 5 heures du matin pour deux jours de périple, la voiture chargée à bloc. Après un mois en famille, on repartait dans l’autre sens. Mes oncles et tantes défilaient en grande cérémonie pour nous dire au revoir comme si nous n’allions plus jamais nous revoir, et depuis la plage arrière de la voiture, je contemplais la silhouette de ma grand-mère disparaître au loin. » Depuis, les départs l'angoissent. « Encore maintenant, quand je quitte le Portugal, il m'arrive d'exploser en sanglots à l’aéroport dans les bras de ma cousine. J'ai toujours préféré rentrer chez moi plutôt que de faire ma valise. Cela ne m'amuse absolument pas de me déraciner. »
Se glisser dans une autre vie
En vacances en Sicile, sur une plage à l'eau turquoise ou en voyage organisé, Andrea ne se plaît pas. « À l'époque, je traversais une phase où je n'étais pas franchement heureuse en amour, je me retrouvais régulièrement en train de pleurer à l'autre bout du monde. J’aurais franchement pu éviter un paquet de carbone pour ce résultat. Non moi, ce que j'aime, c'est me sentir chez moi. » Aujourd'hui, Andrea habite une petite ville sur les bords de Marne, où elle se promène près du fleuve et observe au printemps les canetons s'ébrouer dans l'eau. Une fois par an, elle prend l'avion pour rejoindre sa famille dans le petit village rural de son enfance, au sud du Portugal. Deux mois durant, elle télétravaille dans une environnement familier qui l'autorise toutefois à se glisser dans une autre vie. « Là, mon quotidien est plus simple. Je marche beaucoup, je mange les légumes du potager, je me baigne dans l'eau glacée d'un lac encaissé dans une vallée près de chez moi, je suis à l’aise avec ma conscience climatique. En fait, je ne déteste pas l'idée de me frotter à l'inconfort s’il tend à une forme d’ascèse et de simplification de ma vie parisienne, mais payer des prestations hors de prix pour souffrir loin de chez moi, merci mais non merci. »
« J'assume à fond mon côté trop mémère »
Le bonheur des uns fait l'angoisse des autres. L'inconfort, très peu pour Kathie, 40 ans, prof de SVT à Saint-Ouen. Si elle adore marcher longuement en ville comme en pleine nature, elle n'a aucune tolérance pour le camping. Et peu importe la beauté des lieux. « Tous nos besoins primaires sont mis à mal ! Je ne dors pas, le moindre bruit me dérange et la présence d'insectes me turlupine. À la vue de la moindre chenille processionnaire, je m'imagine faire un œdème de Quincke ou un choc anaphylactique. » Elle marque une pause dramatique : « Et je ne parle même pas du manque d'hygiène, qui est pire lors d'une longue rando quand tu es une fille. » D'une voix faussement épouvantée où perce malgré tout une certaine incompréhension, elle poursuit : « Quand mon mec part camper plusieurs jours, il ne se lave pas ! Et il s'en fout ! » Pour lui faire plaisir, elle a récemment consenti à une nuit de glamping dans la forêt de Rambouillet. L'expérience n'est pas concluante. « Notre hutte était pleine de crottes de sauterelles et j'étais terrorisée à l'idée de me faire mordre par un rat. Cela m'a renvoyé à ce séjour en yourte, il y a 15 ans, chez des amis dans la Drôme Provençale. C'était envahi de criquets, on n'avait pas de téléphone, j'ai dormi exactement zéro minute la première nuit. » Kathie en frémit encore, mais reconnait volontiers que cela ne dérangeait qu'elle. « Sans doute car je suis une sociopathe qui pense toujours aux galères et panique à l'idée d'être loin des hôpitaux si quelque chose devait arriver. L'idée de manquer d'eau et de nourriture me fait très peur. » Quand elle repense à ses premières vacances en Islande avec son copain, elle rit : « On dormait dans la bagnole, un pneu a crevé... J'étais pressée de rentrer, pas du tout sereine. Ce n'était pas le summum de notre vie amoureuse, on s'est beaucoup engueulé. Même si bien sûr, ces mauvais souvenirs sont ceux que tu ressasses ensuite avec nostalgie. » Aujourd'hui, Kathie est complètement imperméable aux discours faisant l'apologie de « l'aventure » ou des voyages en pleine nature. « Cela fait rigoler les autres, mais je m'en fous, j'assume à fond mon côté trop mémère. J'ai 40 ans, un boulot que j'aime et je ne suis pas sur Instagram. Je peux me permettre de ne pas briller sous les feux des projecteurs. »
« Je coupe mon téléphone et réalise que je suis très bien à la Baule »
Cette sérénité, tout le monde ne le connait pas. Au début de la vingtaine, bercé par des stories Instagram montrant des levers de soleil sur de hauts sommets et des échelles dressées le long de sinueuses parois rocheuses, Julien* se rêvait en aventurier. « J'ai dépensé tout mon argent en matos de montagne, j'ai acheté une tonne de fringues techniques et je suis parti en train pour les Carpates avec deux copains. Comme on n'y connaissait rien, on a commencé notre trek beaucoup trop tôt dans l'année. J'ai détesté chaque seconde, mais n'osais rien dire. J'en avais fait des caisses et tout le monde pensait que j'avais l’habitude. » Au fil des heures, il devient de plus en plus ardu de faire semblant. « La première nuit a été horrible : je claquais des dents, j'avais mal partout. J'avais envie de rentrer chez moi, mais au lieu de rebrousser chemin, on a continué. Je ne voulais pas avoir fait tout ça pour rien. Le lendemain, boum, tempête de neige. » Il roule des yeux et se passe la main sur la nuque, et reconnait : « Je me suis mis dans des situations pas possibles pour une photo cool. Plus jamais. » Aujourd'hui, à 25 ans, Julien met un point d'honneur à être très clair sur ses envies. « Ce qui me convient, c'est l’antithèse du cool. Les voyages organisés où je suis pris en charge sans avoir trop à réfléchir, ou la location d'une grosse villa avec mec potes, où je peux bénéficier d'un certain confort. » Même histoire pour Nathan*, 33 ans, parti en solo en Iran quelques années plus tôt. « Mon fantasme était de partir avec un petit sac à dos et décider au jour le jour de mon itinéraire. Sur le papier, rien de compliqué. Sauf que je n'avais pas anticipé le stress que cela me provoquerait de ne pas savoir où j'allais dormir dans un pays où tout le monde ne parle pas bien anglais, et où la culture, les odeurs et les goûts sont tellement différents de chez nous. » De retour à Rennes, le jeune homme mettra plusieurs mois avant d’admettre à ses amis, un peu gêné, qu'il n'a pas aimé l'expérience. « Maintenant plus rien à foutre, énorme flemme de me mentir à moi-même. Je suis heureux d'avoir vécu ça une fois, car je sais que ce n'est pas pour moi. Et tant pis pour mes rêves d'ado, même si j'éprouve toujours un petit pincement de jalousie quand je vois sur les réseaux des photos de voyage qui ont l'air incroyable, au Népal ou dans le nord de l'Inde. Je coupe mon téléphone et je réalise que je suis très bien à la Baule. »
*Le prénom a été changé
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