Ingénieur déserteur, Olivier Lefebvre invite ses confrères, agents passifs du système, à s'échapper de leur cage dorée.
« Si je m’adresse aux ingénieurs, c’est parce que je les connais bien. Je suis – ou j’étais ? – l’un d’entre eux. » Dans Lettre aux ingénieurs qui doutent (publié en mai 2023 aux Éditions L'échappée), Olivier Lefebvre incite les ingénieurs, « artisans d’un devenir technologique qui façonne nos existences et structure nos sociétés » et garants passifs d'un système intenable et nuisible, à s'extraire de leur « cage dorée » et à déserter. Interview d'Olivier Lefebvre, ex-ingénieur spécialisé dans la philosophie de la technique, qui explique comment et pourquoi les ingénieurs, de la manière la plus socialement acceptable qui soit, contribuent à perpétuer les travers de nos sociétés, entre recherche de la croissance à tout prix et dépolitisation massive.
Tous les ingénieurs ne travaillent pas dans la finance ou le conseil, certains construisent encore des routes et des ponts... Votre livre s'adresse-t-il aussi à eux ?
Olivier Lefebvre : De manière générale, je parle des ingénieurs qui ont conscience que quelque chose ne tourne pas rond avec leur travail. Nombreux sont ceux qui ont conscience de nuire et se demandent comment mettre leurs compétences au service d'activités plus utiles socialement. Ce n'est certes pas le cas de tous les métiers ni de tous les secteurs, mais il n'est pas dit que les ingénieurs du génie civil doutent moins. Que pensent ceux chargés du projet de l'autoroute Toulouse-Castres, alors que l'on répète qu'il ne faut plus construire de nouvelles infrastructures routières ? (Ndlr : la construction de la 2x2 voies détruira quelque 300 hectares de terres agricoles).
Pour vous, l'ingénieur est « un Descartes des temps modernes » : c'est-à-dire ?
O. L : L’ingénieur est probablement un hologramme sociologique. Le vocable recouvre une telle diversité de métiers et positions sociales que ce serait une erreur de la considérer comme une catégorie sociale homogène. Les ingénieurs font toutefois tous partie de la bourgeoisie car ils occupent une position confortable et relativement sûre. Ils sont les héritiers de la « classe de loisir », qui dispose de temps libre et des moyens d’en profiter. Les loisirs me semblent occuper une place importante dans l’existence des ingénieurs (et plus largement de la bourgeoisie), car ils sont la compensation d’un travail qui manque parfois de sens. Certains ingénieurs appartiennent à la haute bourgeoisie (essentiellement du fait d’une reproduction sociale) et d’autres seulement de la petite bourgeoisie (ils auront généralement fréquenté des écoles moins « cotées »). Les ingénieurs ont malgré tout un point commun fondamental : leur formation. Cela se traduit par une manière de pensée particulière, une « pensée ingénieur ». Cela implique à la fois une pensée calculatoire, une propension à optimiser, mais aussi un rapport au monde et à la nature singulier.
L’expression « Descartes des temps modernes » que j’emploie ne signifie pas qu'ils sont tous des chantres du progrès. Les ingénieurs ont dans l'ensemble une lucidité concernant la technologie bien supérieure à ce que le grand public imagine. (Lorsque je travaillais dans une société de véhicule autonome, la majorité des ingénieurs venaient au travail avec un simple vélo. Et ce ne sont pas eux qui campent la nuit pour acheter le dernier iPhone.) Je les qualifie de « Descartes des temps modernes » car, par leurs études et leur travail, ils rejouent le geste cartésien consistant à modéliser le monde au travers des sciences physiques et à s’émerveiller des résultats. La fascination pour la technique les pousse à découvrir « ce que la technique peut ». Cela est très dangereux politiquement, car cette fascination passe outre les potentiels effets sociaux indésirables d’une technologie. L’ingénieur peut par exemple considérer que chatGPT va être globalement nuisible (à la culture, à l’esprit...), mais trouver impensable de ne pas le développer pour voir comment c’est de jouer avec.
Vous appelez les ingénieurs à « s'évader de leur cage dorée », qu'est-ce que cela signifie ?
O. L : S’évader de la cage dorée ne revient pas à sortir du système, ou même à sortir du capitalisme. C’est renoncer à l’existence bourgeoise, à une existence essentiellement définie par les deux dimensions : le travail et les loisirs. L’ingénieur établit un accord tacite : il aura une vie bien tranquille s’il ne fait pas trop de vagues, s’il se soumet à l’ordre établi, s’il accepte sans se plaindre de faire un travail qui n’est pas aligné avec ses valeurs.
