Si des aliens débarquaient sur Terre, les vidéos humancore leur donneraient envie de nous faire des câlins.
Le humancore n'est pas un énième « core » (Europecore, distopiacore, Twilightcore, Gorpcore...) symptomatique de l'épuisante explosion des micro-tendances envahissant les réseaux. Ce n'est pas non plus pratique, une esthétique, un commentaire pseudo méta ou semi ironique façon meta cringe. Le humancore, c'est l'ensemble des vidéos partagées qui capture « des humains en train d'être des humains » (humans being humans). Il s'agit d'observer ses condisciples évoluer dans leur milieu naturel, un peu comme le feraient des aliens soucieux de chroniquer nos petites tribulations et nos activités les plus banales : regarder un film dans l'avion ou trébucher contre un trottoir.
C'est quoi la tendance humancore ?
Filmées souvent par téléphone et de loin, ces vidéos cumulent des millions de vues sur TikTok. Pour les trouver, il faut suivre les hashtags #humancore, #humans, #humansbeinghumans ou encore #peoplewatching. Là, vous tomberez sur : un vieil homme qui fume une cigarette en faisant défiler devant lui des vinyles, un businessman qui tient la porte à deux gosses tout en pianotant sur son téléphone, un couple qui fait du patin à glace en se donnant la main, une jeune fille qui achète une pâtisserie, deux personnes qui s'enlacent à un feu rouge, des touristes qui se saluent lorsqu'ils se croisent en bateau, d'autres qui cheminent dans une rue de New-York les mains dans le dos… En somme, un catalogue d'instants anodins qui encapsulent une version éminemment tendre et prosaïque de notre réalité.
My life is average : la célébration de la norme
Le phénomène humancore s’inscrit dans la continuité du Tumblr MyLifeIsAverage populaire dans les années 2010. En réponse aux anecdotes relatées sur les portails FML (pour Fuck My Life), où les internautes partageaient des expériences désastreuses de leur quotidien ( « Aujourd'hui, j'ai vu un adolescent renverser une femme, alors je me suis précipité pour l'aider à se relever. Il s'est avéré qu'elle avait un couteau et m'a remercié en volant mon portefeuille et mon téléphone. Fuck my life » ), les pages MyLifeIsAverage (ma vie est lambda) optaient pour la compilation d'instants on ne peut plus banals, symptomatiques de la vie contemporaine. Cela donnait des choses comme : « Aujourd'hui, j'avais prévu de me lever une heure et demie plus tôt que d'habitude. Au lieu de cela, j'ai appuyé sur mon bouton snooze. Genre 10 fois. Puis je me suis levé comme je le fais toujours. » ; « Aujourd'hui, après mon examen, j'avais l'intention d'aller faire mes courses chez Trader Joe's, mais quand je suis arrivé, le parking était plein, alors je suis rentré chez moi pour faire une sieste. » Finalement, quelque dix ans plus tard, le humancore met en vidéo la célébration de la norme, du quotidien, du standard. Mais pas seulement.
Syndrome du main character
L'un des hashtags qui accompagne souvent le humancore est le #maincharacter, en référence à l'expression consacrée sur les réseaux « main character syndrome » (le syndrome du personnage principal). La formule décrit la propension à se penser comme le protagoniste d’une version romancée de sa vie, sur la base de tropes et clichés empruntés aux films, aux séries télé ou à la littérature young adult. En effet, le humancore tend aussi à capturer ces instants, pas forcément joyeux mais jamais tragiques, dignes d'apparaître dans des films d'auteur ou des séries Netflix populaires.
