Un supermarché vintage

Recessioncore, l'esthétique de la crise économique

© Aleksandar Pasaric

Éloge de la frugalité et style épuré, la crise économique (aussi) donne lieu à ses planches de tendances.

Il n'y a pas que les séries télé où les jeunes affichent tenues pailletées et surconsommation de drogues qui génèrent une avalanche de styles vestimentaire façon dystopiacore ou royalcore. La crise économique produit également ses usages et symboles encapsulant le zeitgeist.

C'est quoi le « recessioncore » ?

Relativement récent, le terme n'a pas encore été explicité par les chantres de la pop culture que sont le Urban Dictionary et Aesthetics Wiki, « Bible des esthétiques » de niche proliférant sur le Web. Encore une fois, c'est sur TikTok que l'étiquette est née. Le #recessioncore qui compte plus de 3 millions de vues rassemble des contenus hétéroclites : conseils pour faire des économies, exhibition de ses tickets de caisse post-rafles chez Aldi, diatribes anticapitalistes, décryptages économiques et considérations sur notre société consumériste. Bref, toutes les questions susceptibles de tenir le devant de la scène en période de conflits et d'incertitudes sociales. Mais le contenu le plus populaire est la prédiction de tendances stylistiques et l'analyse des évolutions vestimentaires en fonction de la santé économique d'un pays. Le magazine en ligne PolyesterZine revient par exemple sur la théorie de la jupe, ou théorie des ourlets (hemline theory) formulée en 1926 par George Taylor, professeur à l’université de Pennsylvanie. Ce dernier affirme que plus les jupes portées sont courtes, mieux l'économie se porte. Une théorie contredite par d'autres historiens de la mode, qui observent que les vêtements féminins se sont raccourcis en Europe après la Première Guerre mondiale suite aux pénuries de tissus alors que les robes se sont rallongées durant les années 50, période de faste économiques aux États-Unis.

@polyesterzine

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♬ Luxury fashion (no vocals) - TimTaj

« La mode est liée à tout »

Quoi qu’il en soit, la mode – et ce qu'elle raconte de nous – passionne les internautes. « Nous savons tous, grâce à cette scène du Diable s'habille en Prada, que tout dans la mode est lié à tout », déclare l'influenceuse @ufodelaney. Dans une vidéo TikTok vue plus d'un million de fois, elle évoque la façon dont les convulsions économiques de 2008 ont influencé le style vestimentaire aux États-Unis l'année suivante. Alors que la crise des subprimes bat son plein, les créateurs épousent les tons feutrés, les silhouettes épurées, les motifs discrets. Le très populaire sac Hermès Evelyne opte alors pour un logo perforé aux antipodes de la logomania en vogue quelques mois plus tôt. « De nombreux consommateurs reviennent à ce look minimaliste de 2009 – c'est plus modeste, moins flashy. »

Même combat, un peu plus d'une décennie plus tard, alors que l'inflation s'envole et que les entreprises tournent au ralenti. La dernière collection automne-hiver pour hommes de Loewe dévoile des tenues réduites à de simples caleçons, tandis que Dior mise sur des blancs et des beiges discrets. En pleine crise, personne n'aurait envie de voir exhibées des pièces inaccessibles et exorbitantes, soulignait Refinery29 le mois dernier. Même son de cloche chez les experts de la mode. Pour ces derniers, le recessioncore marque le retour à un style vestimentaire plus humble. On s'éloigne alors du maximalisme, du dopamine dressing dont le principe est au contraire de combattre la morosité ambiante et la dépression saisonnière en garnissant nos garde-robes de tenues multicolores, ou de tenues exubérantes affichées dans la série Euphoria.

Recessioncore et poverty cosplay

Et la tendance ne s'exprime pas qu'au sein de la classe moyenne. Au grand dam de certains observateurs attentifs, les célébrités se seraient ces derniers temps tristement illustrées sur les tapis rouges. Comment ? En se dépouillant des traditionnels énormes et scintillants colliers de pierres précieuses prêtés par les marques de luxe. Coïncidence ? Évidemment non. Comme le souligne la photographe Sam sur Twitter : « Non les gars, à ce stade, elles le font exprès ». Une analyse partagée par Millie Roberts dans Refinery29 : « Nous savons que les riches s'enrichissent pendant les périodes de troubles financiers, et qu'ils utilisent leur richesse pour se distinguer subtilement par la façon dont ils s'habillent d'une manière qui ne provoquera pas de contrecoup. Ainsi, même si nous nous habillons de manière plus conservatrice par nécessité financière, les célébrités le font pour démontrer quelque chose, et les colliers – ou plutôt leur absence – ne sont que le début. »

Pour les riches soucieux de faire profils bas, embrasser la tendance recessioncore serait un moyen de ne pas étaler leur fortune de manière ostentatoire en période de conflit économique. Dans un essai publié en 2017 dans Politico, l'historienne et journaliste Kimberly Chrisman-Campbell rappelait effectivement qu'en période de profondes inégalités sociales, les plus fortunés étaient enclins à reproduire les tenues vestimentaires des classes populaires afin de se fondre dans la masse. Un phénomène qui s'exprime notamment au travers d'une certaine fétichisation de la pauvreté. L'historienne américaine Charlene K. Lau y voit « une appropriation des personnes marginalisées et défavorisées, et d'une esthétisation de leur misère. En ce sens, une telle "authenticité" peut être marchandisée et achetée », une tendance que la culture pop a rebaptisée poverty cosplay, ou le fait de se déguiser en personne pauvre. Histoire aussi, comme le rappelle le sociologue Stefano Boni, de se procurer ponctuellement quelques frissons en expérimentant « la vraie vie ».

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.
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