Une femme en posture d eyoga sur fond de bulles huileuses et de cristaux rose et parme

Bien-être : « Tant qu'on utilisera le yoga pour être en forme au travail, on aura un problème »

© Stephanie Green, Susan Wilkinson et Jeff W

Loin de nous apporter le bonheur promis, la sphère bien-être perpétue un système nuisible qui ne peut que nous rendre malheureux. Interview de Camille Teste.

Huiles essentielles, massages et salutations au soleil promettent de nous changer de l'intérieur, et le monde avec. À tort ? C'est le sujet de l'essai Politiser le bien-être publié en avril dernier chez Binge Audio Editions. Selon l'ex-journaliste Camille Teste, non seulement nos petits gestes bien-être ne guériront pas les maux de nos sociétés occidentales, mais ils pourraient même les empirer. Rassurez-vous, Camille Teste, aujourd'hui professeur de yoga, ne propose pas de bannir les sophrologues et de brûler nos matelas. Elle nous invite en revanche à prendre conscience du rôle que jouent les pratiques de bien-être, celui de lubrifiant d'un système capitaliste. Interview.

Le bien-être est la quête individuelle du moment. C'est aussi un business : pouvez-vous préciser les contours de ce marché ?

Camille Treste : La sphère bien-être recouvre un marché très vaste qualifiant toutes les pratiques dont l'objectif est d'atteindre un équilibre dit « intégral », c'est-à-dire psychologique, physique, émotionnel, spirituel et social, au sens relationnel du terme. Cela inclut des pratiques esthétiques, psychocorporelles (yoga, muscu...), paramédicales (sophrologie, hypnose...) et spirituelles. En plein boom depuis les années 90, la sphère bien-être s'est démultipliée en ligne dans les années 2010. Cela débute sur YouTube avec des praticiens et coachs sportifs avant de s'orienter vers le développement personnel, notamment sur Instagram. Rappelons que le milieu est riche en complications, entre dérives sectaires et arnaques financières : par exemple, sous couvert d'élévation spirituelle, certains coachs autoproclamés vendent très cher leurs services pour se former... au coaching. Un phénomène qui s'accélère depuis la pandémie et s’inscrit dans une dynamique de vente pyramidale ou système de Ponzi.

Pourquoi la sphère bien-être se tourne-t-elle autant vers les cultures ancestrales ?

C. T : Effectivement, les thérapies alternatives et les néospiritualités ont volontiers tendance à picorer dans des pratiques culturelles asiatiques ou latines, comme l’Ayurveda née en Inde ou la cérémonie du cacao, originaire d'Amérique centrale. Ce phénomène relève aussi bien d'un intérêt authentique que d'une stratégie marketing. Le problème, c’est que pour notre usage, nous commercialisons et transformons des pratiques empruntées à des pays dominés, colonisés ou anciennement colonisés avant de le leur rendre, souvent diluées, galvaudées et abîmées, ce qu’on peut qualifier d’appropriation culturelle. C'est le cas par exemple des cérémonies ayahuasca pratiquées en Amazonie, durant lesquelles la concoction hallucinogène est originellement consommée par les chamanes, et non par les participants. Pourquoi cette propension à se servir chez les autres ? Notre culture occidentale qui a érigé la rationalité en valeur suprême voit d'un mauvais œil le pas de côté spirituel. Se dissimuler derrière les pratiques de peuples extérieurs à l'Occident procure un alibi, une sorte de laissez-passer un peu raciste qui autorise à profiter des bienfaits de coutumes que l'on ne s'explique pas et de traditions que l'on ne comprend pas vraiment. Il ne s'agit pas de dire que les pratiques spirituelles ne sont pas désirables, au contraire. Mais plutôt que de nous tourner vers celles d’autres peuples, peut-être pourrions-nous inventer les nôtres ou renouer avec celles auxquelles nous avons renoncé avec la modernité, comme le néodruidisme. Le tout évidemment, sans renoncer à la médecine moderne, à la science, à la rationalité, et sans tomber dans un traditionalisme réactionnaire.

Vous affirmez que la sphère bien-être est « la meilleure amie du néolibéralisme. » Où est la connivence ?

