À l'écran, elles éventrent leurs victimes et boivent leur sang. Mais surtout, elles se gavent sans complexe et à outrance. Peut-être pour assurer au spectateur un plaisir des plus cathartiques.
« Remplis de cannibales, de vampires et de meurtrières qui dévorent et laissent à l'excès libre cours à leurs envies, le genre de l'horreur permet aux femmes de se libérer des restrictions qui musellent leur appétit », analyse Dazed. Depuis des décennies, les films d'horreur mettent en scène des protagonistes féminins avalant férocement et à pleine main pop-corn, sandwichs ou boyaux. Voilà pourquoi.
Un appétit insatiable et débridé
Dans la série télé d'horreur satirique américaine Swarm diffusée mars dernier sur Prime Video, Janine Nabers et Donald Glover présentent l'histoire de Dre, adolescente afro-américaine obsédée par une pop star calquée sur la chanteuse Beyoncé. Au fil des sept épisodes, le tropisme de la jeune fille se meut en passion meurtrière, et Dre bascule du statut de groupie à celui de tueuse en série. Sans jamais cesser de manger. Dans la série, violence, sexe et nourriture sont toujours intimement liés. Dre mange une tarte après son premier meurtre, un sandwich après son deuxième, et pique des quantités astronomiques de chips et friandises saturées en gras au domicile de sa troisième victime. Dans le deuxième épisode, Dre se présente comme strip-teaseuse et accepte qu'un homme se masturbe devant elle, ce qui ne l'empêche pas de terminer calmement ses bretzels. « Je vais quand même manger », précise-t-elle avec placidité. Et dans le reste des épisodes, les personnages n'ont de cesse de partager des repas. « Les personnages de Swarm mangent de la nourriture avec une facilité qui semble peu familière dans notre société », observe la journaliste de Dazed, notant au passage qu'elle-même n'a jamais eu une relation aussi légère et décomplexée à la nourriture.
Pour elle, la nourriture a toujours été quelque chose dont elle devait se méfier, qu'elle devait « restreindre ou carrément ignorer afin de [s]'adapter à [son] rôle de genre socialement prédéterminé, marqué par la minceur et l'autodiscipline. » Un rapport à la nourriture qui n'a pas beaucoup changé depuis l’hégémonie de « la culture ana » des 2010 sur Tumblr, recyclée aujourd’hui sur TikTok. Sur la plateforme, on s'échange désormais recettes à l'eau et conseils pour maigrir en détournant le remède antidiabétique Ozempic. Comme le note The Cut, le produit entend nous faire entrer dans une ère post-nourriture où régnerait la grossophobie et les repas quasi virtuels. Mais pendant ce temps-là, les films d'horreur assurent l'existence d'un espace qui remet perpétuellement en cause les normes et stéréotypes de genre liés à l’alimentation.
« La véritable horreur, c'est l'appétit des femmes »
Car Swarm n'est pas l’exception, mais plutôt l'acmé d'une vieille tendance. On pense à la scène où Rosemary Woodhouse dévore joyeusement un steak saignant dans Rosemary’s Baby (1968), où Ginger Fitzgerald commence à manger de la chair humaine dans Ginger Snaps (2000), et où Justine dévore de la viande crue tout en s'éveillant à la sexualité dans Grave (2017) de Julia Ducournau. Pareillement, dans la comédie horrifique américaine Jennifer's Body (2009), la protagoniste possédée par un démon pille avec avidité son frigo avant de dévorer les garçons de son lycée. Et dans Bones and All (2022), Maren croque et mange lors d'une soirée pyjama le doigt de l'une de ses copines après l'avoir longuement contemplé avec une certaine sensualité. Selon le critique culturel Peter Biskind, ces débordements superposant faim, sexe et maléfices sont omniprésents dans la pop culture. À propos du film L’Exorciste, il rappelle : « La sexualité féminine émergente est assimilée à la possession démoniaque. »
Le point commun de ces personnages : une faim insatiable qu'elles refusent de refréner, à l'instar de la petite fille vampire du film suédois inspiré du roman de John Ajvide Lidqvist Let the Right One, qui finira même par dévorer son père. On est loin d'Autant en emporte le vent où une Scarlett coquette et menue doit jeûner lorsqu'elle va au bal. « Les femmes doivent montrer qu'elles ont un appétit d'oiseau », la sermonne sa chaperonne, faute de quoi elles ne trouveront pas de mari. Et troubleront l'ordre social. Comme l'explique Laura Maw en 2019 : « Il n'y a rien de plus effrayant qu'une femme affamée. La véritable horreur dans les films d'horreur est l'appétit débridé des femmes. » Toutefois, la subversion a ses limites, même dans les titres horrifiques. Tout d'abord, les protagonistes demeurent sensiblement toujours minces, et ce malgré leur appétit monstrueux. En outre, Dazed rappelle que si ces récits semblent radicaux, c'est uniquement parce que notre culture normalise la faim. Dans l'ouvrage Quand la beauté fait mal, publié en 1990, Naomi Wolf note : « Le gras féminin culpabilise les femmes car nous reconnaissons implicitement que selon le mythe, le corps des femmes n'est pas le nôtre, mais celui de la société. » Un postulat que démembre le genre de l'horreur, à coups d’orgies cannibales et de pulsions assouvies.
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