Plus besoin d'infiltrer Discord et Reddit pour apprendre comment consommer cocaïne ou MDMA.
Dorénavant, des créateurs de contenu racontent tout, en appliquant leur maquillage ou en parlant de la pluie et du beau temps. Dosage, prix de vente et effets : pour tout apprendre sur les drogues et la manière de les consommer, les réseaux ont développé de multiples conduits pédagogiques. Jadis confinés à d'obscurs forums et recoins sombres du net, ils sont désormais partout, de YouTube à TikTok. Ecstasy, kétamine ou champignons hallucinogènes, toute drogue a désormais ses adeptes et ses tutos. En l'honneur des 80 ans de la première prise volontaire de LSD, petite mise à jour sur l'histoire d'amour entretenue entre Internet et les consommateurs de buvards d'acide.
Tout savoir sur les drogues en 10 minutes
Parmi les comptes les plus influents du moment sur la question, la chaîne YouTube Psyched Substance. Lancée en 2015 par le Canadien Adam, elle enregistre plus de 270 vidéos et compte quelque 2,5 millions d'abonnés. Gros consommateur de champignons hallucinogènes, Adam pose clairement les bases dans son descriptif : « Je suis ici pour fournir éducation et sensibilisation précises à l'utilisation en toute sécurité de certaines pratiques très "taboues". Ces pratiques n'ont plus à l'être. La sécurité de chacun est plus importante que le maintien de cette stigmatisation ridicule. » Au programme : ecstasy, LSD et psilocybine, le principe actif de certains champignons hallucinogènes, administrés en micro ou macrodoses selon la vidéo. Pour une soixantaine de dollars, sa communauté peut aussi s'offrir les produits dérivés du youtubeur, comme sa couverture ou sa combinaison pelucheuse, décorés de petits champignons et qui brillent dans le noir « pour triper ».
Avant ses vidéos, il précise qu'il ne souhaite inciter personne à consommer quoi que ce soit et qu'il recommande de ne PAS CONSOMMER DE DROGUES. Dans l'un de ses derniers contenus, le youtubeur établit le classement de ses drogues préférées de 2023, reprenant un format classique des vidéos YouTube, que les fans de bouquins et de maquillages utilisent pour classer leurs romans ou palettes de maquillage favoris. Pendant une vingtaine de minutes, il distribue sur un diagramme différentes drogues (cannabis, MDMA etc.) selon leur catégorie : « je ne peux pas m'en passer », « j'utiliserais tous les jours si je pouvais », « bien pour des occasions spéciales », « beaucoup trop flippant », « j'aurais jamais essayé » et « je déteste ». Sur YouTube, le Canadien multiplie les formats : il note et compare en direct ses trips sous champignons aux effets du cannabis dans sa vidéo Mushrooms VS Weed, soupèse les risques et avantages du LSD dans LSD : RISK VS REWARD ou encore utilise habillages sonores et effets visuels pour retranscrire les effets produits par le DMT (ou diméthyltryptamine), une drogue hallucinogène connue pour procurer des effets similaires à ceux décrits par les personnes ayant déjà vécu une expérience de mort imminente.
Même combat sur la chaîne @HamiltonMorris. Le journaliste de Vice opte ici pour une approche plus académique, en partageant une interview de quatre heures de Dennis McKenna, ethnopharmacologue américain, chercheur en pharmacognosie et auteur américain qui développe depuis le début des années 70 la science des psychédéliques, ses échanges avec un chimiste spécialisé et ses doutes quand au bien-fondé d'un pan loufoque des réseaux que l'on retrouve sous les #chemistry (8 milliards de vues). Ce pan de TikTok où se déroulent des expériences les plus farfelues et étincelantes (fabriquer de la mousse fluo à base d'insectes, etc.) est devenu un portail pour les adeptes en quêtes de nouvelles expérimentations (comment mixer cocaïne et héroïne), de conseils pratiques (comment changer de dealer sans le froisser) et de retours d'expériences plus ou moins enthousiastes (comment la prise d’hallucinogènes les a conduits à inonder leur maison, « drôle sur le moment », mais « compliqué le lendemain » ). Un usage des réseaux qui n'a pas de secrets pour Rémi*.
