Travailler ne fait plus très envie. Si la conjoncture n'aide pas, les causes sont plus anciennes et profondes. Interview de Jean-Édouard Grésy, anthropologue et conférencier.
Mais au fait, pourquoi on bosse ? Dans un contexte de crises en série, la question préoccupe plus que jamais les travailleurs. Des mouvements anti-travail visant son abolition fleurissent des usines aux bureaux en passant par les espaces de coworking ; sur les réseaux, des salariés énervés claquent leur démission en direct à grand renfort de déclarations tapageuses. Et sur TikTok, le #quitmyjob (j'ai quitté mon boulot) cumule d'ailleurs déjà quelques 230 millions de vues. Ce mouvement de démission massif est-il imputable uniquement à une fatigue existentielle post-pandémie ? Oh que non... Retour sur les causes de ce désamour avec Jean-Édouard Grésy, anthropologue et conférencier.
Que vous inspire le phénomène de Grande Démission américaine ?
Jean-Édouard Grésy : On aurait pu imaginer que ce mouvement ne concernerait que des personnes facilement employables, or le phénomène s'est généralisé à tous les métiers. Plusieurs raisons peuvent être évoquées. Certains peuvent être motivés par la possibilité de gagner mieux leur vie ailleurs – comme c'est le cas dans la tech, tandis que d'autres on pris conscience de la dévalorisation sociale des emplois qui contribuent au bien commun, notamment en période de pandémie. Mais il y a d'autres explications plus profondes à la Grande Démission. Le travail ne semble plus tenir ses promesses.
Au-delà de son aspect économique, quelle est la fonction du travail ?
J.-E. G. : La conception du travail qui prévaut est la suivante : l’adoption d’un contrat de travail qui induit une subordination en échange d'une rémunération. C'est une notion relativement nouvelle, qui est apparue durant la révolution industrielle. Cette conception a permis le développement économique que l’on connaît. Cependant, le travail (et plus généralement l’activité humaine) remplit des fonctions bien plus importantes. Après la crise de 1929, la sociologue et professeure de psychologie sociale britannique Marie Jahoda a mené une étude ethnographique dans un petit village autrichien frappé par le chômage. Sur le terrain, elle a constaté qu'au-delà de sa fonction économique, le travail recouvre 5 fonctions dites « latentes. » La première, c’est la structuration déterminante du temps, qui comble une certaine angoisse du vide et permet la projection dans le futur. La deuxième, c’est l'accession à un réseau social qui va au-delà de la famille. C'est aussi un moyen de révéler les compétences de chacun et de participer à la construction de notre identité, identité qui fournit estime de soi et des autres. La dernière fonction identifiée est la souplesse psychique : le travail oblige à collaborer avec des gens que l’on n’a pas forcément choisis, ce qui entretient la faculté d’adaptation et permet de mieux appréhender la complexité de notre monde.
Si le travail occupe une telle place dans nos vies, pourquoi constate-t-on un tel rejet aujourd'hui ?
J.-E. G : Avec le travail à distance, la crise sanitaire a affaibli nos liens sociaux : les loyautés tissées avec l'entreprise ont donc diminué. On se félicite souvent du fait que la pandémie nous a permis de « gagner 4 ans de numérisation », or cette dernière a aussi généré des transformations qui vont accélérer la Grande Démission. Je pense notamment à la « plateformisation » du travail et à la mise en place d’une forme d'organisation digitale du travail. Dans les années 30, on a demandé aux ouvriers et aux artisans de renoncer à leur savoir-faire (par exemple la construction d’une chaise de A à Z) au profit de la réalisation d'une tâche répétitive sur une chaîne de montage. La contrepartie était claire : l'accès à la société de consommation. Aujourd'hui, les diplômés et cadres qui pensaient être épargnés par cette réorganisation sont aussi concernés... sans contrepartie cette fois ! Comme le montre la sociologue Marie-Anne Dujarier, les nouveaux dispositifs mis en place précisent non seulement la nature des tâches à réaliser, mais aussi la manière de les réaliser et de rendre compte de la productivité. Cela bouscule en profondeur la nature des tâches réalisées, leur qualité et leur sens. On assiste alors à un décrochage entre le travail prescrit et les situations vécues, doublé de la peur d’une déqualification et de l’impossibilité de se singulariser. Le philosophe et journaliste André Gorz nous avait déjà averti en 2004 : avec la spécialisation accélérée par la digitalisation, chaque individu est pris par un « rétrécissement du champ de sa responsabilité et de son initiative possible » , qui produit « une inintelligibilité croissante de la cohérence et des buts de l’organisation. »
La conjoncture ne serait pas seule en cause dans ce mouvement de rejet ?
J.-E. G : Le travail ne peut se réduire à ce qu'il est en train de devenir. Ce qui fait la beauté d'un métier, c'est l'imprévu, les solutions que l’on trouve entre collègues à des problèmes, l’ingéniosité qu’on y met... Les cols bleus comme les cols blancs ne maîtrisent plus l’ensemble du processus de travail au profit du suivi de processus fixés par d’autres : les cadres se transforment peu à peu en Charlie Chaplin digitaux... Pour réaliser des économies, de plus en plus de fonctions sont externalisées, notamment la fonction RH : le comble, à une époque d’inflation du risque psychosocial ! J’ai vu un cadre craquer car pour trouver un stagiaire, il devait saisir sa demande en anglais sur une plateforme où un interlocuteur polonais qu’il ne rencontrera jamais lui proposait des CV, et ce alors que ce dernier n'avait aucune connaissance du système éducatif français. Si l’on ajoute à cela la perte de sens, on comprend mieux pourquoi la pandémie n’a finalement fait qu’amplifier un mal-être préexistant. Dès 2019 en France, tout un mouvement issu des grandes écoles refusait déjà de travailler pour des entreprises n'ayant pas pris d'engagement en faveur de la protection de l’environnement. Aujourd’hui, dans un marché du travail mondialisé et très porteur, le niveau d’exigence des collaborateurs augmente naturellement. La société Capgemini, plus grande recruteuse d’ingénieurs en France, aurait ainsi perdu un quart de ses consultants en 2021.
Le travail et son éventuelle refonte sont absents des programmes des candidats à l'élection présidentielle. Quelle place devraient-il tenir dans les débats ?
J.-E. G : L’emploi est déjà absent des débats, et ce alors qu'il s’agira d’une thématique qui jouera un rôle important dans le vote de 92 % des votants... Alors le travail, on en est loin ! C’est pourtant un débat de société essentiel. Éviter la grande démission, c’est non seulement revoir le partage de la valeur créée, mais aussi remettre au centre l’intérêt intrinsèque du travail : valoriser la reconnaissance des compétences et des efforts de chacun, redonner de l’autonomie en étant davantage orienté sur la production que sur l’entretien d’un dispositif, retrouver le sentiment d’agir et non plus d’être un simple exécutant. Finalement, le désintérêt envers le travail est plus généralisé car il dépasse celui que décrivait l'anthropologue David Graeber dans Bullshit Jobs. C'est l'ensemble des métiers qui semblent dorénavant désincarnés, sans intérêt.
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