Furieusement émulé avant d'être parodié puis moqué, le hipster n'est pas mort. Il a juste déménagé en banlieue et s'est mis à voter à droite.
Aux États-Unis, le journaliste ultra-conservateur Ben Shapiro a laissé tomber le style vestimentaire propret de la droite traditionnelle, veste bien repassée et chemise proprement boutonnée. De son côté, Matt Walsh, activiste essayiste du même bord, a tout bonnement adopté l'uniforme complet du hipster : lunettes carrées surdimensionnées, chemise en flanelle à carreaux, et coupe de cheveux similaire à celle affectionnée par votre barista, celui qui répare aussi des vélos et vend de la céramique confectionnée sur place. Pourquoi et comment ce changement s'est-il opéré ? Décryptage avec la dernière vidéo YouTube de l’essayiste Alice Cappelle.
Qui est le hipster que l'on connaît si bien ?
« Ce qui est fascinant avec le hipster, c'est qu'il est le même où que l'on se trouve en Occident, à Belleville, Kreuzberg, Hackney, Brooklyn, Portland. (…) On les trouvera dans les espaces de co-working, dans les restaus végétariens, en ville à vélo. Le hipster est tout à la fois un fan de vintage et un enthousiaste de la tech », rappelle Alice Cappelle. Tout comme le bobo, le hipster ne correspond pas à une catégorie sociologiquement définie : il s'apparente plutôt à une sous-culture et une esthétique définie par une consommation (alimentaire, musicale…) particulière. Pour les hipsters, on pense par exemple à du granola bio très cher, des bonnets en laine cousus dans le quartier, des flats white vegans, des vêtements en flanelle, des vinyles, des meubles de seconde main, des albums de groupes dits « alternatifs » et des t-shirts arborant des messages ironiques et méta. (Ces caractéristiques s’apparentent à un habitus, concept popularisé par le sociologue Pierre Bourdieu, qui peut se définir de la sorte : une manière d'être, une allure générale, une tenue, une disposition d'esprit, qui se retrouve uniformisée de par des socialisations similaires.) En 2010, le terme hipster, massivement adopté, décrit donc les liberals (les progressistes de gauche) des centres-villes. Mais cela n'a pas toujours été le cas.
Une brève histoire des hipsters
Dans les années 40-50, le terme hipster désigne les amateurs de bepop, un sous-genre musical du jazz dit hip (branché). Sur scène, le trompettiste Miles Davis et le saxophoniste Charlie Parker arborent longues cravates, bérets et lunettes à monture en écaille. Séduits par le mode de vie bohème et anticonformiste de ces artistes, les fans de jazz, dont de nombreux Blancs, adoptent rapidement le style vestimentaire des Afro-américains. Deux décennies plus tard, l'historien Was Hill définit l'artiste Andy Wharhol comme le « reflet actif de la culture de masse » dont il serait aussi le symptôme. À ce titre, l'artiste est taxé de « illegitimate father of hipsterdom », père illégitime de la vague hispter. Comme le hipster, Andy Wharhol dénonce le conformisme du consumérisme des sociétés capitalistes, tout en y participant. Des années 60 à la fin des années 90, le terme hipster sert plus ou moins de mot-valise pour décrire tous les individus apparentés à une contre-culture, comme celle des hippies dans les années 60 et 70. Dès la fin des années 80, le terme hipster s'utilise parfois déjà de manière péjorative. On pense par exemple à Kramer de la série télé américaine Seinfeld diffusée à partir de 1989, régulièrement taxé d' « idiot de hipster ». Un utilisateur Reddit résume ainsi le personnage : « Il portait des vêtements vintage, n'a jamais eu de vrai travail, connaît toujours les dernières nouveautés, définit les tendances, connaît tout le monde, se moque des gens... ».
Vingt ans plus tard, l'émergence du néolibéralisme donne lieu à la naissance du yuppie, le young urban professional. En gros, une sorte de jeune cadre dynamique qui affectionne les montres très chères, les costumes italiens, les mallettes en cuir, les Walkmans Sony et la cuisine raffinée. Armé de son capital culturel, il est le grand gagnant du néolibéralisme. De manière quelque peu contre-intuitive, le yuppie est considéré comme la version année 80 du hispter : « Les deux groupes vivent dans des grandes villes, ils sont très diplômés, travaillent dans la finance, la tech ou sont entrepreneurs. Les deux groupes veulent simultanément demeurer authentiques et se distinguer de la foule », analyse l'essayiste.
