Statue classique

« Dans l’univers du management, la sagesse a toujours été un peu suspecte »

© SimonePellicciotti via Getty Images

Quel impact aura la crise du Covid-19 sur l’organisation des entreprises ? Entretien avec Olivier Guillet, directeur exécutif de l’École de Management et de l’Innovation de Sciences Po – avec l’aimable contribution de Sénèque et Marc Aurèle.

Et si nous empruntions à Marc-Aurèle pour envisager le leadership de demain ? Pour Olivier Guillet, directeur exécutif de l’École de Management et de l’Innovation de Sciences Po, l’épreuve du Covid-19 est l’occasion de redonner à la sagesse ses lettres de noblesse en entreprise. Il nous partage aussi son expérience de la crise vue de l’intérieur, des moments suspendus pré-confinement à l’organisation de la continuité pédagogique rue Saint-Guillaume. Entretien.

Comment les managers peuvent-ils se servir de la crise pour repenser leur positionnement ?

Olivier Guillet :  Grâce aux outils numériques, les dirigeants peuvent continuer à parler à leurs collaborateurs, à travailler sur des documents partagés, à créer du lien social. Ce qui m’a d’abord frappé, dans l'utilisation régulière et prolongée de ces outils, c'est qu'ils appellent à une forme de précision et de concision. C’est une bonne chose : moins de circonvolutions, de logorrhées interminables, de bavardages stériles. Il faut aller à l'essentiel.

La seconde chose qui m’est apparue, c'est la disparition des corps. Le mien et celui des autres. Rappelons l'étymologie du mot management : en latin manus agere, j’agis avec ma main. Il n'y a pas de main sur WhatsApp, pas de main sur Zoom. Que ce soit en réunion ou en cours, je suis devenu une image, et surtout une voix.

Or se priver de son corps, c’est se priver d’un vecteur de communication fondamental. La présence du corps nous épargne parfois de longs discours. Le corps justifie les silences. Il rassure, impose, réconforte, donne de l'énergie

Qui suis-je sans mon corps ? Pour les gens qui me connaissent bien, passe encore. Mais tous les autres, quelle idée se font-ils de moi en voyant une vignette en bas de leur écran ? Manager à distance, c’est manager sans le corps, et donc l'opportunité d’en reprendre conscience.

J’ai toujours pensé que la présence de ce corps est l'un des fondements les plus essentiels du management. La présence physique, c’est ce qui va permettre au dirigeant d'être le ferment de l’action collective.

Être là, c’est faire la preuve par l'exemple de son adhésion au collectif. Être là, c'est un engagement concret par-delà les discours qui consistent à dire « Non, mais je connais la réalité de mes équipes ». La présence est au management ce que la politesse est aux vertus, si je fais référence au livre d’André Comte-Sponville, Le petit traité des grandes vertus. C’est un point de départ sans lequel le reste n'est pas possible.

Dans un contexte virtuel, il s'agit de mettre en place des rituels pour signifier cette présence. Continuer à dire « Bonjour », « Merci », « Comment allez-vous ? ». A être utile, à donner le cap, à écouter et décider. La confirmation rituelle de la présence suffit aux équipes pour exprimer ensuite toute leur confiance, leur créativité et leur professionnalisme.

Où peuvent-ils trouver modèles et inspirations pour œuvrer dans de telles circonstances ?

O.G. : Pour les inspirations intellectuelles ou philosophiques, les temps de crise appellent au sang-froid. J'aurais tendance à regarder du côté du stoïcisme : relire Marc Aurèle, Épictète, Sénèque. En comprendre les principes de base : être capable de faire la différence entre ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas, se faire une représentation adéquate des choses, préserver sa santé physique et mentale en veillant à l'intégrité de sa « citadelle intérieure », comme dirait Marc Aurèle : c'est-à-dire à notre époque, ne pas trop se laisser polluer l’excès d’informations, de commentaires, d'interprétation des autres.

Et puis, une lecture bien comprise de l’épicurisme  – si on l’entend comme la capacité à se réjouir de ce que l'on a : trouver du plaisir, moment après moment. Ce mélange de stoïcisme et d’épicurisme peut être une manière de composer la sobriété à laquelle appellent certains, pour envisager ce fameux « monde d’après » .

Quelles hypothèses peut-on poser sur « l'entreprise d'après » en termes d'organisation et de culture, et en tant qu’unité économique et humaine ?