C. T : La culture néolibérale précède bien sûr l'essor de la sphère bien-être. Théorisée au début du 20ème siècle, elle s'insère réellement dans nos vies dans les années 80 avec l’élection de Reagan-Thatcher. Avant cette décennie, le capitalisme laissait de côté nos relations personnelles, l'amour, le corps : cela change avec le néolibéralisme, qui appréhende tout ce qui relève de l'intime comme un marché potentiel. Le capitalisme pénètre alors chaque pore de notre peau et tous les volets de notre existence. En parallèle, et à partir des années 90, le marché du bien-être explose, et l’économiste américain Paul Zane Pilzer prédit à raison qu'au 21ème siècle le marché brassera des milliards. Cela a été rendu possible par la mécanique du néolibéralisme qui pose les individus en tant que petites entreprises, responsables de leur croissance et de leur développement, et non plus en tant que personnes qui s'organisent ensemble pour faire société et répondre collectivement à leurs problèmes. Peu à peu, le néolibéralisme impose à grande échelle cette culture qui nous rend intégralement responsable de notre bonheur et de notre malheur, et à laquelle la sphère bien-être répond en nous gavant de yoga et de cristaux. Le problème, c'est que cela nous détourne de la véritable cause de nos problèmes, pourtant clairement identifiés : changement climatique, paupérisation, système productiviste, réformes tournées vers la santé du marché et non vers la nôtre. Finalement, la quête du bien-être, c'est le petit mensonge que l'on se raconte tous les jours, mensonge qui consiste à se dire que cristaux et autres cérémonies du cacao permettent de colmater les brèches. En plus d'être complètement faux, cela démantèle toujours plus les structures collectives tout en continuant d'enrichir l'une des vaches à lait les plus grasses du capitalisme.

Il semble que le collectif attire moins que tout ce qui relève l'intime. Est-ce un problème d'esthétique ?

C. T : La culture individualise née avec les Lumières promeut l'égalité et la liberté, suivie au 19ème et 20ème siècles par un effet pervers. L'hyper-individualisme nous fait alors regarder le collectif avec de plus en plus d'ironie et rend les engagements – notamment ceux au sein des syndicats – un peu ringards. En parallèle, notre culture valorise énormément l'esthétique, ce qui a rendu les salles de yoga au design soignées et les néospiritualités très attirantes. Récemment, avec le mouvement retraite et l'émergence de militants telle Mathilde Caillard, dite « MC danse pour le climat » – qui utilise la danse en manif comme un outil de communication politique –, on a réussi à présenter l'engagement et l’organisation collective comme quelque chose de cool. La poétesse et réalisatrice afro-américaine Toni Cade Bambara dit qu'il faut rendre la résistance irrésistible, l'auteur Alain Damasio parle de battre le capitalisme sur le terrain du désir. On peut le déplorer, mais la bataille culturelle se jouera aussi sur le terrain de l’esthétique.

Vous écrivez : « La logique néolibérale n'a pas seulement détourné une dynamique contestataire et antisystème, elle en a fait un argument de vente. » La quête spirituelle finit donc comme le rock : rattrapée par le capitalisme ?

C. T : La quête de « la meilleure version de soi-même » branchée sport et smoothie en 2010 est revue aujourd’hui à la sauce New Age. La promesse est de « nous faire sortir de la caverne » pour nous transformer en sur-personne libérée de la superficialité, de l'ego et du marasme ambiant. Il s'agit aussi d'un argument marketing extrêmement bien rodé pour vendre des séminaires à 3 333 euros ou vendre des fringues censées « favoriser l’éveil spirituel » comme le fait Jaden Smith avec sa marque MSFTSrep. Mais ne nous trompons pas, cette rhétorique antisystème est très individualiste et laisse totalement de côté la critique sociale : le New Age ne propose jamais de solutions concrètes au fait que les plus faibles sont oppressés au bénéfice de quelques dominants, il ne parle pas de lutte des classes. Les cristaux ne changent pas le fait qu'il y a d'un côté des possédants, de l'autre des personnes qui vendent leur force de travail pour pas grand-chose. Au contraire, il tend à faire du contournement spirituel, à savoir expliquer des problèmes très politiques – la pauvreté, le sexisme ou le racisme par exemple – par des causes vagues. Vous êtes victime de racisme ? Vibrez à des fréquences plus hautes. Votre patron vous exploite ? Avez-vous essayé le reiki ?

Le bien-être est-il aussi l'apanage d'une classe sociale ?

C. T : Prendre soin de soi est un luxe : il faut avoir le temps et l'argent, c'est aussi un moyen de se démarquer. Le monde du bien-être est d'ailleurs formaté pour convenir à un certain type de personne : blanche, mince, aisée et non handicapée. Cela est particulièrement visible dans le milieu du yoga : au-delà de la barrière financière, la majorité des professeurs sont blancs et proposent des pratiques surtout pensées pour des corps minces, valides, sans besoins particuliers.

Pensez notre bien-être personnel sans oublier les intérêts du grand collectif, c'est possible ?

