Trois personnes habillées de la collection Pixels Loewe

Luxe, calme et très très gros résultats financiers

© Loewe

L'insolente santé du luxe ne l'exonère pas des enjeux contemporains. Urgence écologique, responsabilité sociale, révolution numérique... L'industrie se transforme et une nouvelle garde bouscule les codes établis, entre créativité, innovation et activisme bien sentis.

S’il y a bien un secteur qui ne connaît pas la (perma)crise, c’est le luxe. Selon le cabinet Bain & Company, son marché global (mode, hôtellerie, voitures, vins et spiritueux, etc.) a atteint 1400 milliards de dollars en 2022, en hausse de 21%, dont 353 milliards pour les produits personnels de luxe. Une conjoncture qui bénéficie évidemment au pays leader, la France. Non content d’aligner des performances financières record, les marques du luxe sont parmi les plus puissantes de notre pays : Hermès, Chanel, Cartier, Dior… trustent 5 places parmi les 10 premières du classement BrandZ France 2023 de Kantar, avec à sa tête Louis Vuitton – place que le fleuron de LVMH occupe depuis 2018. Louis Vuitton avait déjà fait une entrée remarquée dans le top 10 des marques les plus valorisées au monde en 2022, toujours selon Kantar, premier et seul nom européen auprès des géants de la tech Apple, Google, Amazon, Microsoft, Tencent ou Alibaba.

L'homme le plus riche du monde

LVMH, parlons-en... En 2023, le groupe aux 70 marques continue son irrésistible ascension, malgré un marché chinois encore au ralenti : plus de 79 milliards d’euros de ventes en 2022, en hausse de 23%, et un record à 20 milliards d’euros pour sa locomotive Louis Vuitton, qui a recruté l’artiste touche-à-tout Pharrell Williams comme directeur créatif homme… Un mouvement remarqué pour la marque qui n'est plus, pour son PDG, une marque de mode mais une « marque de culture à audience mondiale ».

Mais c'est peut-être Bernard Arnault lui-même, détrônant Elon Musk au dernier classement Forbes des hommes les plus riches du monde, qui incarne le mieux la santé insolente du secteur, alors que la Tech fait grise mine... Au point où la figure du milliardaire français cristallise désormais souvent les débats sur la responsabilité économique et environnementale des ultra-riches. Avec une valorisation proche de 500 milliards de dollars, LVMH a rejoint pour la première fois le top 10 des plus grandes capitalisations boursières, selon le classement publié par Bloomberg en avril dernier, derrière Meta, et aux côtés d’Apple, Microsoft, Alphabet, Amazon ou du géant du pétrole Saudi Arabian Oil.

Métiers d'arts et diamants de laboratoire

En 2024, il ne s’agira pas pourtant de se reposer sur ses lauriers. C’est en tout cas le propos du rapport du Boston Consulting Group (BCG) pour le Comité Colbert, qui décline cinq enjeux pour l’avenir du secteur dans un monde en mutation : productions et ressources, cycles de vie, relation client, responsabilité et globalisation. Parmi les chantiers prioritaires, il faut adresser rapidement les tensions sur les ressources – physiques et humaines. Améliorer la traçabilité, sécuriser les approvisionnements, développer les matériaux de demain, mais aussi assurer la transmission des savoir-faire : 20 000 postes sont à pourvoir sur les métiers d’art en France, sans parler des départs à la retraite des artisans et de la durée de formation : 18 mois pour se former à la maroquinerie, et dix ans pour être considéré comme chevronné, selon le Figaro. Devant l’urgence, les acteurs créent même leur propre structure, comme Hermès ou LVMH, avec son institut des métiers d’excellence.

