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« Young adult » : comment les jeunes adultes inventent une littérature self-service

Trios amoureux, space operas et enquêtes policières sur fond de bals de promo... La littérature pour jeunes adultes produit des romans qui répondent aux fantasmes les plus précis.

Tout commence en 2005, avec Fascination, le tome 1 de la saga Twilight publié par la maison d’édition américaine Little, Brown and Co. Le roman vaguement néogothique de Stephenie Meyer émoustille toute une génération. Pour suivre les péripéties amoureuses nunuches entre la lycéenne lambda Bella et Edward, vampire tourmenté faussement décoiffé, de nombreux jeunes adultes poussent la porte de leur librairie pour mettre la main sur le roman. Mais là, malaise : le livre est présenté dans le même rayon que Nancy Drew détective et Le Club des Baby-Sitters destinés aux enfants. En France, la maison d'édition Hachette lance alors la collection Black Moon pour accueillir les 4 tomes de Twilight. Et cela valait le coup. Dès 2011, la saga sera vendue à plus de 120 millions d'exemplaires dans le monde. Un nouveau genre de littérature, et un nouveau marché – la littérature dite YA, pour Young Adult (jeune adulte). Qui se montre aujourd'hui particulièrement lucratif et redéfinit en profondeur les modalités de lecture.

Une catégorie littéraire très nébuleuse

Ainsi née la littérature YA, une catégorie de romans aux contours flous censée faire la jonction entre les livres pour enfants et pour adultes. Le sillon sera ensuite creusé par Hunger Games de Suzanne Collins, qui relance en 2008 le genre dystopique et le Battle Royale, puis Nos étoiles contraires de John Green, qui marque en 2012 l'avènement de la sick lit, les livres mettant en scène des personnes gravement malades. Aujourd'hui, non seulement la déferlante YA ne désenfle pas, mais elle s'est solidifiée. Et il y a en a pour tous les goûts, toutes les inclinations régressives, tous les kinks. Même les plus spécifiques. Vous recherchez une d'histoire d'amour avec des vampires/robots/aliens, une aventure avec un ado aux pouvoirs magiques envoyé en pensionnat ou un bouquin steampunk inspiré des contes de fées ? La YA est là. Pour s'y retrouver face à une offre pléthorique, les réseaux vous conseillent, selon que vous soyez en quête de sad gay romance (histoire d'amour gay et triste) ou de mystères ambiance dark acadomia. Suivez le guide.

Chacun cherche son trope

À chaque esthétique, à chaque trope (un archétype, un cliché, une convention de narration), correspond désormais un déluge de roman. « Si vous êtes une femme blanche, que vous avez la vingtaine, que vous êtes en pleine désillusion sur la vie et que vous avez envie de lire quelque chose à propos de quelqu'un qui se fout de tout et qui fait ce qu'il lui plaît tout en étant un peu méchante, alors ce livre est pour vous », affirme Leonie, 25 ans sur sa chaîne YouTube The Book Leo. Si ce résumé vous fait envie, sachez qu'il existe désormais une étiquette qui englobe ce type de fiction : hot/sad girl books (les livres avec des filles belles et tristes). Cela concerne entre autres Mon année de repos et de détente de l'américaine Ottessa Moshfegh, A Certain Hunger de Chelsea G. Summers et les trois romans de l'irlandaise Sally Rooney mettant en scène des waif girls. Au programme : mélancolie, traumas, effondrement psychique, difficultés à communiquer, réflexions sur le conflit israélo-palestinien et résidus d'amours adolescentes.

Si cette atmosphère torturée et intello ne vous convient pas, vous pourrez vous lover dans le confort douillet des cosy mysteries ou cosy crimes. Sous-genre du roman policier, le cosy mystery exclut meurtres violents et scènes glauques, et ne montre que les enquêtes. Généralement menées par un détective amateur (librairie, bibliothécaire, pâtissier ou fleuriste), elles se déroulent la plupart du temps dans un petit village anglais (pensez Miss Marple ou Hercule Poirot). Le concept est bien sûr né en Grande-Bretagne, sous la plume de M.C. Beaton, autrice de la série Agatha Raisin. Aujourd'hui, le genre connaît un renouveau mais conserve un ADN résolument automnal, sur fond de feuilles orangées, de cottages en pierre et de tasses de thé. Point bonus si l'enquête se déroule à Noël. Sur TikTok, le #cosymystery compte déjà plus de 7,6 millions de vues et se décline à toutes les sauces : animaux mignons (avec la série Shady Hollows de Juneau Black, où des créatures des bois vêtues de pulls en laine mènent l'enquête), héros queer (si comme le suggère l'internaute Bettie vous en avez marre des femmes blanches et hétéros), Bernie Sanders (avec le roman Feel the Bern de Andrew Shaffer, où le démocrate en moufles et ses stagiaires tentent de résoudre un crime dans une petite ville du Vermont) et Jane Austen (avec la série Jane Austen Investigates de Julia Golding, qui réécrit l’enfance de l'autrice britannique en tant qu'apprenti détective.)