« Créatif » et « alternatif », deux piliers du vocabulaire hipster
Avec les années 90 arrive le règne des industries créatives. Le chercheur en science urbaine Richard Florida forge alors le terme creative class (la classe créative), pour classe créative, qui désigne les professionnels occupant des postes dits créatifs dans les mêmes entreprises que les yuppies. Soucieuses d'attirer de juteux investissements, les grandes villes se montrent désireuses d'attirer cette catégorie d'individus prescripteurs et culturellement dominant. En parallèle, la décennie embrasse les cultures alternatives, « basées sur la combinaison de l’authenticité artistique et d'une popularité mainstream », résume Alice Cappelle. Créatif et alternatif, deux notions qui nourrissent « la croyance fausse selon laquelle le hipster est anticonformiste, se dresse contre quelque chose, le capitalisme, le consumérisme, la culture du travail, on ne sait pas trop... »
Pour Was Hill, l'envie de se différencier des hipsters atteint un point critique au 21ème siècle, et le terme se pare définitivement d'une aura péjorative. « Car le hipster est hypocrite : il flirte avec la gauche et le libéralisme. Le hipster tend à incarner la notion de communauté (Ndlr : le bar du coin, l'atelier de réparation de vélo du quartier...) mais est obsédé par le soi », explique la youtubeuse. L'historien Was Hill résume ainsi le paradoxe du hipster : « Le hipster est celui qui veut être différent, mais est ordinaire ; qui veut être local et authentique, mais est mondialisé et inauthentique ; qui veut être mondialisé et multiculturel, mais est local et monoculturel. » Peut-on pour autant en conclure, comme l’ont annoncé certains analystes, que le hipster est mort ? Que nenni. Il a simplement basculé à droite. « Ce nouveau spécimen de hispter est toujours attentif à l'environnement ; il demeure capitaliste mais entretient des positions antisystème. Ce qui a changé, ce sont ses positions politiques, passées de progressistes et alternatives, à conservatives », décrypte Alice Cappelle. Comment s'est opéré ce changement ?
Les hipsters sont morts, vive les hipsters
Pour l'essayiste, la cause réside dans l'appropriation des stratégies de communication de la gauche par la droite. Les exemples ne manquent pas : inquiets à l'idée que les femmes blanches fassent moins d'enfants, certains conservateurs intègrent à leurs programmes des mesures généralement défendues par les féministes, comme l'extension de la durée des congés maternité ou la hausse des aides financières obtenues à la naissance d'un enfant. Récemment, Éric Zemmour s'est aussi approprié le terme féminicide pour le retourner en « francocide. » Le phénomène se retrouve aussi dans la consommation. Jadis enclins à pester contre « les mangeurs de tofu urbains de gauche », les conservateurs ont vu leurs goûts converger avec ceux des baristas barbus, friands de produits locaux. « Ce qui est intrigant, c'est que les deux groupes le font pour les mêmes raisons », relève Alice Cappelle. À savoir : se distinguer, s'opposer à la mondialisation et réinjecter de l’argent dans l’économie nationale. Une intention poreuse aux velléités nationalistes de la droite. Cette dernière s'empare aussi des discours écologistes, discours alors teintés de nuances écofascistes, en soutenant des mesures « non punitives » à la portée limitée mais présentées comme avant-gardiste et anticonformiste. « Ceux qui ne veulent pas remettre en cause les modes de production du capitalisme utilisent seulement l'environnement comme stratégie de communication, comme une esthétique pour faire avancer d'autres causes », observe l’essayiste.
Au-delà des principes et idées avancés, c'est le style vestimentaire même du hipster qui a été récupéré par la droite. Et ce n'est pas tout à fait une coïncidence. « Le hipster eco-friendly, avec sa barbe et sa chemise en flanelle, envoie le signal d'un retour à la nature et de la masculinité. (...) Le fait que les conservateurs ont réussi à s'approprier cette esthétique en dit long sur sa superficialité, sa prédisposition à être massivement adoptée, et même sa prédisposition à être adopté par les conservateurs. En tant qu'idéologie politique, le conservatisme est fondé sur la projection de l'authenticité, de l'antisystème et du sens pratique ; dans le fond, le conservatisme entretient l'ultra conformisme et le maintien du statu quo. De la même manière, la quête d'originalité des hipsters est limitée par l’obligation de se conformer aux désirs des autres, eux-mêmes dictés par l'économie des influenceurs, l'industrie de la pub et la "commodification" de l'art, tous parties intégrantes du système capitaliste. Il n'y a rien de révolutionnaire ou d’expérimental à propos du hipster, ce pourquoi il est si facile de se l'approprier et de transformer ce qu'il signifie. »
Comme tout le monde avec l'âge et un minimum de jugeote, confrontés au réel, revenus du besoin moutonnier d'adopter le discours dominant propre à la jeunesse et écœurés du conformisme pseudo rebelle chic stimulé par le capitalisme pour lui refourguer à prix d'or sa camelote, ils sont devenus lucides !
Entièrement d'accord avec vous .
Oui, oui… avec l’âge on devient de droite… On se caresse avec le discours à papa.