Les nouvelles spiritualités chahutent notre vision du monde. Elles seraient le fruit d’une longue évolution qui n’a pas encore terminé sa mue. Analyse du sociologue et philosophe Raphaël Liogier.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que Raphaël Liogier est un penseur atypique. Son ouvrage paru en 2012, Souci de soi, conscience du monde, esquissait les contours d'une « religion » dans laquelle nous serions plongés sans en être conscients : l'individuo-globalisme. Avec son nouvel ouvrage, Khaos, le sociologue et philosophe va encore plus loin. Selon lui, le boom d'intérêt pour les nouvelles spiritualités ne fait que poursuivre l'aspiration amorcée avec les Lumières du XVIIIe siècle et que l'industrialisme a ensuite étouffé.
Pour comprendre les spiritualités d’aujourd’hui, vous remontez au XVIIIe siècle. Pouvez-vous nous expliquer cette filiation ?
Raphaël Liogier : C’est en effet au XVIIIe siècle que surgit la promesse moderne. Contrairement à ce que l'on a dit pendant des années, elle n'est pas l'annihilation de la spiritualité. Le mot de « modernité » indique que la transcendance n'est pas ce qui est imposé de l'extérieur par un ordre religieux unilatéral, mais ce qui est en nous. Les philosophes de l'ère moderne appellent cela « la subjectivité ». Son aspect politique est la démocratie, qui est elle-même une expérience mystique : la source de la vérité politique devient l’agglomération de nos subjectivités. C’est aussi cette idée de subjectivité transcendantale, que l’on retrouve chez Kant, qui est à l’origine de la logique des droits de l’homme, appelés aussi, d’ailleurs, « droits subjectifs ». C’est l’idée que nous avons des droits indépendamment de notre place dans la société, puisque nous sommes transcendantalement des sujets. Cette subjectivité a abouti finalement à la logique actuelle du « c’est mon choix » qui ne nécessite aucune autre justification.
Du côté de la spiritualité, comment opèrent ces changements de représentation ?
R. L. : L'expérience mystique a toujours existé, mais elle était limitée à certains groupes : soufis musulmans, kabbalistes juifs, mystiques chrétiens, etc. Dans les mondes traditionnels, les mystiques, ceux qui revendiquent de faire l’expérience personnelle de la vérité, sont soit des membres de confréries, de sociétés initiatiques, soit des êtres totalement marginaux. Au Moyen Âge ou dans l'Antiquité, les mystiques étaient à la fois fascinants et persécutés. En affirmant que la transcendance est en soi-même, ils remettaient en cause les autorités. Au XVIIIesiècle, ce droit de critiquer, de n’avoir d’autre justification à sa vie que sa subjectivité, est proclamé, pour la première fois dans l’histoire. En situation moderne, la revendication de la « vérité subjective » est normalisée et généralisée, elle va de soi.
Vous dites que cette déclaration de liberté est tellement radicale au XIXe siècle qu'elle en devient trop difficile à supporter…
R. L. : La spiritualité de la subjectivité libère l’individu de l’ordre transmis, mais du même coup lui fait perdre la sécurité mentale qu'offre la tradition. Et le fait de perdre ce cocon protecteur a engendré une décharge générale d'anxiété. C’est à mon sens ce qui a produit le nihilisme et le matérialisme du XIXe siècle, qui semble être dans la continuité de la philosophie des Lumières, alors que c’est une réaction angoissée et productiviste contre l’incertitude qui va de pair avec la liberté. Économiquement et socialement, cela va engendrer l’industrialisation, le capitalisme ; puis l'État lui-même va devenir une religion rationaliste, la science va se transformer en culte positiviste, et, progressivement, on va nier toute forme de spiritualité comme étant de la superstition.
Et qu'est-ce que c'est que le New age dans tout ça ?
R. L. : C'est juste que la subjectivité transcendantale, idée centrale du XVIIIe siècle qu'on n'a pas pu assumer collectivement au XIXe, insiste et ressurgit. Elle prendra forme dans le New Age, la méditation, le bouddhisme occidentalisé, le développement personnel, le coaching. Dans les années 1970, elle ressurgit au moment où le matérialisme pur s'est épuisé, où les gens n'arrivent plus à trouver de sens. L’argent, la machine à laver, la télévision, n’arrivent plus à les combler.
