Ni monnaies alternatives ni investissements financiers fiables, Bitcoin et consorts reposeraient surtout sur une bonne dose de mythologie et un agenda politique réactionnaire.
Depuis 2020, les scandales financiers s'enchaînent et les bulles explosent. D'après la Banque des Règlements Internationaux, entre 73 % et 81 % des investisseurs particuliers à travers le monde ont perdu de l’argent sur leurs investissements en bitcoins de 2015 à 2022. Des données frappantes qui ne déstabilisent pas les convaincus des vertus émancipatrices de cette technologie. Ils n'en démordent pas : les cryptos sauveront le monde. Dans No Crypto, Comment Bitcoin a envoûté la planète (mai 2023, Éditions Divergences), la journaliste Nastasia Hadjadji ausculte le marché des cryptomonnaies, où circulent quelque 20 000 tokens faisant l'objet d'une intense spéculation, et conclut qu'il repose très largement sur de fallacieuses promesses. Un peu comme la Start-up Nation dans les années 2010, les cryptomonnaies ont su consolider une mythologie singulière fortement communautaire, convoquant figures prométhéennes, évangiles et discours eschatologiques. Interview.
Vous proposez une analogie entre religion et cryptomonnaies, avec des banquiers Antéchrists et des développeurs Messies. Sur quoi repose cette analogie ?
Nastasia Hadjadji : Dans Des marchés et des dieux (2018), le journaliste Stéphane Foucart comparait déjà économie de marché et religion. Avec Bitcoin, cela commence par une vision du monde apocalyptique, qui mise sur l’imminence d’un effondrement des marchés monétaires et financiers, jugés pourris et décadents. L’idée de collapse (effondrement) et de Great reset (Grande réinitialisation) est très prégnante chez les amateurs de cryptoactifs. Ils s’inscrivent dans une perspective accélérationniste (ndlr : courant de pensée développé en 2013 qui prêche l'essor d'une société nouvelle découlant de l'exacerbation du capitalisme et des logiques néolibérales) qui précipiterait l'effondrement de notre société. Après sa chute, elle serait reconstruite sur la base de monnaies numériques privées et décentralisée. En outre, la communauté fait preuve d’une forte propension à mythifier les fondateurs de ces monnaies et à les placer sur un piédestal. Pour Bitcoin, le culte se concentre autour de la figure énigmatique de Satoshi Nakamoto, devenu prophète malgré lui. Dans la mythologie Bitcoin, ce dernier restitue au peuple un instrument constitutif de son émancipation, la monnaie, en la volant au monopole des États et des Banques centrales. Cypherpunk depuis les années 90 et fidèle à son intention de départ, il refuse d'incarner l’unité centrale du réseau et disparaît brusquement en 2010, laissant à la communauté des développeurs le soin de faire grandir la technologie.
Même mécanique avec Ethereum, dont le fondateur russo-canadien Vitalik Buterin, adulé par sa communauté, est décrit comme un « génie alien venu sur Terre pour délivrer le feu sacré de la décentralisation ». Cela témoigne d’un besoin très assumé de sacré, de croyances et de mysticisme. Ces messies s’appuient sur des évangiles : les articles qui racontent le fonctionnement des technologies, le fameux white paper (livre blanc) de Bitcoin publié en octobre 2008, et les articles publiés sur le blog de Vitalik Buterin, qui font l’objet d’exégèses et d’interprétations. Bien sûr, les Messies ont converti des Archevêques, les apologues qui vont diffuser la bonne parole. Parmi eux, l'entrepreneur américain Michael Saylor, l'un des plus gros détenteurs de Bitcoins au monde. En se représentant régulièrement avec une auréole sur le visage et des lasers lui sortant des yeux, il exploite consciemment l'analogie, puisant ainsi dans une esthétique nébuleuse et ésotérique qui tire sur l'occulte. En 2018, il tweete par exemple : « #Bitcoin est à l’image d’un essaim de cyber frelons servant la déesse de la sagesse, se nourrissant du feu de la vérité, grandissant de manière exponentielle, toujours plus intelligents, plus rapides et plus forts à l’abri d’un mur d’énergie cryptée. » En 2022 : « Bitcoin est l’espoir » et « Les monnaies fiduciaires sont immorales. Bitcoin est immortel. »
Quels autres éléments composent cette liturgie numérique ?
N. H : On note un certain penchant pour le théâtral. Lors de la dernière conférence annuelle des développeurs Ethereum, Vitalik Buterin est monté sur scène en tenue de général byzantin, en référence au Byzantine General Problem (Problème des généraux byzantins), une question informatique que les cryptomonnaies sont censées résoudre. Cela illustre la volonté de mise en scène et d’utilisation de codes permettant de cimenter la ferveur de la communauté. Il y a aussi un gospel, un jargon obscur composé d'expressions cryptées et de hashtags : les célèbres wagmi (pour we are all gonna make it, nous allons tous réussir) et to the moon (jusqu'à la Lune), ou les slogans Defund Banks (liquidez les banques) et Regain Power (retrouvez votre pouvoir). On pense aussi à HODL, en référence au commandement énoncé à la va-vite sur un forum (d’où la faute d’orthographe) lors de la chute brutale de l'actif pour signifier qu'il fallait conserver (to hold en anglais) ses assets pour assurer sa richesse future. Faute de fondamentaux économiques solides, les cryptomonnaies jouent sur le levier de la foi pour assurer aux adeptes qu’ils seront récompensés par un enrichissement futur.
