Le néochamanisne a le vent en poupe, et pas seulement chez les Occidentaux en quête d'authenticité exotique. Les communautés autochtones aussi s'en emparent pour s'émanciper et renouer avec leurs traditions perdues.
D'où vient cet appétit croissant pour la spiritualité ? Dans quelle dynamique s'inscrit cette tendance et qui concerne-t-elle ? Pas seulement les néohippies en stage de yoga à Goa et les cadres lessivés. Depuis quelques décennies, des communautés autochtones aux quatre coins du globe se (re)tournent vers les nouvelles spiritualités pour réaffirmer leur héritage culturel et faire revivre d'anciens modes de vie. Au sein du département de sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal, Nicolas Boissière s'est penché sur le cas du néodruidisme comme réinvention et reconstruction du druidisme antique. Au fil de ses recherches, l’anthropologue a pu observer la manière dont le néopaganisme et le néochamanisme sont parfois mis au service de la réappropriation culturelle. Interview.
Quelle différence entre le new age des années 80 et celui d’aujourd’hui ?
Nicolas Boissière : Le new age des années 70-80 était confiné aux marges. À l’époque, la littérature ésotérique était réservée aux librairies spécialisées. En plus de s’être largement diffusé dans la culture populaire et quotidienne, le nouveau new age est largement exposé médiatiquement. Cette massification du phénomène imputable a été fortement stimulée par Internet : chacun peut désormais se former au druidisme depuis chez soi. En outre, les démographies touchées ont aussi évolué. Jusqu’au début des années 2000, le profil des personnes qui pratiquaient les nouvelles spiritualités était homogène : une écrasante majorité de femmes blanches, souvent issues des classes moyennes supérieures – ce que Pierre Bourdieu qualifie de « petite bourgeoisie nouvelle », (des professions libérales, des enseignants, des journalistes, des soignants...) – et des communautés LGBTQA+. Peu d’hommes et peu de personnes racisées, ce qui a bien changé aujourd'hui.
Néopaganisme et néochamanisme : c’est quoi ?
N. B : Le néopaganisme recouvre un ensemble de traditions religieuses, spirituelles et magiques qui cherchent à reconstruire et réinventer les religions préchrétiennes, préjudaïques et préislamiques ayant existé en Europe et près du bassin méditerranéen : les religions des Grecs, des Romains, des Égyptiens, des Celtes, des Scandinaves, des Slaves, des Pré-Israélites ou des Mésopotamiens. Le néopaganisme implique donc une réappropriation de systèmes religieux passés aujourd’hui disparus. Certaines formes de néopaganisme sont éclectiques : elles puisent dans différentes traditions, ce qui est le cas de la Wicca, une forme de sorcellerie moderne. De son côté, le néochamanisme est le mouvement découlant de la volonté de se réapproprier des systèmes chamaniques, annihilés avec la colonisation de peuples autochtones partout dans le monde. Comme dans le paganisme, le chamanisme connaît plusieurs aires culturelles : nord-américaine (avec les Sioux, les Lakotas, les peuples autochtones du Québec…), sud-américaine, sibérienne, océaniennes (aborigènes ou maoris), africaines et asiatiques. Dans cette nébuleuse hétérogène que forment le néopaganisme et le néochamanisme, certains pratiquants vont favoriser une approche plus traditionaliste, en se focalisant sur une tradition spécifique comme le néodruidisme, le néopaganisme scandinave ou sur le néochamanisme nord-américain, tandis que d’autres vont mêler les référents cosmologiques et les aires culturelles. Plus largement, ces deux mouvements s’expliquent par l’envie de renouer avec une manière de vivre supposément plus authentique qui aurait été perdue par les sociétés occidentales suite à la christianisation, l’industrialisation, l’urbanisation et l’avènement du néolibéralisme. Il s’agit de retrouver un ailleurs, historique dans le cas des néopaïens, socioculturel dans le cas du néochamanisme qui s’articule autour des traditions de peuples autochtones contemporains. Pour d’autres encore, il s’agit de renouer avec un héritage culturel plus ou moins lointain.
Ces deux mouvances s’inscrivent dans une dynamique précise : laquelle ?
N. B : Ces mouvements s’articulent autour d’une altérité sublimée dans laquelle l’Autre (le chamane, le païen...) est perçu comme plus pur, plus authentique, et évoluant dans une société plus égalitaire, plus ouverte et surtout plus harmonieuse avec la nature. Dans cette perspective, le passé et les peuples autochtones sont mis à distance et idéalisés, un processus cognitif que la sociologue Véronique Altglas identifie comme phénomène d’exotisation. Cet imaginaire et ces représentations d’un Autre radicalement différent infusent fortement les nouvelles spiritualités, notamment au travers de certains pays (l’Inde) ou pratiques (le yoga et l'ayurvéda) qui participent à nourrir une représentation de la radicalité identitaire. On retrouve dans les sociétés occidentales contemporaines la facette inverse de cette représentation sublimée avec l’Islam et les pays musulmans, qui représentent également un Autre radicalement différent, mais de manière négative cette fois.
Aujourd’hui, le néodruidisme a été purgé de certains éléments : sacrifice d’animaux, misogynie... Pourtant, il se revendique toujours d'un héritage spécifique.