Dans l'ensemble, le travail d'ingénieur est-il compatible avec l'engagement politique ?
O. L : La vie dans une cage dorée empêche l'expression politique. La preuve, c’est la fameuse dissonance cognitive que peuvent ressentir certains ingénieurs, symptôme d’une incohérence entre ce qu’on voudrait apporter au monde, l’action politique qu’on désirerait avoir, et ce à quoi on a conscience de contribuer par son travail. En ce sens, déserter de cette position de résignation, plutôt bien vécue tant que la dissonance n’est pas trop forte, c’est recouvrer des moyens d’expression et d’action politiques. Souligner la dimension politique du travail est particulièrement important : les ingénieurs ont tendance à dépolitiser leur travail, au motif que leur rôle consiste uniquement à optimiser des systèmes via une approche purement objective, guidée par une rationalité neutre. Pourtant, leur rôle est absolument structurant dans la société : ils sont les concepteurs de nos futurs systèmes techniques, qui contribuent à façonner les modes de vie et l’organisation sociale. En participant activement à la poursuite de trajectoires insoutenables, certains sont les artisans du business as usual.
Pourquoi n'y a-t-il pas plus d'ingénieurs « qui désertent », comme vous dites ? Et déserter de quoi pour aller où ?
O. L : Ce dont on déserte, c’est d’abord de la condition bourgeoise et de ses privilèges. Cette invitation à quitter sa « cage dorée » résonne avec la notion de « refus de parvenir », une éthique théorisée par l’intellectuel anarchiste Albert Thierry au début du 20e siècle qui consiste en une rupture volontaire avec une trajectoire sociale censée mettre à l’abri du besoin. En effet, parvenir signifie atteindre une position sociale où l'on ne se soucie plus vraiment du lendemain, où l'on peut se dire que si les choses en venaient à se gâter on se retrouverait du bon côté de la barrière. Refuser de parvenir, c’est donc renoncer volontairement à cette position de tranquillité. Ce dont on déserte, c’est aussi d’une résignation à coopérer malgré soi activement avec le technocapitalisme. On déserte d’une situation d’impuissance politique : c’est parce que l’ingénieur est dans l’incapacité de transformer le monde comme il le désire qu’il va déserter et recouvrer ainsi des moyens d’action politique. Refuser de parvenir selon les mots d’Albert Thierry, c’est notamment « refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi ». Cela signifie que dans l’ « en dehors » de la cage dorée, la question politique devient une dimension structurante de l’existence, faisant voler en éclats le système de coordonnées réduit aux seuls axes travail et loisir. Il faut comprendre que la désertion n’est certainement pas un point d’arrivée, ni un point de fuite, mais un point de départ, une bifurcation vers d’autres voies possibles.
D'après vous, les ingénieurs commettent une erreur de jugement en pensant que les êtres humains veulent naturellement « toujours plus ». Pourquoi cela ?
O. L : Les ingénieurs n’ont quasiment aucune formation en sciences humaines et sociales. Ils sont exclusivement formés aux sciences expérimentales ou positives, qui permettent de modéliser le réel en vue de réaliser des calculs sur celui-ci et de faire des prédictions. Les sciences positives, à commencer par les sciences physiques, constituent donc leur unique moyen de description et de compréhension du monde. Les ingénieurs auront tendance à considérer que tout procède selon ce que les sciences positives étudient. C’est la naturalisation du social : on imagine pouvoir décrire l’intégralité du monde, y compris le fonctionnement social et le psychisme de l’humain, grâce aux sciences de la nature. Cette naturalisation conduit à une approche dite sociobiologique, qui consiste à considérer les phénomènes sociaux et les transformations sociohistoriques comme étant le résultat d’un processus d’évolution comparable à l’évolution biologique : un mécanisme de sélection naturelle ne conserverait que ce qui est conforme à la logique d’un fonctionnement social efficace de l’humain. Or, rien ne permet d’affirmer que l'on peut mobiliser les sciences naturelles sur l’intégralité du réel et faire des sciences positives l’étalon or de la pensée. Cette manière de penser conduit à développer des certitudes fermes sur l’humain et la société. Ces certitudes, qui se prétendent « scientifiques », neutres et objectives, sont en fait une instrumentalisation de la science au nom de certaines valeurs.
En quoi la proposition « changer les choses de l'intérieur » régulièrement avancée – notamment par les ingénieurs – est-elle bidon ?
