Des tasses à café sur fond jaune

Salutation au soleil, tranche d'info et bol de céréales... Que disent de nous nos matins ?

© Abidin Celik

Quelle est votre morning routine ? La question n'est pas si anodine. Elle dégorge même d'injonctions très révélatrices. Interview de Blanche Leridon, autrice d'un passionnant essai sur nos Odyssées Ordinaires.

Vos habitudes matinales en disent long sur nous. Dans son essai Odyssées Ordinaires (février 2022, Éditions Bouquins), Blanche Leridon, analyse ce moment de la journée en mixant les références pluridisciplinaires, de François de Malherbe à Beyoncé, pour livrer une approche à la fois historique et sociologique. Où vous découvriez que votre morning routine est perméable aux injonctions sociales et à celles proposées par le capitalisme. Interview de Blanche Leridon, directrice éditoriale de l’Institut Montaigne et enseignante à Sciences Po.

Pourquoi avoir choisi de vous intéresser au matin ?

Blanche Leridon : À ce jour, aucun travail académique n’a été mené sur le matin : qu’il s’agisse d’étudier son histoire, ses habitudes ou ses représentations. Seul le courant du développement personnel s’y est intéressé, avec une approche bien particulière (c’est le fameux miracle morning venu tout droit des États-Unis). J’ai donc voulu combler un vide, réhabiliter un sujet du quotidien que j'estimais injustement méprisé par les sciences sociales, l’investir autrement. Qui sont les travailleurs du matin ? Est-on vraiment plus créatif à l’aube ? Le couple tolère-t-il le dénuement matinal ? Il y a toute une variété de questions autour des matins. Celles qui m'intéressent tout particulièrement concernent la façon dont se forgent nos représentations. Un exemple très simple : comment une publicité comme celle pour la marque Ricoré a forgé un imaginaire mettant en scène une famille qui se réunit dans l'enthousiasme et la concorde la plus totale, une scène qui ne correspond pourtant à aucune réalité ?

Qu’est ce qui a changé dans la manière dont nos matinées se déroulent ?

B. L : J’essaie de retracer dans le livre les différentes autorités qui nous ont fait nous lever. Si l’on schématise, il y a d’abord un temps primordial, celui où nos journées étaient rythmées par les seuls cycles du soleil. Vient ensuite un temps régi par l’autorité spirituelle et religieuse : c’est le matin de l’Église, auquel succédera ensuite le « temps du marchand », dicté par l’horloge communale, pour reprendre la distinction opérée par l’historien Jacques Le Goff. Ce changement marque le passage d’une ère régie par la religion à une autre, dominée par le commerce et ses impératifs, une bascule qui s’opère autour des XIIIe et XIVe siècle selon Le Goff. Aujourd’hui, c'est le capitalisme qui s’est inséré dans ce moment de la journée. Paru en 2013, l’ouvrage de John Crary 24/7 : Le capitalisme à l'assaut du sommeil décrit parfaitement les fantasmes de certains industriels qui entendent se débarrasser définitivement du sommeil afin que l’on puisse être actif et productif en permanence. Cette entreprise du capitalisme est bien sûr insidieuse, elle s’exerce par petites touches. On retrouve notamment ces injonctions dans certains ouvrages de développement personnel. Je pense bien sûr à l'essai Miracle Morning d'Hal Elrod publié en 2016, qui défend l'idée que la réussite n’appartient qu’à ceux qui ont la détermination de se lever aux aurores (c’est encore mieux si vous faites vos 25 pompes quotidiennes en buvant un citron pressé et en récitant 4 mantras, alors là peut-être que vous réussirez votre vie au lieu d’être pauvre et malheureux)... Deuxième illustration, incarnée non plus par le développement personnel mais par les influenceurs : aujourd'hui, les morning routines ont envahi les réseaux sociaux, de YouTube à TikTok. Le matin devient un terrain de commercialisation. Tant que les matins restaient confinés dans le domaine de l’intime, ce temps était un temps à soi, non productif. Avec les influenceuses, que les marques abreuvent de produits et de partenariats, ce temps se monétise et prend une importance démesurée, à tel point que plus personne n’irait se prévaloir de dormir jusqu’à 11 heures… Je pense que cette philosophie prédominante dans nos sociétés occidentales peut être dangereuse, et qu'il faut lui opposer un autre narratif.

Capitalisme, petits matins et industrie agroalimentaire : quel rapport ?

B. L : Avant même les réseaux sociaux, le capitalisme du matin a émergé avec le combo petit-déjeuner-dessins animés, notamment via le savant marketing de marques comme Kellog's ou Actimel, portées par une puissante stratégie audiovisuelle. Et si l’on remonte plus loin, le géohistorien Christian Grataloup, a retracé dans Un monde dans nos tasses : 3 siècles de petit-déjeuner l'histoire de ce premier repas de la journée. La façon dont il est conçu est assez récente, puisqu'elle remonte au XVIIIème siècle, au moment où les puissances coloniales européennes commencent à importer le triptyque café-thé-chocolat. Avant cette période, on mangeait le matin mais on se contentait des restes de la veille. L’introduction de ces nouveaux produits dans les capitales, venus d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Asie, a imprégné toutes les sociétés occidentales européennes. Les représentions sont encore une fois trompeuses : le petit-déjeuner convoque dans nos imaginaires des images rustiques, des produits du terroir (les confitures Bonne Maman, la baguette du boulanger d'en face...), alors que le petit-déjeuner est le plus mondialisé de tous les repas. C'est le pur produit du capitalisme. 