C. T : Les espaces de bien-être sont à sortir des logiques capitalistes, pas à jeter à la poubelle car ils ont des atouts majeurs : ils font partie des rares espaces dédiés à la douceur, au soin, à la prise en compte de nos émotions, de notre corps, de notre vulnérabilité. Il s'agit tout d'abord de les transformer pour ne plus en faire un bien de consommation réservé à quelques-uns, mais un bien commun. C'est ce que fait le masseur Yann Croizé qui dans son centre masse prioritairement des corps LGBTQI+, mais aussi âgés, poilus, handicapés, souvent exclus de ces espaces, ou la professeure de yoga Anaïs Varnier qui adapte systématiquement ses cours aux différences corporelles : s'il manque une main à quelqu’un, aucune posture ne demandera d’en avoir deux durant son cours. Je recommande également de penser à l’impact de nos discours : a-t-on vraiment besoin, par exemple, de parler de féminin et de masculin sacré, comme le font de nombreux praticiens, ce qui, en plus d’essentialiser les qualités masculines et féminines, est très excluant pour les personnes queers, notamment trans, non-binaires ou intersexes. Il faut ensuite s'interroger sur les raisons qui nous poussent à adopter ces pratiques. Tant que l'on utilisera le yoga pour être en forme au travail et enrichir des actionnaires, ou le fitness pour renflouer son capital beauté dans un système qui donne plus de privilèges aux gens « beaux », on aura un problème. On peut en revanche utiliser le yoga ou la méditation pour réapprendre à ralentir et nous désintoxiquer d'un système qui nous veut toujours plus rapides, efficaces et productifs. On peut utiliser des pratiques corporelles comme la danse ou le mouvement pour tirer plaisir de notre corps dans un système qui nous coupe de ce plaisir en nous laissant croire que l'exercice physique n'est qu'un moyen d'être plus beau ou plus dominant (une idée particulièrement répandue à l'extrême-droite où le muscle et la santé du corps servent à affirmer sa domination sur les autres). Cultiver le plaisir dans nos corps, dans ce contexte, est hautement subversif et politique... De même, nous pourrions utiliser les pratiques de bien-être comme des façons d'accueillir et de célébrer nos vulnérabilités, nos peines, nos hontes et nos « imperfections » dans une culture qui aspire à gommer nos failles et nos défauts pour nous transformer en robots invulnérables.

À LIRE

Camille Teste, Politiser le bien-être, Binge Audio Editions, 2023

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.
commentaires

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  1. Avatar Anonyme dit :

    Article intéressant mais tout critiquer sous le prisme du wokisme est vraiment lassant et tout aussi dangereux que le néo libéralisme qu'il prétend combattre. Je me demande quelle formation de yoga cette personne a reçue lorsqu'elle évoque le soit disant non accueil des différences des corps dans les cours. Un prof propose toujours des adaptations des postures mais il n'a pas à s'abstenir de proposer une posture. C'est un travers demago et dangereux que propose cette personne..il y aurait encore beaucoup à dire sur la soit disant appropriation culturelle qui montre surtout une évidente fermeture d'esprit. Tout le contraire d'un prof de yoga, en somme.

  2. Avatar Fabienne dit :

    J'ai lu l'article avec grande attention. Ce qui me fait réellement mal, est que l'autrice ce dit prof de Yoga... Elle n'a pas l'air d'avoir compris l'essentiel : yoga veut tout simplement dire connexion. Par contre, il est vrai que certains, utilisent la science du Yoga pour en faire un big business, mais de là à généraliser, c'est un grand pas, manquant totalement d'un autre principe du Yoga, la compassion.
    Vivre le cœur ouvert avec grande humilité, apportant de l'aide à qui en a besoin et le désir, ça, c'est également du Yoga. Et mettre tous les yogistes dans le même panier en les dépeignant comme des êtres sur leur petit nuage pas du tout conscient de ce qui se passe dans le monde est complètement erroné... Vraiment triste d'essayer de détruire de cette manière des valeurs que l'autrice ne semble pas connaître

  3. Avatar Sirdeck dit :

    Je suis toujours étonné de voir des personnes se porter la critique à elles-mêmes sans s'en rendre compte :
    "wokisme [aka l'éveille aux discriminations] est vraiment lassant et tout aussi dangereux que le néo libéralisme" "le soit disant non accueil" "un travers demago et dangereux" "la soit disant appropriation culturelle"
    =
    "une évidente fermeture d'esprit. Tout le contraire d'un prof de yoga, en somme"
    En effet, un bon résumé de tout ce qui a précédé.

  4. Avatar Sirdeck dit :

    Je ne suis pas Yogi, mais j'en fréquente depuis des décennies. Certains nouveaux profs de yoga se sont autoformés sur youtube (je caricature à peine). Vous décrivez fort bien ce nouveau marché et ses causes profondes. Dans les années 50-60, des gens allaient en Inde (pas que les Beatles) et tombaient dans le Yoga. Ils en revenaient avec une formation pratique traditionnelle qu'ils adaptaient plus ou moins aux Occidentaux. Parmi elles, je me souviens d'une personne qui l'a utilisée pour réduire son Handicape. Peut-être que les séquelles de sa poliomyélite l’ont rendu particulièrement attentive aux capacités de chacun. Je vois qu'Eva Ruchpaul participe toujours à la formation des profs. Je comprends que la prise en compte des déficiences pour la construction d'un cours reste centrale.
    Mais ce type d'approche est aujourd'hui très minoritaire dans le business du Yoga.

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