La Silicon Valley a toujours eu des inclinations mystiques et néospirituelles. Quoi de neuf sous le soleil ?
N. H : Faire appel à des images ésotériques fait partie du folklore de la Silicon Valley. Cela enrobe d’une lumière un peu cool des projets qui une fois auscultés de près s'avèrent rétrogrades. Comme le rappelle le magazine Wired, la tentation mystique et le syncrétisme ont toujours habité les élites de la Silicon Valley. L'ingénieur Anthony Levandowski, passé de Google à Uber, a créé le culte Way of the Future (WOTF) au sein duquel « l’intelligence artificielle prendrait la place de Dieu ». Son ambition était de fonder la première religion scientifique technophile. On pense aussi à l’entrepreneur Matt Liston associé en 2017 à l’artiste Avery Singer pour lancer 0xΩ, un projet de religion « encryptée sur la blockchain28 ». Aujourd'hui s'ajoute une présomption très forte : la Silicon Valley est en mesure de créer des projets civilisationnels et de faire advenir un monde meilleur en puisant dans les technologies de quoi bâtir des sociétés en dehors des États. Le dernier exemple en date : le projet de post-État « Zuzalu », initié par Vitalik Buterin.
Qui sont les croyants, les adeptes du culte Bitcoin ?
N. H : Si la communauté est très largement masculine, blanche et issues de CSP+, le marché fait se rencontrer des communautés aux intérêts parfaitement antagonistes sur le plan politique et social. Parmi eux, des insiders de la finance traditionnelle, traders et VC. Avec un pied dans la Silicon Valley, ce sont les premiers à s’emparer de la technologie et à lui donner une traction financière grâce à leurs investissements économiques. C'est le cas par exemple de Marc Andreessen, du fond de capital-risque Andreessen Horowitz. Parmi eux, j'identifie aussi les « Bitcoin maximalists », les apologues dont Micheal Saylor serait l'archétype. Viennent ensuite « les défricheurs », une population que l’on rattache aux cryptobros, qui ont investi dans Bitcoin autour de 2017. Plutôt jeunes et issus de grandes villes occidentales, ils travaillent dans le conseil, la finance et les startups, et ont une appétence native pour les technologies.
Comme cette technologie propose un répertoire de valeurs suffisamment séduisantes et plastiques (décentralisation, redistribution des richesses, résistance à la censure...), des groupes ont pu également s’agréger à cette communauté, et ce en dépit de logiciels politiques très antagonistes. C'est le cas par exemple de certains membres de gauche radicale façon Occupy Wall Street. Vient ensuite la génération FOMO des traders amateurs, qui arrive à partir de 2021, attirée par des perspectives d’enrichissement rapide. Dans une économie très largement pyramidale, ils constituent la base et sont les premières victimes des malversations qui y prospèrent. De manière plus anecdotique, on repère aussi des communautés mystiques. Pour cette mouvance très propre à Internet et à ses sous-cultures, dématérialiser la monnaie permet de faire circuler les énergies, de s’affranchir de l’impureté... En plus d'être complètement creux, ce discours est dangereux, car il contribue à démocratiser des pratiques d’investissement à haut risque en les parant d’un verni néochamanique totalement farfelu. Beaucoup se pensent dissidents, se voient comme des Che Guevara de la finance dérivée. Non seulement ce n’est pas le cas, mais dans les faits ils contribuent à appauvrir et précariser les plus fragiles, en les exposant en deux clics à des outils financiers toxiques.
Vers quelle idéologie converge la communauté des cryptoactifs ?
N. H : Tous les acteurs de la communauté adhèrent à l'idée selon laquelle Bitcoin et cryptomonnaies constituent une alternative à un « système » global dysfonctionnel. Leur pensée est nourrie par des idéologues qui utilisent la technologie pour véhiculer des idées politiques très conservatrices. Ils voient dans Bitcoin le moyen de mettre en œuvre leur vision du monde. Parmi les influences de ces idéologues : l’école autrichienne d’économie (ndlr : une école de pensée hétérodoxe conservatrice, créée à la fin du 19ème siècle, qui entend remplacer l’État par le marché.) Le courant rassemble des intellectuels comme Friedrich August von Hayek, Ludwig von Mises ou même Murray Rothbard. Ce dernier est le théoricien de l’anarcho-capitalisme, une forme d’anarchisme de droite qui consacre le primat absolu de l’individu et l’hostilité vis-à-vis de toute forme de gestion collective autonome. Rothbard est l’une des figures tutélaires du logiciel idéologique de Bitcoin.