« C’était le bon vieil Internet, une autre époque »
En 2008, ce père de famille aujourd'hui âgé de 38 ans, traverse un deuil douloureux. Au fil de ses tribulations initialement destinées à explorer la spiritualité, il tombe sur le psychédélisme. Désireux de multiplier les expériences alors qu'il vient de quitter le domicile de ses parents, il explore le forum américain Erowid et le français Psychonaut. « Je partais vraiment de zéro, nous confie-t-il. À part un pétard occasionnel, je n'avais jamais rien testé, et je voulais me renseigner sur les effets. C'était la grande époque des forums, et il y avait de tout. » Après sa première prise, de la salvia divinorium qui se fume dans un bang, il continue à fréquenter le forum, qui avec ses conseils lecture et ses documentaires, constitue « une porte ouverte sur la culture psyché. » Là, les utilisateurs ne lésinent pas sur les détails. Dans leur « trip report », ils partagent toutes les informations utiles : leur poids, leur taille, la quantité de produit absorbé, les effets à attendre, les précautions à prendre pour limiter les risques et les mesures à suivre pour maximiser les effets. Sur ces forums, ceux qui partageaient du contenu étaient très bien renseignés et jouaient un peu le rôle de grand frère pour les jeunes cons de 14 ans qui voulaient mélanger les substances n'importe comment. Rémi rit : « En fait, c'était une manière un peu geek, un peu intello de se droguer. » Légèrement nostalgique, il souligne : « Pas de conspirationnisme, mais un carrefour de cultures qui apprenaient beaucoup sur la manière dont fonctionne la conscience et dont les psychédélismes étaient utilisés dans le chamanisme. C’était le bon vieil Internet, une autre époque. »
GRWM : confessions et prévention
Évidemment, tout est loin d'être expériences cathartiques, nimbées de chaude lumière et arc-en-ciel. De plus en plus de témoignages à la fois décomplexés et pragmatiques faisant office de mise en garde apparaissent sur TikTok. Ils concernent principalement l'oxycodone et le fentanyl, un opiacé connu pour avoir des propriétés analgésiques environ 100 fois supérieures à celles de la morphine et 50 fois à celle de l'héroïne. Les deux substances sont classées comme stupéfiants, mais sont commercialisées en France pour leur usage en tant qu'antalgiques. Ces témoignages se glissent même dorénavant dans les célèbres vidéos GRWM (pour get ready with me, préparez-vous avec moi), où des créateurs de contenu se filment en déroulant leur routine matinale et en partageant leurs problèmes d'addiction actuels ou passés.
« Préparez-vous avec moi et parlons de ma consommation de fentanyl », démarre la vidéo publiée récemment par la mannequin Mae Van Der Weide. Dans ce contenu visionné déjà plus de 4,5 millions de fois, la jeune femme parle ouvertement de son addiction au fentanyl, de ses troubles alimentaires et de sa dépression tout en appliquant délicatement du correcteur sur son visage, les mains tremblantes. Sur TikTok, les #fentanylawareness (340 millions de vues) et #fentanylkills (515 millions de vues) montrent aussi bien des photomontages d'adolescents morts d'overdoses, que des films issus de caméras de surveillance ayant capturé l'arrivée des ambulanciers chez des particuliers en pleurs, la sortie sous sac mortuaire d'un jeune homme décédé, des commentaires de personnes soulagées que leur dealer ait refusé de leur vendre l'analgésique, ou des journaux intimes vidéos relatant les effets secondaires du sevrage.
Drogues + Internet = une longue histoire d'amour
Rien d’étonnant à ce que drogues et Internet fassent si bon ménage. Depuis sa création, Internet s'est rêvé comme un lieu de contre-culture. La drogue a volontiers trouvé sa place comme étant l'expression de sa personnalité, de sa créativité et qui pouvait même aider à la connaissance de soi. C'est presque devenu un cliché : l'ayahuasca fait planer la Silicon Valley depuis quelques années. Timothy Ferriss, entrepreneur américain auteur du best-seller La Semaine de 4 heures déclarait déjà en 2016 au New Yorker : « En consommer est aussi fréquent ici que de prendre un café. » Sur la côte californienne, on parle de plus en plus de la plante, qui peut pourtant laisser de graves séquelles psychiatriques et physiques, comme d'un médicament. Une adhésion massive qui ne tombe pas de nulle part. De nombreux grands noms de la Silicon Valley, de Bill Gates à Steve Jobs, ont rendu public leur consommation de LSD. Une histoire d'amour dont les premiers battements remontent aux années 60, lorsque la drogue s'infiltre dans les sphères universitaires et alternatives de Menlo Park et Palo Alto et que la première génération de geeks comment à travailler sur le projet Arpanet. Une affinité élective qui n'a pas dit son dernier mot.
*Le prénom a été modifié
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