O. L : Socialement bien accepté par de nombreux ingénieurs, le récit du changement de l’intérieur consiste à dire que ce serait au sein des institutions (publiques et privées), et depuis des positions hiérarchiques élevées, qu’il faudrait agir pour modifier les comportements, influencer les décisions et réorienter les stratégies. Ce récit, bien commode pour justifier sa position et atténuer sa dissonance cognitive, promeut l'idée selon laquelle le « maximum d’efficacité politique » serait obtenu par le changement de l’intérieur. En réalité il faudrait préciser que ce qui est visé n’est pas le « maximum d’efficacité » dans l’absolu, mais « le maximum d’efficacité sans renoncer à sa condition bourgeoise » ! De même, vouloir changer le « système » en travaillant dans des entreprises qui fournissent des biens ou services socialement utiles est parfaitement cohérent. En revanche, imaginer changer les choses depuis l’intérieur d’une industrie dont l’activité est purement dictée par des logiques économiques est une illusion dont il est urgent de se défaire. La redirection de certains secteurs d’activité est une aporie : il faudrait plutôt envisager de les arrêter pour ensuite les démanteler. Dans une économie capitaliste mondialisée, cette tendance ne peut pas être initiée par les entreprises elles-mêmes, mais seulement par des contraintes externes dont il faut souhaiter qu’elles soient le fruit de décisions politiques plutôt que de la dégradation de l’environnement. Exemple : on ne conduira pas Airbus à réduire sa production d’avions et à établir un modèle économique reposant sur une réduction progressive du trafic passager depuis l’intérieur de l’entreprise. Les logiques économiques conduisent au contraire à repousser les limites et à déplacer les problèmes. De même, il serait vain d’attendre que son activité décroisse rapidement parce qu’elle viendrait naturellement buter sur les limites planétaires, l'augmentation du prix du kérosène, les difficultés d’approvisionnement en composants pour la fabrication des avions ou les températures trop élevées pour opérer les avions. Tout ceci arriverait bien trop tard ! Il convient de faire preuve de lucidité et d'admettre que le « maximum d’efficacité » se situe peut-être à l’extérieur de l’institution, et que la meilleure chose à faire consiste donc à en sortir, à dédier son énergie et son temps à d’autres activités.
En quoi « la banalité du mal » décrite par Hannah Arendt favorise-t-elle la servitude volontaire dans le travail ?
O. L : Dans son ouvrage Considérations Morales, la philosophe entend par « banalité du mal » : « non pas une théorie ou une doctrine, mais quelque chose de tout à fait factuel, un phénomène de forfaits commis à une échelle gigantesque, et impossibles à rattacher à quelque méchanceté particulière, à quelque pathologie ou conviction idéologique de l’agent, lequel se distinguait peut-être uniquement par une extraordinaire superficialité. » Nous sommes là sur un terrain glissant. Il ne s’agit pas de comparer la Shoah avec le moment que nous vivons actuellement, à savoir une époque où des sociétés n’arrivent pas à dévier de la trajectoire qui les conduit à leur perte, embarquant avec elles une partie du vivant. Encore moins de comparer les exécutants de ce massacre organisé avec certains travailleurs d’aujourd’hui. Cependant, si les faits sont incomparables, les tournures d’esprit qui y président peuvent être analogues. L’ingénieur dissonant, qui a conscience de nuire mais qui parvient par divers subterfuges à ce que cette conscience ne l’empêche pas de vivre (et de continuer à nuire), n’est-il pas en train de commettre le mal de la façon la plus banale qui soit, la plus socialement acceptée ? Qu’est-ce qui rend possible cette banalité du mal ? Pour le dire en un mot, c’est le fonctionnement bureaucratique de la société, le fait de s’en remettre exclusivement à des procédures plutôt qu’au jugement personnel. Ce phénomène est encore accentué par la division du travail, ce qui permet à l’ingénieur de dire, quand on pointe sa part de responsabilité dans les trajectoires qui nous conduisent à la catastrophe : « je ne fais que mon travail ». La question de l’éthique est évacuée car les individus sont pris dans des mécanismes et des dominations systémiques.
Plus sur Olivier Lefebvre : Après une formation d’ingénieur en mathématiques appliquées et informatique, il poursuit ses études avec une thèse en robotique et un post-doctorat avant de rejoindre l’ingénierie en entreprise en tant que responsable R&D. Après un passage dans une entreprise spécialisée dans les véhicules autonomes, il suit un master interdisciplinaire à dominante philosophie à l’université Toulouse Jean Jaurès et s'intéresse aux « déterminants » de l’innovation technologique. Depuis, il enseigne la philosophie de la technique et occupe un poste de chargé de mission « transition écologique et sociale » à l'INP de Toulouse.
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