Qui sont les cypherpunks, « les parrains du Bictoin », à l'origine de l'idéologie de cette technologie ?
N. H : Il s’agit d’une communauté de hackers et cryptographes issus des grandes universités américaines qui aura une influence déterminante sur l’histoire des technologies. Cette communauté naît à un moment clé de l’histoire, en pleine guerre froide, et se structure autour de combats liés à la défense des libertés numériques. Pour les Cypherpunks, la cybernétique et l’Internet qui se structurent fournissent les outils pour faire société autrement, c’est-à-dire en dehors des États jugés unanimement coercitifs, dans un contexte où la menace nucléaire et les tensions géopolitiques Est-Ouest sont particulièrement aiguës. Parmi les premiers Cypherpunks, on trouve des cryptoanarchistes militants comme John Gilmore et Eric Hughes et Timothy C. May, qui appellent à la dissidence du cyberespace, des universitaires geeks, le cryptographe chinois Wei Dai, et le développeur Hal Finney, le premier à avoir réalisé en 2009 une transaction Bitcoin. Auparavant, c’est un cryptographe de l’université de Berkeley, David Chaum, qui écrit dès 1982 le fonctionnement d’une blockchain.
Très tôt se noue une alliance entre ce mouvement Cypherpunk et les tenants du libertarianisme politique. Ce mariage de circonstance donne naissance au cyber libertarianisme, matrice politique de l’industrie des cryptoactifs que l'on connaît aujourd’hui. Cette industrie naît dans la pensée libertarienne et son ancrage à droite ne se démentira pas. Dans Politics of Bitcoin: Software as Right-Wing Extremism (2016), David Golumbia a été l'un des premiers à exposer les soubassements réactionnaires de cette technologie. Quelques années plus tard, l'homme d'affaires américain et conseiller politique de Trump, Steve Bannon déclarera : « Bitcoin est la monnaie de l’extrême droite ». Bien qu’ils s’affichent en néohippies « cool » lors du festival Burning Man, n’oublions pas que les grands leaders de la tech ont aujourd’hui un agenda politique clair : réarrimer le secteur des technologies à droite. Le progressisme sociétal des GAFAM ne leur convient plus car il est jugé trop « woke ». Du fait de leur ascendance réactionnaire, Bitcoin et les cryptos accompagnent parfaitement ce mouvement.
Si l'inventeur de la roue avait s'était revendiqué de "l'alt-right", ça ne m'empêcherait pas de faire du vélo (faut-il le préciser, je n'ai pas la moindre affinité avec "l'alt-right"). Les intentions politiques initiales ou les récupérations postérieures n'ont aucune importance, si une innovation est irrésistible, elle finit par tout emporter. Le temps nous dira si Bitcoin fait partie ou non de ces rares innovations irrésistibles.
Quel dommage de céder à ce discours, si facile à adopter. Il convient de souligner , qu’à ma connaissance, 70% à 82% des investisseurs sur actifs traditionnels (actions, fx, commo…) sont perdants. Les pertes ne sont pas dues aux spécificité des marchés, mais à la mauvaise maîtrise du trading par les « retails »., et à l’absence de connaissance sur la psychologie du trading ( sans parler des règles du money management très souvent ignorées). Mais cela convient parfaitement aux contreparties de ces particuliers livrés à eux mêmes.
De plus, concernant les scandales qui ont frappé le monde des crypto, force est de constater que ces derniers sont dus à la centralisation, et non à la décentralisation. Par ailleurs, le système bancaire n’est pas en reste, en attestent les récents événements, ainsi que tous les scandales qui n’ont eu de cesse de secouer ce secteur depuis fort longtemps.
Enfin, il faut s’accorder la possibilité de sortir de cette vision occidentale du marché crypto, un marché vu comme outil de spéculation. Les crypto monnaies favorisent l’inclusion financière dans de nombreux pays africains et d’Amérique du Sud. Les bienfaits des crypto monnaies et leur utilité seront plus largement connus dans quelques années, et de telles descriptions de cet écosystème n’auront plus lieu d’être.
J’espère avoir apporté une vision plus juste de ce marché, pour ceux qui auront lu ce commentaire.
"[Murray Rothbard] Ce dernier est le théoricien de l’anarcho-capitalisme, une forme d’anarchisme de droite qui consacre le primat absolu de l’individu et l’hostilité vis-à-vis de toute forme de gestion collective autonome. "
L'anarcho-capitalisme vise à replacer le consentement individuel au centre de toute interaction sociale, dont il n'aurait jamais dû disparaître. Il ne s'agit aucunement de "l’hostilité vis-à-vis de toute forme de gestion collective autonome".
Les caricatures lamentables de cet "article" révèlent encore une fois à quel point vous êtes sous l'emprise de la religion dominante, celle de l'état. Et vous prétendez débusquer la superstition chez les autres... c'est si juvénilement transparent que c'en est presque amusant.