Vous aimeriez adapter votre mode de vie à l'urgence climatique mais vous n’y arrivez pas ? C'est la mission que se donne le GIECO, une sorte de GIEC qui travaille à nous aider à changer nos comportements.
Le constat est là : l'urgence de la crise écologique, aussi alarmante soit-elle, ne vient pas à bout de nos habitudes de surconsommation. Il y a une raison à cela. Pour modifier nos comportements, il ne suffit pas de savoir où est le problème. Nous devons comprendre le fonctionnement de nos comportements.
Jacques Fradin, docteur en médecine et psychothérapeute, a fait de l'étude du comportement sa spécialité. En matière de médecine comme d’écologie, il est convaincu que le facteur humain est au cœur du basculement de nos modes de vie. Avec un collectif international de scientifiques, il a fondé en 2020 le GIECO (Groupe International d’Experts sur l’Evolution du Comportement) qui rassemble les connaissances qui pourront nous aider à changer.
Le GIEC met à notre disposition les connaissances nécessaires pour comprendre la crise du climat. Et pourtant nous n'agissons pas à la hauteur de l'urgence. Où est le bug ?
Jacques Fradin : S’il y a un bug, c’est parce qu’il nous manque un pan de connaissances. Il nous manque des connaissances opérationnelles sur le comportement, sur ce que nous appelons le facteur humain.
La volonté individuelle, on le voit bien, ne peut pas grand-chose. La société est bien plus difficile à changer que les personnes. La plupart des cadres d’entreprise savent beaucoup de choses sur le dérèglement climatique et la nécessité d’un monde sobre, et ils en discutent dans la sphère privée. Mais dès qu’ils sont en poste, c’est le paradoxe d’Abilène : ils se retrouvent à prendre des décisions qu’ils savent inadaptées voire stupides en faisant semblant de ne pas le voir, parce qu’ils ne savent pas comment gérer la situation. C’est pour cela que nous avons absolument besoin de connaissances précises et opérationnelles sur le comportement humain : quels sont les leviers de changement ou d’inertie ? Quels outils pouvons-nous utiliser pour enclencher la transition ? La science ne pourra pas s’abstenir de prendre ce problème en charge si nous voulons réussir dans les délais impartis à basculer vers une planète sobre.
Pour identifier ces leviers de changement et d’inertie, vous travaillez en lien avec les entreprises. Qu’ont-elles à apporter à ce projet scientifique ?
J. F. : Les entreprises ont une affinité naturelle avec les questions de comportements. Elles se posent spontanément cette question pour faire du business. Prenez les GAFAM : ce sont cinq entreprises privées qui se sont adossées à des comportementalistes pour faire advenir le numérique en utilisant ce qu’on appelle l’ergonomie cognitive, c’est-à-dire l’optimisation des processus de notre cerveau.
Les entreprises savent depuis des décennies que c’est le comportement des consommateurs qui fait leur survie. Mais elles ont parfois utilisé leurs connaissances sur le comportement de façon abusive, ce qui a créé une méfiance.
Les ONG ou les politiques sont particulièrement réticents, parce qu’il peut être malvenu de s’intéresser à ce qui fait le comportement humain. À travers l’histoire, les spécialistes du comportement se sont rarement intéressés à l’économie ou à la politique, et quand ils l'ont fait, c'était souvent pour des raisons douteuses. Les psychiatres ont eu des liens très discutables avec le régime soviétique, on connaît aussi Vol au-dessus d’un nid de coucou… L’invention de la pub et du marketing moderne n’a rien arrangé : les entreprises se sont mises à réfléchir à la façon d’amener des gens à acheter des produits dont ils n'avaient pas besoin. Si on rajoute à cela les GAFAM, qui au départ étaient plutôt bien perçues mais dont le rôle est très discuté aujourd’hui, on comprend que les ONG se méfient du facteur humain. Mais à mon avis, le problème est posé à l’envers : c’est le mauvais partage de la connaissance qui rend les abus possibles.
C’est pour cela que nous tenons à ancrer notre travail dans le monde économique. Et il nous le rend bien ! Le taux d’ouverture de nos campagnes d’e-mailing auprès des grands patrons est éblouissant. Pratiquement un patron sur deux ouvre les mails de façon récurrente. C’est hallucinant quand on sait que le taux moyen est de 5%. Et plus on monte dans la hiérarchie des entreprises, plus le taux monte. Les TPE sont 20% à ouvrir, les grandes entreprises sont 45%. Et cela augmente. Cette réceptivité nous a permis de constituer un groupe de travail solide avec des acteurs de l’économie.
La question du comportement et des leviers psychosociaux de changement est déjà présente dans le dernier rapport du GIEC. Cela ne suffit pas ?
J. F. : Il est vrai que le GIEC s’est déjà intéressé au facteur humain, en créant des groupes de travail avec des acteurs économico-technologues et sociologues. Mais les scientifiques du GIEC ont un regard extérieur de climatologues, et se contentent de décrire le facteur humain tel qu’il est aujourd’hui dans la société.
Au GIECO, nous considérons qu’il faut aller bien plus loin en faisant travailler toutes les disciplines – biologie du comportement, génétique du comportement, éthologie, anthropologie, neurosciences, neurosciences cognitives, neurosciences sociales, psychiatrie, psychologie, pédagogie, béhaviorisme etc. Nous nous intéressons à la genèse profonde des comportements pour identifier des leviers de changement majeurs.
