
Les work sitcoms ont fait la fortune des producteurs. Mais la vie de bureau ne nous excite plus beaucoup.
En cause : notre rapport au travail, qui pris entre désamour des riches et mouvance anti-work embrasse une refonte complète. Place alors à une nouvelle génération de fictions délicieusement corrosives.
C'est quoi une work sitcom ?
Depuis les années 70, les séries TV se déroulant sur le lieu de travail ont toujours conquis les audiences, que l’arrière-plan soit les bureaux sombres et enfumés du FBI (Mindhunter), les salles de tribunal de la côte est des États-Unis (Ally McBeal), ou les blocs opératoires aseptisés d’hôpitaux où tout le monde couche avec tout le monde et passe son temps à discuter du sens de la vie en buvant des lattés (insérer ici le titre de votre choix).
Parmi elles, une catégorie de séries TV séduisait particulièrement le public : les work sitcoms, ces séries rigolotes aux épisodes d'une vingtaine de minutes dont l'action se déroulait dans des bureaux. Ici, ni 9 mm ni de scalpels, mais photocopieuses, tableaux velleda et machines à café. La promesse de ces séries était simple : aller au travail est amusant, donne un sens à nos vies et permet de côtoyer des collègues qui deviendront au fil des épisodes une sorte de famille de substitution. Et la formule fonctionnait bien. Comme l'explique Ranker TV : « Le bureau est un terreau fertile et propice aux conflits, qui entre les mains de grands producteurs de sitcoms donne naissance à un type de comédie intemporelle. Les meilleures work sitcoms présentent des personnages traitant de politique de bureau et des collègues qu'ils n'aiment pas pendant qu'ils essaient de faire le travail. » Si ces séries font encore partie du décor, elles peinent désormais à séduire le public.
Une brève histoire des work sitcoms
Revenons un peu en arrière. Après s'être focalisées sur la famille dans les années 50 (I Love Lucy), les séries TV ont suivi au travail les baby boomers dans les années 60 et 70 (The Mary Tyler Moore Show). Aux États-Unis, le boom économique des années 80 dope l'amour des spectateurs pour les work sitcoms. À quelques exceptions près (Taxi, Cheers...), ces séries s'adressent à la classe moyenne en lui parlant quasi exclusivement d'elle. Hyper populaires, elles racontaient les frustrations au travail, égratignaient parfois les inégalités hommes-femmes ou le management toxique, mais sans cesser de célébrer le bureau comme lieu communautaire et épanouissant. Et les doctrines reaganiennes de réalisation de soi par l'effort n'étaient jamais bien loin... Dans les années 90, la narration évolue : elle se téléporte sur la vie personnelle et les loisirs, la famille et les collègues laissent alors la place aux amis (Seinfeld, Will & Grace, Frasier, Friends...). À partir des années 2000, à l'aune des délocalisations, de la hausse du chômage et de l'explosion de la bulle Internet, le retour au bureau est brutal, et s'il nous fait encore rire, c'est un peu jaune.
Comment les work sitcoms ont été tuées par le capitalisme
Malgré l’émergence et le succès relatif de certaines work sitcom (The Mindy Project...) dans les années 2000, la décennie marque le début du déclin du genre. Dans The IT Crowd ou The Office, on rigole encore, mais plus question de trouver du sens à son travail, dans un quotidien qui oscille entre ennui et absurdité. Quelques années plus tard, avec 30 Rock ou Ugly Betty, les séries ne se focalisent plus que sur la dimension étouffante du travail, ce qui permet déjà l'émergence de personnages dits « anti-travail », qui érigent en éthos l'absence d'ambition et la prise de recul. (Jim dans The Office, Earl dans 2 Broke Girls...) Pour les youtubeuses de la chaîne The Take, si les sitcoms se déroulant au bureau sont mortes, c'est parce que le capitalisme les a tuées (The Death of the Workplace Sitcom. Capitalism Killed It.) Elles notent en effet une corrélation très nette entre l'état de l’économie et notre rapport au travail d'un côté, et le succès ((ou insuccès) des work sitcoms de l'autre.
Dans les années 2010, les séries Girls et Broad City dépeignent non seulement l'angoisse de millennials qui galèrent à trouver un emploi, mais aussi leur désillusion quand les héroïnes découvrent un marché du travail basé sur la gig economy. À la même période, des séries comme Silicon Valley ou House of Cards représentent une supposée élite particulièrement narcissique et immature alors même qu'elle prétend (sans sourciller) faire de notre monde un endroit meilleur. Plus récemment, des shows comme Superstore et Kim's convenience mettent directement en scène l'exploitation d'employés précaires travaillant au SMIC. Et les audiences s'en ressentent, ce qu’explique aisément The Take : « regarder le rêve américain mourir n'est pas si drôle. »
Superstore : la work sitcom nouvelle génération
Avec la série Superstore est née une nouvelle génération de shows TV, celle qui met en scène sans fards et avec humour le quotidien d'une classe ouvrière payée à déboucher les toilettes et sourire à des clients insupportables. Diffusée initialement sur la chaîne américaine NBC entre 2015 et 2021, la série disponible sur Netflix démarre lorsque Jonah commence un job de floor worker chez Cloud 9, grande surface ersatz de Walmart après avoir abandonné ses études en école de commerce. Au sein de la chaîne de grand magasin, Jonah côtoie travailleurs sans-papiers, malades sans assurance santé, et mères de familles célibataires qui se débattent avec leurs coupons alimentaires et leurs difficultés financières.
Parmi les thématiques abordées : sexisme et Black Lives Matter, effets du Covid sur employés vulnérables et managers tyranniques. Mais surtout capitalisme et entreprises exploitant les travailleurs. Au fil des six saisons, les employés tenteront – sans succès – de se constituer en syndicats. Un tentative éconduite qui comme l'explique Vulture « souligne la dure réalité de l'organisation du travail contre une structure capitaliste qui se transformera afin de maintenir le pouvoir. » Et il n'est sans doute pas anodin qu'une série comme Superstore apparaissent au moment où se développe le groupe Reddit baptisé Antiwork (anti-travail). Car s'il est une chose que les séries font merveilleusement, c'est capter nos obsessions du moment, surtout quand il s'agit de prôner l'abolition du travail et du capitalisme.
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