Côté environnement, les grands groupes accélèrent leurs engagements, comme Kering qui veut réduire de 40% ses émissions GES à horizon 2035 ou LVMH qui vise 100% de produits « inscrits dans une démarche d’écoconception » en 2030. Mais il n'y a pas que les géants du secteur qui innovent pour rendre leurs pratiques durables : dans le secteur de la joaillerie par exemple, des PME nouvelle génération tentent de développer le jeune marché du diamant de synthèse : Diam Concept, Vever, JEM (Jewellery Ethically Minded)... Dans un article consacré à ce sujet, Le Monde rapporte que « les pierres de laboratoire afficheraient une empreinte carbone de 95% inférieure à celle d'un diamant extrait » et seraient « 30% moins chers qu'un diamant de mine ». Le film Blood Diamond, sorti en 2007, a aussi durablement marqué les esprits des consommateurs. Le potentiel est bien là : les « lab-grown diamonds » représentent 5% du marché mondial du diamant, estimé à 82 milliards de dollars selon l’International Grown Diamond Association (IGDA) cité par Libération, et 7 millions de carats contre plus de 100 millions pour les diamants extraits.

Quiet Luxury ou zippers XXL ?

Si les chiffres du luxe donne dans l’ostentatoire, l’esthétique en vogue favorise une discrétion de bon aloi : c’est le Quiet Luxury, la tendance qui se positionne à l’anti-thèse d’un bling-bling de nouveaux riches, notamment incarnés par la figure de l’influenceur moderne souvent porté sur une logomania débridée. Le Quiet Luxury valorise le minimalisme et la sophistication dans les matières et les coupes, et a trouvé sa nouvelle icône en la personne de Gwyneth Paltrow, mais attention, pas n’importe quelle Gwyneth Paltrow : il s’agit ainsi de sa version Gwyneth au tribunal, ou Gwyneth #CourtCore pour parler en langage TikTok. Poursuivie en justice pour un accident de ski, elle a aligné à la barre les silhouettes discrètes mais hors de prix, signées The Row, Loro Piana ou Celine. La série Succession est aussi emblématique de cette tendance. La veine ultra-luxe est aussi celle que semble développer Gucci, après le départ de son directeur artistique emblématique Alessandro Michele. La griffe italienne, propriété de Kering, va ouvrir des salons privés pour ses VIC (Very Important Clients), dans lesquelles « rien ne coûtera moins de 40 000 dollars ».

@stylecaster Welcome to “Courtcore”: haute-minimalism, luxe notebooks, and expensive water 💦 #gwynethpaltrow #trial #fashion #goop #magiefondvert ♬ son original - STYLECASTER

Enfin, les technologies sont aussi une source d’inspiration créative. Jonathan Anderson chez Loewe a ainsi étonné avec des vêtements inspirés de Minecraft ou découpés façon pixels qui donnent une physicalité à la place des écrans dans nos vies.

Le Financial Times remarque lui des volumes très exagérés chez les créateurs, comme des blousons Space Age ou des zippers surdimensionnés chez Nicolas Ghesquière pour Louis Vuitton. Pour le quotidien britannique, il s’agit aussi de marquer les esprits quand ceux-ci sont souvent tournés vers le petit écran d’un smartphone : plus facile de retenir l’attention avec un zipper XXL ou un imprimé qui claque qu’avec un travail de détail sur un tissu, par exemple. Le Quiet Luxury atteint ici ses limites…

Enfin, chez les créateurs les plus activistes, on cherche les vêtements qui aideront à brouiller les dispositifs de reconnaissance faciale, comme chez Cap_able. Cette startup italienne a développé des motifs, dits « patches contradictoires », qui peuvent nous faire passer pour un zèbre ou une girafe, un donut ou un teddy bear.