À quoi ressemblent ces « leviers de changement » ? S’agit-il de leviers dont on dispose déjà, ou sont-ils à inventer ?
J. F. : Il y a beaucoup d’outils qui fonctionnent déjà. Notre rôle est de les faire connaître, d’étudier les conditions de leur succès et comment ils peuvent se généraliser. Un exemple tout simple : les cours d’empathie. Dans les pays scandinaves, il y a des cours d’empathie : ce sont des groupes de parole dans lesquels on aide les enfants et les adolescents à parler de choses personnelles dont ils auraient honte de parler aux autres, mais qui sont importantes pour eux. On inverse les polarités : le courage n’est plus d’être fort et de ne jamais parler de ses faiblesses, mais au contraire d’oser le faire. Les études ont montré que cela change radicalement les rapports sociaux : les enfants sont moins violents entre eux, se respectent plus entre générations, coopèrent mieux, comprennent mieux l’importance des études, s’engagent plus… Ce sont des compétences cruciales pour mettre en œuvre la transition. Cela ne coûte rien – ou presque – à mettre en place, il suffit de former des profs en quelques heures à la méthode, c’est une heure par semaine pendant un an. Ça, c’est un levier éprouvé, que nous devons faire connaître pour qu’il soit généralisé.
Mais il y a aussi en sciences fondamentales des modèles explicatifs qui n’ont jamais été opérationnalisés. Le rôle du GIECO va être de tester ces outils qui n’ont pas encore fait leurs preuves.
Pourquoi ne comprend-on l’importance du facteur humain que maintenant ?
J. F. : Quand je discute avec des ONG ou des scientifiques de toutes disciplines, beaucoup me disent qu’ils sont démunis, qu’ils ne pensaient pas que cela se passerait comme ça. Tous ou presque pensaient que le partage de la connaissance sur le climat suffirait à enclencher le changement. Le fait est que non. Notre erreur est d’avoir perçu le facteur humain comme évident, comme si le problème était en dehors de nous. En fait, le problème comme la solution se trouvent dans le facteur humain.
La bonne nouvelle, c’est qu’aujourd’hui, la communauté scientifique l’a compris. Tous les scientifiques sont unanimes sur la direction à prendre – climatologues, épidémiologistes, sociologues, pédagogues… Lorsque nous avons écrit un manifeste en 2019 et l’avons envoyé à des milliers de scientifiques à travers le monde, nous avons eu un taux de retour très élevé : plus de mille scientifiques en quelques mois, sur 76 pays et 60 disciplines comportementales différentes.
Comment le GIEC a-t-il reçu votre clin d’œil à son travail ?
J. F. : Nous avons copié – pour ne pas dire plagié – leur idée ! J’admire depuis longtemps les chercheurs du GIEC. Peu de chercheurs ont l’intelligence de sortir de leurs publications en se disant : « ce que nous découvrons est trop grave et trop important pour ne pas le faire savoir à toute la société ». Sur le comportement, nous sommes partis du même constat : ce que nous comprenons aujourd’hui est trop lourd – et trop prometteur en même temps – pour ne pas le faire savoir.
Les fondateurs du GIEC disent qu’ils n’ont rien apporté, mais qu’ils ont mis à portée. Nous voulons reproduire cela : croiser les disciplines pour mettre les connaissances à la portée de tous. Seule une organisation planétaire peut le faire, parce que la performance scientifique nécessaire est colossale. L’OMS l’a fait sur le sujet de la santé. Le GIEC l’a fait sur le climat. À nous de le reproduire sur le comportement.
Quant à la réaction du GIEC… c’est un peu compliqué. Nous sommes connus et identifiés d’eux, mais je crois qu’ils n’ont pas envie pour l’instant de s’associer à l’organisme, tant que nous n’avons pas fait nos preuves. Je le comprends ! Le GIEC a eu beaucoup de mal à s’imposer comme voix unique, sérieuse et audible de la connaissance sur le climat. Je pense que ce besoin de crédibilité les empêche de sortir de leur cadre institutionnel.
Quand pourra-t-on lire vos premiers rapports ?
J. F. : Nous avons deux types de rapport : de gros rapports de 3 000 pages, dont le premier est prévu pour fin 2023, mais aussi des livrables plus courts et opérationnels de 3 à 20 pages, écrits à quatre mains (un scientifique et un acteur de terrain). Un rapport sur le Covid-19 est déjà disponible sur notre site.
Nous sommes en train de constituer le comité éditorial du premier rapport principal. Nous levons également des fonds pour gérer l’organisation concrète de l’association, les réunions, les partenariats… Et nous sommes en train de créer le site de l’Alliance pour le GIECO, un collectif informel et opérationnel qui s’est réuni pour la première fois au printemps à Paris, où viennent ceux qui ont entendu parler de nous d’une façon ou d’une autre. L’objectif est de faire remonter des expériences terrains ou des besoins : quels leviers avez-vous déjà observés, lesquels souhaitez-vous partager ou faire valider au niveau scientifique ? Tout le monde y est le bienvenu.
le site de l'Alliance pour le GIECO https://www.alliancepourlegieco.org/