Crash du prêt-à-porter français, essor de la seconde main, croissance infernale de Shein et cie... La mode dévoile les mutations de notre société. Mais c'est notre rapport à l'habit et à la mode qui mérite d'être détricoté. Décryptage.
Difficile d’écrire un papier sur la mode sans évoquer la crise qui secoue le prêt-à-porter français. Camaïeu, Kookai, Gap, Pimkie, San Marina, Go Sport, André, Cop.Copine, Kaporal, Burton… Ces enseignes stars des années 1980-2000, constitutives du paysage des centres-villes et centres commerciaux français, tombent les unes après les autres. Bien sûr, elles paient un lourd tribut aux conséquences d’abord de la pandémie, puis de la guerre en Ukraine (hausse des charges, arbitrage des consommateurs en défaveur du poste habillement…). Mais ces facteurs conjoncturels – combinés aux difficultés propres à chaque entreprise – n’ont fait que révéler un malaise plus profond, que l’on pourrait même qualifier de culturel.
Désarçonnées par les nouveaux codes
Car, de la création à la marque, en passant par la distribution ou l’image, « en vingt ans, les quatre piliers des marques se sont brutalement transformés » – selon les mots de Yann Rivoallan, président de la Fédération française du prêt-à-porter. Sous les effets combinés de forces parfois contraires – révolution digitale, impératif écologique, ultramondialisation, etc. –, les enseignes milieu de gamme ont été bousculées par le numérique et les réseaux sociaux. Prises en étau entre le low cost et la montée en gamme dans une population qui se « démoyennise », pointées du doigt pour leur impact écologique, mises en concurrence avec la seconde main ou les DNVB, désarçonnées par les demandes contradictoires des consommateurs et les nouveaux codes en vigueur, notamment chez les plus jeunes. Toutefois sont-elles toutes logées à la même… enseigne ?
Dans une analyse sur ces « business models qui résistent » , le média spécialisé LSA remarque que structurellement, le marché de la mode est très atomisé, avec une barrière à l’entrée relativement faible. Résultat ? Des enseignes et des mètres carrés à la pelle, cherchant à brasser au plus large pendant des années, sans se soucier de construire une réelle identité de marque et de se développer sur le numérique – et se trouvant d’autant plus dépourvues quand de nouveaux acteurs débarquent avec des méthodes qu’on qualifiera sans peine de disruptives. Et ces dernières années, ils sont arrivés en masse : Zalando pour le Web, Vinted pour la seconde main, Shein pour l’ultra petit prix… Plus de la moitié du Top 20 des plus gros vendeurs de textile (chaussures comprises) en France en 2021 selon Kantar n’existaient pas il y a 20 ans !
Qui sont les acteurs qui résistent ?
Le prêt-à-porter qui marche en France – celui qui émerge ou qui résiste – aujourd’hui est celui qui a su remettre en question son modèle, « sortir du ventre mou du cœur de marché », s’affirmer sans complexe et apporter de la valeur à son offre, quel que soit son segment de marché : on citera Kiabi et Gémo qui ont gagné respectivement cinq et quatre places en vingt ans, clairement positionnés sur le créneau famille, Don’t Call Me Jennyfer, souvent cité comme un cas de rebranding réussi, ou encore Zara qui cherche à s’éloigner de l’étiquette fast fashion en montant en gamme sous la direction de Marta Ortega Pérez, fille du fondateur d’Inditex et désormais présidente du groupe – contrairement à son rival H&M.
Enfin, notons la première place de ce Top 2021 Kantar par… Intersport. Avec 5,2 % du marché en 2021, le groupement coopératif bénéficie à plein de l’engouement pour le sportswear, avec une stratégie ciblant les grandes marques, les promotions, les enfants – contrairement à Decathlon qui privilégie ses marques propres. Sur un créneau plus premium, Bash, Rouje, Sessun, Avnier, Balzac Paris ou l’incontournable Sézane développent de belles croissances. On notera toutefois que le modèle DNVB (Digital Native Vertical Brand) lui aussi traverse quelques secousses, souffrant notamment de l’explosion de ses coûts d’acquisition. Ces jeunes marques renoncent ainsi de plus en plus au digital only pour s’ouvrir au commerce physique : selon les chiffres du baromètre DNVB 2023 DNG et Payplug, 75 % des DNVB sont multicanales et 31 % de leur chiffre d’affaires est réalisé dans les réseaux physiques.
« Woke, broke and complicated »
Du côté de la demande, on a beaucoup glosé sur la dissonance cognitive des plus jeunes générations, qui seraient écartelées entre leur engagement écologique et un goût incorrigible pour la mode. « Woke, broke and complicated » , tels que les décrit The Economist dans un article consacré à leur consommation, les jeunes n’en seraient pas à une incohérence près. Évacuons le pourquoi : les jeunes, non contents d’être déroutants comme d’autres générations de jeunes avant eux, appartiennent aussi au genre humain – une espèce jamais en retard d’un paradoxe. Intéressons-nous plutôt au comment : ces jeunes-ci (125 millions d'individus entre 10 et 34 ans dans l'Union européenne, 110 millions de millennials et de GenZ aux États-Unis qui concentrent environ 30 % des dépenses des foyers américains) ont vécu deux grands chocs économiques – la crise financière de 2008 et la pandémie – qui ont façonné leur rapport au monde, à l’avenir et à l’argent.