Dès la fin des années 1980, le système matérialiste va d'un côté déprécier la spiritualité comme relevant de la superstition, et d'un autre côté l'intégrer dans son système productif à travers le coaching ou la méditation. On réoriente les aspirations spirituelles pour en faire des vecteurs matérialistes. On en fait quelque chose de technique, qui n'est plus subjectif mais objectif, et permet d'entrer sur le marché avec des packages. On fait des master classes de spiritualité, comme si le bonheur ou la vérité intérieure étaient une compétence technique. On utilise les états modifiés de conscience pour se rendre plus efficace et plus productif. On le voit bien dans les cultures d’entreprise du nouveau capitalisme, des startups, où il s’agit d'être efficace tout en ayant l'esprit détendu par la pratique du yoga ou de la méditation.
Pourquoi est-ce que les questions religieuses, en France et ailleurs, sont souvent focalisées sur les tensions entre les religions « du Livre » (catholicisme, islam, judaïsme), ou entre elles et la société, alors que l'intérêt pour les nouvelles spiritualités est omniprésent ?
R. L. : Les religions « du Livre » sont en effet souvent associées à des sujets de controverses plutôt qu'à un contenu spirituel : le mariage pour tous, l'islamisme, le terrorisme, Houellebecq. Le maître mot, c'est l'identité, cela crée des conflits politiques et sociaux. Cette obsession de la perte d’identité est caractéristique du cycle que traverse notre monde, celui de l’épuisement des valeurs industrialistes. Se généralise alors cette angoisse d’être réduit à des produits manufacturés, à des profils numériques ; d’où l’accroche à l’identité catholique, par exemple, chez des gens qui, de leur propre aveu, ne croient pourtant pas au dogme chrétien.
Comment votre concept de « l'individuo-globalisme » s'applique-t-il à l'explosion actuelle des nouvelles spiritualités ?
R. L. : L'individuo-globalisme est le cœur de la modernité. Le mot « individu » vient de la théologie pour exprimer l’indivision entre le divin et l’humain en Jésus. C’est intéressant, parce que le fait d’utiliser « individu » pour désigner tous les hommes veut bien dire dès lors que le divin est en l’homme. Les traditions ne sont pas abolies pour autant dans la modernité, mais elles ne font que porter la trace d’une vérité enfouie en chacun de nous. C’est ce qui explique que l’homme moderne est fasciné par les traditions, mais par les traditions au pluriel, par la diversité des expériences spirituelles auxquelles elles donnent lieu. Ce qui fait qu’une des pratiques de la religiosité moderne consiste à faire l’expérience de sa vérité intérieure en passant d’une tradition à l’autre. Et pour construire notre individualité, nous cherchons des traces de transcendance dans le monde global. Cet individuo-globalisme est la spiritualité de la modernité qui peut se déployer dans la théosophie, le New Age, le bouddhisme occidentalisé, le néochamanisme et tout ce que l'on voit aujourd'hui.
Quelles sont les principales nouvelles approches que vous avez développées dans votre réflexion sur ces sujets ?
R. L. : Le point central de mon livre se trouve dans son titre : KHAOS, Théorie de la modernité réelle. « Chaos », étymologiquement, signifie « vide ». Ce que je veux essayer de montrer, c'est que le chaos, au sens antique, n'est pas le manque d'ordre, le désordre, mais ce qui peut produire un ordre.
Aujourd'hui, nous sommes arrivés à l'épuisement de la rationalité pour la rationalité, et nous sentons bien qu'il y a quelque chose de plus grand que nous, qui ne peut pas être déterminé. L'idée du chaos peut nous sauver, mais l’idée du chaos positif, le khaos, ce qui transcende toutes les représentations et permet le dépassement de la négativité collapsologique et les angoisses de fin du monde, y compris pour imaginer l’impossible, des solutions écologiques suprêmement créatives.
Cette interview est parue dans le numéro 32 de la revue de L'ADN - Tous chamanes, Enquête sur les nouvelles spiritualités. Vous pouvez vous procurer votre exemplaire en cliquant ici.
À PROPOS DE RAPHAËL LIOGIER
Sociologue et philosophe, professeur des universités à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, il a dirigé l'Observatoire du religieux de 2006 à 2014. Diplômé en philosophie de l'université d’Édimbourg, il enseigne également au Collège international de philosophie. Il est aussi chercheur associé au laboratoire Sophiapol à l’université Paris 10 Nanterre. Ses recherches portent sur la mutation des identités, religieuses en particulier, dans la globalisation, sur les croyances, les mythes contemporains, les constructions imaginaires individuelles et collectives et leurs conséquences politiques, sociales et économiques.
À LIRE
Raphaël Liogier, Khaos, Théorie de la modernité réelle, Les Liens qui Libèrent, à paraître en 2024
Raphaël Liogier, Souci de soi, conscience du monde, Vers une religion globale ? Armand Colin, 2012
Il me faut maintenant comprendre plus encore....