Réseaux, performance et information en continu : le monde extérieur perfore la sphère intime de plus en plus tôt dans la journée. C'est grave ?

B. L : Avouez que c’est étonnant ce réflexe que l’on a, à peine sortis du sommeil, de se connecter aux malheurs du monde en s’infligeant l’écoute des matinales, la lecture des nouvelles ou des réseaux sociaux ! Et est-ce que cela ne teinte pas d'une coloration particulière le reste de la journée ? Cela conduit en tout cas certains à prendre le contre-pied, en coupant délibérément avec les flux de l'actualité, comme l'a récemment montré l'émergence du phénomène de fatigue informationnelle. Dans le livre, je défends une forme de retour sur soi, qui ne doit pas être un rejet du monde. Je distingue alors ce qui relève du rituel et de la routine, car nous avons tendance à confondre les deux. On considère que parce qu'un geste est répété, il est routinier, avec toutes les considérations péjoratives (ennui, contrainte...) que cela entraîne. Je pense que l'on peut au contraire trouver une forme de volupté dans la répétition, et que pour se réapproprier ce temps du matin, il est nécessaire de retrouver un équilibre entre routine imposée et rituels désirés et apaisants. Il s'agit d'interroger nos gestes pour s’émanciper, retrouver la maîtrise et (re)devenir un peu souverains. Selon chacun, cela peut passer par le fait de ne pas allumer les infos dès le réveil, en mangeant autre chose que ces sempiternelles céréales importées, ou encore en marchant plutôt qu'en empruntant les transports en commun. 

Peinture, littérature et séries télé : comment sont représentés les hommes et les femmes le matin ?

B. L : La représentation du lever a longtemps répondu à des logiques de genre : jusqu’au XIXème siècle (et parfois au-delà), les femmes sont alanguies, privilégiant les positions horizontales, syndrome de leur présumée paresse et de leur incapacité. Au contraire, l’homme incarne une forme de verticalité, associée au travail et à l’effort. L’exemple le plus symptomatique de cela vient de la littérature et non de la peinture, c’est la définition que donne l’auteur du dictionnaire Antoine Furetière, en 1684, de la grasse matinée : « On dit qu’une femme dort la grasse matinée pour dire qu’elle se lève tard et qu’elle se tient au lit pour devenir grasse, pour faire du lard. ». Le verdict est posé. Dans Rolla, Henri Gervex s’inspire à la même période d'un poème d'Alfred de Musset et peint une courtisane nue et allongée, et son amant dressé debout à la fenêtre. Toute cette géométrie du genre oppose clairement l'homme, vêtu d'une chemise, tourné vers la ville, qui incarne la civilisation. Les choses changent peu à peu. À la même période, la peintre américaine Mary Cassatt Kassat a produit un triptyque pour montrer le lever : on voit des femmes aux premières heures du jour, dont une en train de lire le journal (Woman reading the newspaper). C'est l'une des premières fois qu'un attribut auparavant masculin est assimilé à un personnage féminin.

Au XXème siècle, un tournant s'opère... Quel est-il ?

B. L : C'est l'homme qui endosse le rôle du flegmatique apathique. Dans la littérature, ce tournant est incarné par le personnage d'Oblomov, héros du roman éponyme de l'écrivain russe Ivan Gontcharov paru en 1859 : l'histoire raconte les aventures immobiles d'un aristocrate que son valet et toute la bonne société essaient sans succès de sortir de son lit. Ce personnage prospère au XXème siècle avec le héros houellebecquien, qui se réveille toujours à des heures tardives, avec une gueule de bois. Cela tranche radicalement avec les représentations contemporaines, notamment celles des séries télé américaines, ou des superwomen s'affairent à la préparation du petit-déjeuner dans une cuisine rutilante tout en réajustant leur très élégante tenue en vue de leur boulot à hautes responsabilités. On est donc passé d'une femme alanguie à une femme soumise à la double journée et à de lourdes injonctions. Finalement, masculin ou féminin, se lever tard est toujours envisagé sous le prisme du péjoratif ou de la pathologie. Rares sont les occurrences où le fait de rester couché est montré comme un signe positif. Il peut également s’interpréter comme un acte contestataire et une revendication politique, comme cela peut être par exemple le cas avec les tang ping (littéralement, rester allongé) chinois, ces jeunes qui renient les politiques productivistes du président Xi Jinping. 

Quid des matins et de l'amour ?

B. L : Dans Belle du Seigneur d'Albert Cohen – roman d’amour mythique s’il en est, les deux héros, Ariane et Solal, ne supportent pas de se voir au réveil. Ils développent des stratégies ultra-perfectionnées pour ne pas s'entendre tirer la chasse d'eau, par peur d'ébranler leur amour, des mécanismes que l'on retrouve encore aujourd’hui, par exemple dans la série Sex and the City où le personnage de Miranda se retrouve confronté à une situation similaire. Toujours dans ma quête d’imaginaires alternatifs, j'oppose à ce que j'appelle cet « effet Solal » la scène à la fin du film Baisers volés de François Truffaut, où Antoine demande Christine en mariage dans un appartement modeste lors du petit-déjeuner. Cela montre qu'il peut y avoir énormément de romantisme au lever, et que ce romantisme tolère la spontanéité, une certaine forme de banal. En ces temps d’injonctions permanentes, il me paraît utile de le rappeler.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.
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