Et de façon contre-intuitive, mais très humaine justement, quand on ne sait pas de quoi demain sera fait, on peut avoir tendance à « claquer » outre mesure dès aujourd’hui : selon une enquête de McKinsey d’octobre 2022, 45% des Z européens prévoyaient de le faire dans les trois mois, contre 17 % des individus nés avant 1964. Et selon Forrester, la plupart des utilisateurs des app buy now pay later (BNPL, ou paiement fractionné, comme Klarna, Afterpay, etc.) ont environ 20 ans. Des acheteurs always on, biberonnés à Internet et aux réseaux sociaux, qui se font plaisir de plus en plus tôt : selon Bain & Company, le Z moyen achète son premier article de luxe à 15 ans, contre 19 ans chez les trentenaires, le considérant comme un investissement qu’il pourra revendre par la suite.
La mode soutenable est-elle élitiste ?
Le Teenage Lab de Pixpay (une fintech proposant une carte de paiement pour ados) donne quelques insights intéressants sur la consommation des Z et alpha. En 2022, la mode constituait presque 30 % des émissions carbone de nos ados, alors que ce poste ne constitue que 9% de leurs dépenses derrière le supermarché et l’alimentation (29 % des dépenses). Et Shein, le géant chinois de l’ultra fast fashion, pesait à lui seul 12 % de ces mêmes émissions – 22 % pour les seules adolescentes. À titre de comparaison, McDonalds, première marque la plus consommée par cette cible en 2022, ne pesait « que » 6 % de ce total. Le baromètre 2023 nous apprend que plus d’un adolescent sur cinq a consommé au moins une fois sur Shein. Et pourtant, les ados se disent prêts à faire des efforts : 61 % d’entre eux se déclarent « cap » de réduire leur consommation de vêtements, et placent même Vinted dans leur top marchand.
Et de fait, quelle que soit la tranche d’âge, il y a urgence à réduire et repenser notre consommation de vêtements. Acheter moins, prendre soin de ce qu’on a déjà, ne pas gaspiller, ne pas considérer les habits comme une marchandise jetable… Ces recommandations ne sont pas nouvelles et, dans l’idée, font généralement consensus. Elles charrient pourtant d’autres débats plus sensibles : la mode « soutenable » est-elle accessible à tous ? C’est la question posée par Business of Fashion dans un article dédié, après que les tweets de Derek Guy, un journaliste de mode masculine américain sont devenus viraux (visiblement à son corps défendant, car soudain très exposés sur la nouvelle timeline For You de Twitter mais c’est une autre histoire…). Le site rappelle que si l’essentiel des critiques sur l’impact environnemental du secteur se cristallise sur la mode accessible, celle-ci a quand même le mérite… well, d’être accessible. Critiquer alors la fast fashion, est-ce « classiste » ?
Interdire Shein ?
À l’inverse, un produit plus cher, voire de luxe, est-il forcément responsable d’un point de vue écologique et social ? Certains peuvent profiter de l’argument responsable pour augmenter leur prix sans vraiment en justifier la raison, tandis que les maisons de luxe ne se caractérisent pas par leur goût prononcé de la transparence, rappelle le média spécialisé. Et elles demeurent des marques puissantes et globales, qui produisent de grandes quantités de produits, sans cesse renouvelés au gré des collections capsule ou de saison. D’après un rapport Hot or Cool Institute / Rapid Transition Alliance, la consommation de mode des 20 % les plus riches a, en moyenne dans les pays du G20, une empreinte carbone 20 fois supérieure à celle des 20 % les plus pauvres… On le voit, la critique de la fast fashion par le seul prisme de ses consommateurs n’est ni juste, ni suffisante. C’est bel et bien l’ensemble de notre rapport aux habits qui est à revoir : pour le Hot or Cool Institute, les habitants des pays riches devraient se limiter à cinq articles neufs par an pour espérer contenir le réchauffement climatique, et préconise une penderie comprenant entre 74 et 85 pièces en moyenne. Cela vous semble peu ? Le think tank berlinois rappelle que dans les années 60, une garde-robe française moyenne comportait 25 tenues et 40 pièces au total – sans que cela ne nuise à la réputation de « chic » de notre pays.
Une partie de la réponse peut-elle se trouver dans la réglementation ? Dans une récente interview à Libération, le président de la Fédération française du prêt-à-porter féminin, évoquait l’idée d’interdire Shein (dont les textiles contiennent des produits chimiques dangereux, selon une analyse de Greenpeace Allemagne), à l’image du déréférencement de Wish en 2021. Pendant ce temps, le rouleau compresseur, créé en 2008 par Chris Xu, avance : il cherche à redorer son blason en ouvrant des pop-up stores à Paris, Toulouse, Montpellier ou Lyon, affûte son lobbying à Davos, prépare sa prochaine introduction en Bourse à New York... L'entreprise, devenue singapourienne, s'apprêterait à lever trois milliards de dollars – avec toutefois une valorisation en baisse, à 64 milliards de dollars contre 100 milliards de dollars lors du dernier tour de table – auprès du fonds souverain des Émirats arabes unis Mubadala, du capital-investisseur General Atlantic et du capital-risqueur Sequoia Capital China. Sans même parler des nouveaux compétiteurs qui cherchent à répliquer ce modèle destructeur : Temu et If Yooou, développés respectivement par Pinduoduo et Byte Dance (propriétaire de TikTok)...
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