O.G. :  Il faut se garder des discours trop angéliques sur le « monde d'après » . Il est d'ailleurs intéressant de constater comment chacun a tendance à calquer sur cette crise sa propre vision  – et y voir en fonction les signes d’un renouveau qui devrait aller dans un sens ou dans l'autre. A titre personnel, je ne serais pas surpris que les changements soient beaucoup plus spécifiques, concrets, opérationnels et progressifs et du coup, peut-être beaucoup moins paradigmatiques que l'on ne pourrait l'imaginer.

Cette crise aura été indiscutablement l'occasion d’une leçon de prudence et de sérieux. D'humilité aussi. On peut espérer que les entreprises évoluent vers davantage d’anticipation aux risques majeurs, qu'elles montrent davantage de prudence vis-à-vis d'une mondialisation excessive. Mais la vérité, c'est que nul ne peut prévoir les prochaines crises, qui n’auront peut-être rien à voir avec celle-ci.

Pensez-vous qu’un nouveau leadership émergera de cette crise ? Notamment issu d’une nouvelle génération pétrie et mue par l’impact et la contribution positive ?

O.G. :  Je pense que le leadership doit être entendu comme l'activité qui consiste à favoriser l'action collective (et de préférence, durable et responsable) et pas seulement comme la capacité à influencer. De ce point de vue-là, je vois mal comment cette crise pourrait nous ramener à une conception hyper individualiste et égocentrée du leadership – ou alors, on n’aurait vraiment rien compris.

Cette crise peut être aussi l'occasion de réhabiliter une forme de sagesse. Dans l’univers du management, la sagesse a toujours été un peu suspecte : on a tendance à l'envisager comme un frein au progrès. La sagesse pourrait y être perçue comme un vecteur d'immobilisme ou de conservatisme. Je crois le contraire.

Si changement de paradigme il doit y avoir, il doit se faire vers une nouvelle acception de la réussite, de la prospérité. Et que ces dernières doivent être inclusives. J'espère oui, que cette crise sera l'occasion de poser une question autour de la sagesse, c’est en tout cas ma sensibilité.

Comment avez-vous vécu la crise de l'intérieur, rue Saint-Guillaume ? Comment avez-vous vécu cette expérience-là, personnellement ?

O.G. :  J'ai eu l'impression que les choses se sont passées très vite, entre le moment où on évoquait encore différentes possibilités distancielles et l’annonce du confinement à proprement parler.

Et là, on passe dans un univers complètement différent. C'est un monde de l'engagement total, de l’urgence. Et aussi, c’est l’étrange intimité permise par le virtuel par-delà la distance, plutôt contre la distance. Parce qu'on voit les gens dans leur intérieur, des enfants qui viennent se glisser dans les écrans, des chats... On a presque l'impression, non pas de changer de job ou de changer d'organisation, mais d’accéder à une réalité professionnelle différente et de développer une intimité supérieure avec les gens.

C’est très intéressant de voir comment à Sciences Po – alors que c’est quand même un endroit très attaché à un certain formalisme, à une certaine hiérarchie – tout se met en place, très vite et bien. L’une des premières choses que j'ai faites, c’est de créer un seul groupe WhatsApp avec l’ensemble de mes collaborateurs. Et dans ce groupe (renommé Radio Olivier par mes équipes), l’information était partagée auprès de tous et par tous. Et finalement ça marche très bien.

Je me méfie des expressions toutes faites, « monde d’avant », « monde d’après ». En revanche pour l'équipe, il y aura eu un avant et un après, c’est certain. On se voit plusieurs fois par semaine par Zoom bien sûr, mais quand on se reverra physiquement – je l’espère bientôt – nos relations auront changé. Et plutôt pour le meilleur, je pense. Dans le sens où notre regard sera mutuellement un regard d'affection, d'admiration et de respect.

Et aussi, même si je n’aime pas trop les satisfecit, je trouve que ce qui a été fait à Sciences Po en matière de continuité pédagogique est assez remarquable. On a conservé la quasi-totalité des enseignements, tout en ne mettant la pression à personne et en comprenant bien les réalités d'études, de connexion, de distance, très différentes des étudiants.

Mais maintenant, on est rodés. On envisage des scénarios pour les prochaines étapes, en croyant assez peu au total présentiel. C’est étrange : il y a à la fois une inquiétude forte et cette action qui nous permet d’occuper le réel avec une telle densité, que tout cela prend sens pour nous. Et finalement, on est content d'être là.

Cet article a initialement été publié sur Le Comptoir de la Nouvelle Entreprise.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.
commentaires

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  1. Avatar David dit :

    Intéressant mais pourquoi mettre une image du David de Michel Ange pour illustrer une itw qui parle de Marc Aurèle et Sénèque ?? (au passage le nom du fichier "statue classique romain" est complètement faux)

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