Une juene femme recharge sa voiture électrique

« Tout le monde devrait vouloir bosser dans les transports ! »

© Frimufilms

Qu'elles soient partagées ou individuelles, les mobilités connaissent une bascule historique où se percutent les obsessions de l'époque. Avec Stéphane Schultz, expert en stratégie et innovation, on décrypte les grands enjeux du secteur.

Pourquoi semble-t-il si compliqué de décarboner nos déplacements ? Une partie de la réponse se trouve en ce qu’elles constituent l’un de ces « problèmes méchants », tels que théorisés par le professeur de design Horst Rittel dans les années 70. Un casse-tête infernal, où la résolution d'une difficulté peut en ouvrir cent autres, mais qui en raconte aussi beaucoup sur l'organisation, les dynamiques et les aspirations de nos sociétés contemporaines, tant sur le plan intime, business que politique.

C’est l’analyse de Stéphane Schultz, auteur de la newsletter 15 marches et fondateur de l’agence de conseil du même nom. Avec cet expert en transformation numérique, qui a beaucoup travaillé sur la redirection écologique des mobilités, nous balayons une courte histoire de l’innovation dans ce secteur, où se croisent pêle-mêle Elon Musk et les entrepreneurs de la Silicon Valley, Ségolène Royal et le perchiste culte des 80's Sergueï Bubka, des trottinettes qu'on a adoré détester, des voitures autonomes en panne sèche et une Chine qui, en 20 ans à peine, a su remonter la chaîne de valeur pour s’imposer comme leader mondial de la révolution industrielle électrique. Attachez vos ceintures !

Pourquoi s'intéresser aux mobilités et à leurs enjeux – même quand on ne s'y intéresse pas ?

Stéphane Schultz : La mobilité est le premier poste d’émissions équivalent CO2 en France (32 %) – loin devant l’agriculture (19 %) et l’industrie (18 %). Et contrairement à d’autres secteurs comme l’énergie par exemple, qui a réduit ses émissions de 47 % depuis les années 90, celles liées à la mobilité continuent d’augmenter (+ 5%). Les solutions pour les réduire sont connues, et depuis longtemps : utiliser des modes de transport moins carbonés, partager les trajets, en éviter d’autres, prolonger la durée de vie des véhicules, maximiser l'utilisation des infrastructures plutôt que d’en construire de nouvelles, etc.

La mobilité a joué un rôle crucial dans le développement des villes modernes et plus largement, de notre civilisation. Elle a permis d’étudier, de trouver un travail, de se marier. Explorer, transgresser, sortir de sa condition. Les facilités de déplacement ont contribué à l’émancipation sociale, notamment celle des jeunes et des femmes. La mobilité est en quelque sorte la matrice de notre société moderne – il faut la considérer comme telle.

Décarboner la mobilité est un « wicked problem » comme on dit en sciences sociales – un de ces problèmes « méchants » qui, lorsqu’on résout un aspect, peuvent en aggraver d’autres. Un problème à la fois privé (nos décisions de déplacement) et public (l’espace qui les accueille et régule, le millefeuille administratif qui va avec, 700 autorités organisatrices de la mobilité en France, sans parler des gouvernances nationales et internationales). Cet objet percute aujourd’hui le sujet du dérèglement climatique. Travailler sur la mobilité implique de s’intéresser à l’énergie, l’industrie, l’espace public. Enfin, la mobilité cristallise l’effet rebond (paradoxe de Jevons) propre aux technologies : en à peine 100 ans, le moteur thermique a gagné 20 fois en efficacité, mais le poids de la voiture a plus que triplé. Idem pour les routes. On a augmenté la capacité des routes : les distances ont été multipliées par 3. Wicked problem!

Que raconte l’échec des trottinettes en free floating dans les grandes villes ? Pourquoi le mariage entre numérique, ville et mobilité n'a pas marché ?

Stéphane Schultz : Les trottinettes ont révélé la capacité d'un écosystème à réagir contre certaines innovations, comme s’il produisait ses propres anticorps. Les acteurs des transports donnent souvent l’impression de rechercher la « silver bullet », un engin nouveau qui résoudrait tous les problèmes en une fois. Et ce qu’ils ont en tête ressemble plus à une voiture volante qu’à un « jouet » de 12 kg.

En étudiant les innovations des 50 dernières années, on peut pourtant faire un parallèle entre l’évolution de l’ordinateur et celle des véhicules. La voiture est restée semblable à ces ordinateurs des années 60, trop encombrants pour ce qu’on en fait et impossible à mettre en réseau. La trottinette serait, elle, l’équivalent du smartphone : un engin malin qui « fait le job » pour de multiples usages, nativement connecté. Si l’on recherche un mode de déplacement adapté à la majorité des déplacements et « pilotable » en flotte, on retombe toujours sur quelque chose qui ressemblerait à une trottinette, avec des smartphones et du cloud autour.