@thedogearedbook

#Inverted Good luck!! Don’t forget to follow me, @Penguin Random House and tag a friend! NO PURCHASE NECESSARY. Enter between 12:00 AM (ET) on December 9, 2022 and 11:59 PM (ET) on December 30, 2022. Open to US residents, 18 and older. Void where prohibited or restricted by law. #feelthebern #berniesanders #booktok #freebook #booklover #cozymystery #bookseller

♬ original sound - The Dog Eared Book

« Des requêtes étrangement spécifiques »

Mais il ne s'agit pas seulement de traquer ses tropes favoris. Certains lecteurs se mettent en quête de livres répondant à leurs états d'âme du moment. Certaines créatrices de contenus sont capables de satisfaire ces demandes hyperspécifiques. Avec sa série de vidéos « 50+ highly specific book recommendations » (plus de 50 recommandations très spécifiques de livres), l’américaine Leonie en a fait l'une de ses spécialités, tout comme la youtubeuse Alexandra Roselyn et l'écossaise de A Frolic Through Fiction. Avec leurs pulls en laine vintage et leurs tasses de thé fumantes à la main, elles piochent dans leurs gigantesques bibliothèques pour dénicher le livre qui répondra à ce type de requête : « Je veux un livre qui va me déchirer l'âme et me fera pleurer à gros sanglots en me tordant le visage à 3h du matin », « un livre pour une personne qui souffre d'anxiété et a besoin de s'envelopper dans un plaid bien chaud », « un livre ou un arbre / ses racines sont conscients et sont le personnage principal », « un livre pour ceux qui adorent la vibe cottagecore », « un livre qui va guérir ma gueule de bois littéraire », « un livre qui aurait pu inspirer All too well, version 10 minutes, de Taylor Swift », « un livre qui capture l'énergie d'une fille qui se confectionne en chapeau en forme de champignon », « un livre pour une meuf narcissique, mais qui est quand même cool », « un livre qui te fait te sentir comme un bon repas chaud maison après une longue marche », « un livre pour quelqu'un qui a aimé la série Fleabag ».

Certains auteurs classiques plaisent particulièrement aux lecteurs de YA. Rita J Dashwood, spécialiste des XVIIIe et XIXe siècles à l'université de Liverpool, a étudié la façon dont les médias et les réseaux s'emparent des œuvres de Jane Austen pour créer de nouvelles œuvres young adult. Dans The Guardian, elle cite notamment Pride (2018) de Ibi Zoboi, Solitaire (2014) de Alice Oseman, et la série web The Lizzie Bennet Diaries (2012) diffusés sur YouTube. Un phénomène qui renforcerait l'engouement autour des œuvres de l'autrice tout en alimentant la production de produits dérivés. « Mon impression en tant que professeur d'université est également qu'au moment où les étudiants arrivent à l'université, ils admirent Austen depuis des années, l'ayant rencontrée à la fois à travers les romans originaux et les adaptations de son travail dans la culture populaire. » Mais au-delà de la représentation d'héroïnes spirituelles et indépendantes, ce sont les histoires d'amour chères à l'autrice qui rendent les romans de Jane Austen et ses dérivés très populaires sur les réseaux.

Les histoires d'amour, là où ça part dans tous les sens

La soif de #BookTok (plus de 113 milliards de vues) pour les bleuettes plus ou moins épicées s'avère inassouvissable. Et les histoires d'amour young adult se déclinent indéfiniment. Pour s'en rendre compte, il suffit d'aller faire un tour sur le #bookboyfriend (presque 2 milliards de vues), où de jeunes lectrices éditent des bibliographies en fonction de leurs désidératas sentimentaux et archétypes de prédilection : insta love (coup de foudre), fake dating (les personnages sont contraints de feindre une histoire d'amour) et enemies to lovers (les protagonistes commencent par se détester avant d'être emportés par leur passion). Très en vogue, le #enemiestolovers qui frôle les 6 milliards de vues et affole de nombreuses lectrices titillées, peut lui aussi se décanter en divers sous-archétypes correspondant à des hashtags. Notons par exemple le dresses and daggers (pour robes et dagues, où les personnages portent de grandes robes bouffantes dans lesquelles elles camouflent des poignards tranchants) ou encore mafia romance (les amants font partie de clans rivaux). Et les jeunes lectrices en raffolent. C'est le cas de Thais, qui explique récemment dans un post qu'elle ne lit en ce moment que des histoires où « un personnage à la moralité douteuse termine avec la fille ». Avant d'afficher les couvertures de romans correspondant.