N. B : Cela pose une question importante : comment fait-on pour reconstruire et réinventer une religion qui a existé dans un système socioreligieux radicalement différent ? Les chercheurs qui se sont intéressés à l’exotisation ont expliqué que ce rapport très idéalisé des Autres nécessite un processus de « domestication », pour s'approprier les pratiques et les ancrer dans nos modes de vies. Il ne s’agit pas de les reproduire avec exactitude, mais de s’emparer d’un état d’esprit. Cela induit donc une double posture : prendre des modèles comme références mais accepter de les adapter. Les néodruides ont résolu ce paradoxe en conceptualisant le druidisme comme une tradition vivante, qui doit évoluer en fonction de l’esprit du temps et du lieu où il est pratiqué. Les néodruides s’autorisent ainsi à transformer le druidisme de l’Antiquité. Celui-ci a pris fin entre le 1er et le 5e siècle de notre ère sous le coup de la conquête des territoires Celtes par les Romains. La raison officielle : la pratique de sacrifices humains, perçue comme un marqueur de barbarie. La raison non officielle : éradiquer les druides, acteurs clé de la politique celte, permettait d’asseoir la colonisation. La christianisation a achevé de sabrer le système. C’est au 18ème siècle en Grande-Bretagne que des individus ont souhaité réinventer le druidisme pour, entre autres, restaurer une identité celtique.
Cette mouvance s'observe-t-elle ailleurs dans le monde ?
N. B : Dès les années 1970-80, des peuples autochtones victimes de génocides culturels se sont engagés dans un processus militant de réappropriation de leur culture au travers du registre de la spiritualité. Au Québec, la colonisation a été particulièrement sauvage et brutale. Jusqu’aux années 1980, l’objectif était de « tuer l’Indien au cœur de l’enfant », de blanchir les populations par le biais de pensionnats où étaient annihilées toutes traces (familiales etc.) de référents autochtones. Pour ce faire, ils puisent dans les traditions orales et ancestrales, mais aussi dans le langage new age, un langage globalisé articulé autour de visions du monde, de prières, de rituels et d’esthétiques particulières. La socioanthropologue suisse Manéli Farahmand a par exemple étudié le néochamanisme Maya, pratiqué pour se réapproprier les traditions précolombiennes. Pour cela, les adeptes mélangent les savoirs traditionnels mayas et le yoga. En Sibérie, l'anthropologue Ksenia Pimenova a travaillé sur le néochamanisme Touva, dont les savoirs ont été éradiqués avec la soviétisation. Depuis la chute du bloc soviétique, les Touvas de Sibérie, qui forment l'une des nombreuses républiques de la fédération russe, cherchent à renouer avec leur héritage en mêlant leurs traditions oubliées au chamanisme de Michaël Harner. Cet anthropologue américain a fondé la Foundation for Shamanic Studies au travers de laquelle il propose une version universalisée du chamanisme, un chamanisme désethnicisé, qui serait la condensation de toutes les croyances et pratiques (le core shamanism) que l'on retrouve dans le monde, qu'il enseigne au travers de stages, formations et publications.
Comment se traduit ce métissage des influences ?
N. B : Dans ce langage new age globalisé, on retrouve également l’usage massif des tarots, des oracles, que les peuples autochtones utilisent non plus pour décrypter l’avenir mais pour obtenir des « guidances », une séance permettant de tirer des enseignements pour « lever le voile » et « mieux suivre sa voie. » Ce processus de réappropriation culturelle des peuples autochtones participe aussi du panindianisme ou panaméricanisme : un mouvement global de retour à l’identité autochtone que l’on retrouve partout en Amérique, mais aussi dans les pays celtes (Irlande, Écosse, etc.) avec un mouvement similaire, le panceltisme. Le dénominateur commun de ces mouvances : un grand brassage de cultures et de partages de croyances et de pratiques. En Amazonie, où j’ai effectué un séjour d’études pour un autre projet de recherche, le chef de la communauté Arapyú, qui s’inscrit dans un processus de réappropriation de sa culture afin d'échapper à l'extinction, diffuse sur Facebook énormément de contenus en lien avec l’imagerie des peuples autochtones d’Amérique du Nord – des ours et des loups par exemple – soit des animaux qui n’existent pas en Amazonie.
Quels bienfaits retirent les néochamanes de ces pratiques ?
N. B : Finalement, pour toutes les personnes cherchant à se réapproprier leur culture, la dimension politique est prépondérante. Il est toutefois aussi question de processus de guérison, parfois même de survie. Toutes les personnes engagées dans ces processus m’ont fait part d’une « réconciliation identitaire » – pour reprendre la formule de l’anthropologue Véronique Jourdain – participant à une amélioration de la vie quotidienne. En outre, cette recherche d’harmonie, d’authenticité et de rapports pour rééquilibrer la nature peut participer à une transformation sociale – peut-être un peu minime, peut-être exprimée uniquement sur le plan idéologique – mais qui existe tout de même. Finalement, jusqu'aux années 1960, l’authenticité religieuse était garantie par une institution à qui on reconnaissait un pouvoir. Les processus de validation collectifs étaient alors très forts, ce qui n’est plus le cas du tout avec les nouvelles spiritualités. Les mouvements sont bien plus diffus, et comme l'édicte le néolibéralisme, ils mettent l'emphase sur les individus, garants de l'authenticité, et cela leur donne donc des formes très hétéroclites.
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