Incontournable IA générative

Si vous pouvez égarer les systèmes avec votre pull girafe, la filière n’échappera pas à la révolution de l’intelligence artificielle générative. Selon McKinsey, elle pourrait augmenter de 150 à 275 milliards de dollars la performance économique de la mode et du luxe, dans les trois à cinq prochaines années. Une manne qui tombera dans l’escarcelle de ceux qui sauront mettre en œuvre les bons cas d’usages. Et ceux-ci se déploient sur l’ensemble de la chaîne de valeur – de la création à l’expérience utilisateur, en ligne ou en magasin, en passant par les fonctions support…

Convertir des croquis, descriptions, mood boards en modèles 3D prêts à être industrialisés, développer l’idéation créative, personnaliser des produits à grande échelle, gérer des stocks en temps réel, poursuivre l’automatisation et la robotisation des entrepôts, identifier de nouvelles tendances à partir de données non structurées, co-créer du contenu pour le marketing, générer des fiches produits, améliorer les options de virtual try-on et de support client, améliorer les opérations en magasins, etc. N’en jetez plus ! Pour le cabinet de conseil, il ne s’agit pas seulement de l’automatisation des process, mais de leur « augmentation et accélération ». Comme au plus fort de la hype métavers, on peut s’attendre à une salve d’annonces d’initiatives de toutes natures – de la plus folklorique à la plus fondamentale.

Telfar Clemens, ou l’innovation politique

Et si l’innovation était politique ? Dans un univers aussi feutré que le luxe, on observera avec attention l’initiative Live Price de Telfar. Fondée en 2005 par Telfar Clemens, la maison new-yorkaise n’en est pas à son premier coup d’éclat. Queer, natif du Bronx, lauréat d’un prestigieux CFDA Award, le designer continue d’interroger les frontières d’un luxe qui n’aime rien tant que l’exclusivité – quand lui-même qualifie sa marque de « genderless, democratic, and transformative. »

Clemens avait déjà bousculé l’univers de la mode en créant sa propre télévision, Telfar TV, pour mettre en avant les jeunes talents et vendre ses propres créations via des drops à acheter par QR Code. Mais c’est surtout avec son shopping bag, lancé en 2014 et surnommé le « Birkin de Bushwick » du nom du quartier de Brooklyn où le designer a ses ateliers, que la marque est devenue phénomène. Ce cabas, vendu de 150 à 257 euros selon la taille – une paille pour un it-bag de créateur – est devenu le signe de ralliement de toute une communauté, aux bras des plus célèbres comme Dua Lipa, Selena Gomez, ASAP Ferg ou AOC comme de ceux d’une jeune garde arty qui lui a donné son surnom. Beyoncé cite même la marque dans son album Renaissance.

Tarification dynamique

Aujourd’hui, Clemens expérimente encore, avec cette fois-ci, un nouveau système de tarification pensé pour chahuter les idées mêmes de valeur et de rareté généralement pronées par le luxe. L’idée lui est venue quand, au moment de décider du prix d’un sweat, il s’est rendu compte qu’il pouvait le facturer aussi bien 100 dollars que 600 dollars. Quand la plupart des marques auraient choisi l’option la plus élevée, le caractère excluant de celle-ci est apparu aux yeux du créateur à l’antithèse des valeurs de sa marque. Il a alors eu l’idée d’une tarification dynamique : d’abord proposés au prix de gros, les articles augmentent en temps réel à l’écran, à raison d’un cent toutes les vingt minutes environ, jusqu’à atteindre leur prix de vente retail. Si le stock est épuisé avant, le prix auquel le compteur s’est fixé deviendra le tarif définitif de l’article, une fois de retour en stock.

De la sorte, contrairement aux pratiques en cours, plus un produit est populaire, moins il est cher. Avec son prix de départ, il est accessible au plus grand nombre. Et le dispositif donne une vue imparable sur la façon dont les produits sont susceptibles de s’écouler – donc mieux prévoir et négocier leurs approvisionnements. « Plus nous y réfléchissions, plus il devenait évident que le modèle de pricing dans la mode n’a plus aucun sens », déclare Babak Radboy, le directeur créatif de la marque à Fast Company. Plus d'inclusivité, et moins d’invendus, mauvais pour la marque et pour la planète… Même si le système peut dérouter, dans un contre-pied de prime abord complexe, il a toutefois le mérite d’interroger des fondamentaux qui flirtent aujourd’hui avec l’anachronisme.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.
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