@tatalifepages

I just can’t resist a villain 🖤 QOTD: A villain that you love? Lately there’s nothing I love more than a morally grey villain who ends up with the girl 🔥 I added spice level to the recommendations! Books featured: What Lies Beyond the Veil Bend Her King of Battle and Blood A Dawn of Onyx #spicybooks #spicybookstagram #darkromance #booktok #bookishreels #bookreels #bookreel #fictionalcharacters #bookboyfriend #enemiestolovers #kingofbattleandblood #whatliesbeyondtheveil #darkromancebooks #bookrecs #bookrecommendations #bookshelves #bookshelf

♬ original sound - Thais | Library of Pastels

Une passion qui alimente le genre dark romance (romance sombre) où des hommes violents et prédateurs deviennent d'envoûtantes machines à fantasmes. Né sur Wattpadd, réseau social où les utilisateurs partagent des récits et berceau de la fan fic (pour fan fiction), le #darkromance dépasse les 3 milliards de vues. En 2019, la maison d’édition Hachette a d'ailleurs lancé le label « BMR », pour « Beau Mec Rebelle » spécialement dédié à ce type de contenus.

YA et littérature blanche, même combat

Alors, la littérature YA n'est-elle qu'un produit comme les autres ? « On a de loin l'impression que la littérature YA est une éternelle variation sur le même thème, mais ce n'est pas propre à cette catégorie de livres. C'est juste que la YA regroupe tous les genres, ce qui rend la segmentation plus visible, observe Tom Lévêque, éditeur aux éditions du Grand Peut-être, et auteur du Guide de littérature ado. À l'inverse de la plus frileuse littérature blanche (ndlr : la littérature dite générale, qui ne s'inscrit pas dans un genre comme le triller ou la SF), la littérature YA ne rechigne pas à miser sur les archétypes, les réseaux sociaux et les outils marketing à sa disposition. »

Pour Didier Borg, fondateur de la plateforme de diffusion de webtoons Delitoon, c'est d'ailleurs l'une des raisons de son succès. « La littérature de genre repose sur une segmentation très identifiée, une dynamique que l'on trouve notamment dans les mangas, construits dans une logique de verticale, en fonction du genre et de l'âge des lecteurs. En fait, les auteurs de YA ont cracké le modèle et le répètent. Certains éditeurs en jouent, car cela crée un modèle économique vertueux, à base de collections et de séries, notamment dans la fantasy et la science-fiction. » Pour l'entrepreneur, la littérature YA repose sur le même principe que les k-dramas, ces séries télé coréennes produites à la chaîne sur la base de formules bien ficelées et de codes ultra-spécifiques. « En YA, un personnage meurt toutes les 30 pages, un baiser est échangé tous les 3 chapitres, un triangle amoureux se forme au tome 2 et se défait au tome 3... Les ressorts sont très mécanisés. C'est notamment dû au fait que des métiers jadis réservés à des experts – comme les grands scénaristes hollywoodiens – ont été désacralisés ces 20 dernières années. » Plusieurs raisons à cela : la popularisation et la démocratisation des grands conseils et principes de narration (comme le fameux ouvrage Save the cat! de Blake Snyder), l’avènement des plateformes d'écriture, et l’explosion de la fan fic (rappelons que Twilight n'est en effet rien d’autre qu'une longue et embarrassante fan fic), qui ont rendu très accessibles les secrets de fabrication d'un roman en 50 000 mots. « La multiplication de l’offre permet de se gaver d'un type de romans très précis que l'on aime, d’une manière un peu masturbatoire », estime Didier Borg.

Au risque pour certains de s'enfermer dans un genre, des narrations, des tropes très étroits. Et surtout de perdre en qualité et de creuser l'écart entre YA et littérature générale. Une distinction qui ne compte pas sur les réseaux, où les amoureux des livres échangent aussi bien au sujet de leur Tolstoï préféré que des mérites des cosy mysteries, de la saga Twilight, des romans intersectionnels de Bernardine Evaristo ou de livres illustrés pour enfants se déroulant dans des forêts enchantées. Pour TikTok, la dichotomie parfois bien-pensante entre littérature blanche et YA est obsolète et c'est peut-être tant mieux.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.
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