Effet feel good et cathartique : « Cela me donne clairement envie de pleurer »
L'effet procuré par ces vidéos se situe à mi-chemin entre celui de la célèbre scène aime/aime pas du film Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain et des vidéos virales Youtube de 2015 lors desquelles des personnes, inconnues ou non, étaient sommées de se regarder dans les yeux quatre minutes durant. Ce n'est pas une coïncidence si certains montages vidéos reprennent la musique du film American Beauty de Sam Mendes. Plus spécifiquement de la scène où l'un des protagonistes confesse en regardant le film amateur d'un sac en plastique volant dans le vent et feuilles mortes : « Parfois, il y a tant de beauté dans le monde, j'ai l'impression de ne pas pouvoir le supporter, et que mon cœur va juste s'effondrer. » C'est précisément le ressenti de nombreux internautes, qui commentent : « Cela me donne clairement envie de pleurer » ; « cela me fait un bien fou tout ça et en même temps j'ai l'impression de fondre » ; « la meilleure chose qui soit arrivée sur Internet depuis longtemps ». Bref, des vidéos un peu hors du temps qui donnent très envie de croire @avion.black quand il s'épanche sous une vidéo : « J'ai peur mais je pense que tout ira bien pour nous. » Et de, comme commente @lucasleetv, « retomber amoureux de la vie. »
L'andidote au voyeurisme urbain et au corecore
Le humancore, c'est donc le parfait antidote au doomscrooling, à savoir la consommation compulsive et frénétique de contenus qui donne envie de se jeter par la fenêtre (type feu de forêt géant au Canada et sécheresse en Algérie.) Le humancore, c'est aussi le pendant réjouissant de la tendance corecore, qui glorifie le désespoir sur TikTok et tend à encapsuler avec ses montages vidéo l’absurdité de l'époque ainsi que nos questionnements métaphysiques. Récupéré par des créateurs de contenu soucieux de miser sur notre anxiété généralisée, le corecore a été récemment accusé d'afficher un pessimisme démesuré et dépressogène tout en faisant l'apologie de la solitude, de la tristesse et la dépression. Le humancore prend aussi le contrepied de chaînes YouTube comme celle de Kimgary, qui filme en voiture et en silence les quartiers les plus sordides des États-Unis ravagés par la drogue et la pauvreté, ou de Asian Nights, qui hante les rues populaires de Bangkok ou Pataya pour y filmer la vie des prostituées. Là où ces chaînes YouTube ne donnent que dans le voyeurisme urbain. « Nous observons les autres pour glaner des informations sur qui ils sont, ce qu'ils aiment, comment ils se sentent et à quel point nous pourrions les aimer (ou non). (...) Ces déductions ont le potentiel de changer de manière significative la manière dont les gens interagissent avec les autres et s'orientent vers eux », souligne Current Opinion in Psychology. En clair, si le humancore devait voir une unique bande-son, ce serait probablement Human de Rone.
Pas de code promo, pas de mise en scène
Autre raison de la popularité de ces vidéos : elles n'ont aucun code promo à partager, aucun legging à vendre, aucune excuse à présenter pour avoir fui à Dubaï. « Les choses les plus authentiques et les plus fascinantes de la vie d'une personne se cachent dans les moments où personne ne nous regarde », affirme la journaliste Kate Lindsay. Un constat qui pousse certains à s'éloigner des influenceurs. « Les internautes se sont détournés ou désabonnés d'influenceurs en raison de leur allégeance fallacieuse, de leur promotion de mode de vie irréaliste et non durable ou de leurs fausses déclarations », rapportait Psychology & Marketing en 2022. À l’inverse, les vidéos humancore n'ont aucun codes promo à partager, aucun legging à faire acheter, aucune excuse à présenter pour avoir fui à Dubaï.
La vie des autres
À propos du humancore, Kate Lindsay ajoute : « Ce sont les bouts de vie de gens normaux, qui se semblent ignorer qu'ils sont filmés en train d'accomplir ces petits gestes de la vie de tous les jours. Les regarder génère presque l'impression de sortir de son corps, une impression de hors-corps, car nous n'avons pas vraiment d'autres mécanismes pour prendre du recul et contempler notre propre humanité dans son ensemble. Ce que je trouve le plus fascinant chez eux, c’est le fait que lorsque je suis témoin de ces quelques instants à l'écran, ils me rappellent qu’une grande partie de la vie humaine se déroule de manière totalement invisible ».
Évidemment, impossible de mettre en ligne des centaines de vidéos d'inconnus non consentants sans créer une polémique. Récemment, un utilisateur de TikTok s'est fait conspuer après avoir mis en ligne la vidéo d'une femme quittant une salle de projection accompagnée de la légende : « J'ai vu cette queen quitter seule le cinéma après Barbie. » Retour mitigé des internautes qui s'inquiètent : « Je commence maintenant à faire de plus en plus de choses seule. J'ai peur que les gens postent une vidéo de moi avec de la musique triste », écrit une jeune femme. Une autre n'a guère apprécié d'être filmée en train de se promener dans la rue par deux inconnus. Doit-on s'attendre à être filmé même quand on est juste seul et au calme ? « Nous menons collectivement notre propre surveillance », alerte Kate Lindsay. Rappelons que selon Olivia Yallop, autrice de l’ouvrage Break the Internet (2021), la notion de main character côtoie celle d’autosurveillance continue dans un modèle où « tout le monde me regarde toujours, et je me regarde toujours en train de me regarder. »
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