Pourquoi ça n’a pas marché dans nos villes ? Les trottinettes sont apparues avec des startups qui se sont glissées dans les interstices de la loi. Elles n’étaient pas illégales, mais pas légales non plus. On a assisté à un choc de cultures : ces entrepreneurs pensaient que l’espace public pouvait être investi comme on investit le Web. Mais une fois les villes réveillées, elles ont déployé l’arsenal juridique ad’hoc. À San Francisco, par exemple, les autorités locales, échaudées par le précédent Uber, ont été réactives pour ne pas se faire de nouveau « rouler dessus ». À Paris, ces engins ont servi de fusibles, contrairement au vélo qui bénéficie toujours d’une sorte de totem d’immunité. Et voilà comment 15 000 trottinettes ont été remplacées par 18 000 vélos. La Ville de Paris va cependant très prochainement procéder à une mise en concurrence des opérateurs pour limiter l’offre de vélos en free floating.

Je suis convaincu que la trottinette partagée reviendra, dans des flottes composées de plusieurs types d’engins adaptés aux différents besoins.

L’électrification des mobilités est aussi un sujet géopolitique. Que raconte le retard industriel de l’Europe ?

Stéphane Schultz : L’automobile est une industrie nécessitant du temps long et beaucoup d’argent. La dernière startup du secteur avant Tesla était Chrysler en 1927. Les constructeurs automobiles ont des réflexes d’anciens dominants, innovant toujours dans le même sens : toujours plus performant, et plus cher. J’appelle cela « l'innovation Sergueï Bubka », (ndlr : du nom du perchiste ukrainien, qui concourait sous le drapeau de l’URSS jusqu'en 1991) : comme lui qui franchissait un centimètre de plus par saut car il était incentivé financièrement à chaque record, l'industrie automobile fait de l'innovation incrémentale, un petit pas à la fois.

Les véhicules électriques n’ont jamais été pris au sérieux par les constructeurs. En 1993, Ségolène Royal, alors ministre de l'Environnement, arrivant à l'Élysée en Saxo électrique, a suscité bien des moqueries. Ils traversent ce que Nicolas Colin a appelé les 5 étapes du déni des filières traditionnelles confrontées à la transformation : le dénigrement en fait partie – la cinquième étape consistant à aller voir le ministre ou le commissaire européen chaque semaine !

La Chine, autrefois pays de sous-traitants en bas de la chaîne de valeur, a su se transformer. Elle a racheté Volvo, collabore avec Renault. L'interdiction des deux-roues à essence a aussi stimulé le développement local de petits véhicules électriques. La planification gouvernementale a joué son rôle. À l’inverse, Tesla incarne l'innovation par le haut. Ils ont d’abord vendu des véhicules très chers aux geeks avant d’en réduire les prix – jusqu’à ce que la Model Y devienne la voiture la plus vendue d’Europe (ndlr : en 2023). L’effet de bascule est incroyable. Jusqu’à la Commission européenne qui a décidé d’imposer la transition vers l’électrique, au grand dam des constructeurs occidentaux.

La perception des voitures, électriques ou non, devient politique. Les publicités ressemblent de plus en plus à celles pour la malbouffe, avec leurs mentions obligatoires. Tant que la France aura des usines automobiles, les voitures ne seront pas aussi mal vues que les cigarettes, mais à terme, elles pourraient le devenir – créant possiblement un clivage entre passionnés et ceux qui en dépendent par nécessité.

La voiture autonome, longtemps considérée comme le pinacle de l'innovation en matière de mobilité, fait-elle encore rêver ? L'accélération autour de l'IA relance-t-elle le sujet ?

Stéphane Schultz : Reprenons : quel problème la voiture autonome règle-t-elle – et pour qui ? L’utilisateur de la voiture autonome a un nom : ça s’appelle un passager. Comme dans un taxi, un bus ou un métro. Toutes choses égales par ailleurs, le véhicule autonome ne change rien pour lui. Nous sommes tombés dans le panneau du véhicule autonome comme voiture individuelle améliorée, mais c'est juste un taxi sans chauffeur.

Dans notre culture, entre Thelma et Louise ou les 24 heures du Mans, la voiture autonome est un oxymore. Une voiture est conçue pour être conduite. Et puis, d'un point de vue technique, la conduite autonome n'est pas au point. Ses erreurs sont difficilement acceptables. Les annonces médiatiques ont cessé. Retour à la case R&D. Le véhicule autonome progresse toujours, mais à bas bruit.

Les constructeurs avancent prudemment, souvent avec des aides publiques – pour ne pas risquer un jour de devenir des vendeurs de coques pour des logiciels développés par d'autres. L’autonomie complète dans une voiture sera difficile à atteindre – voire impossible. Le véhicule autonome doit plutôt être envisagé comme un système de navettes ou de taxis améliorés. C’est moins spectaculaire mais plus pertinent ! Le manque de chauffeurs et les besoins de transport, notamment dans les zones périphériques, justifient cette approche. La logistique utilise déjà avec succès des véhicules autonomes. Ces applications « off road » (entrepôts, mines…) constituent un immense champ d’investigation. Et à terme, je pense que ces technologies arriveront dans les transports de voyageurs, pour aider à massifier l’offre.

Qu’est-ce qui fait bouger le secteur des mobilités ?

Stéphane Schultz : L'ensemble de la chaîne de déplacement du voyageur commence enfin à être pris en compte : l'information, la distribution, la vente, le contrôle. Les technologies numériques facilitent cette intégration... Prendre le bus devient aussi simple qu’acheter sa baguette de pain grâce à l’usage de la carte bancaire.

Autre sujet qui monte en puissance : l'inclusivité – une notion qui dépasse l’intégration ou l’inclusion. Voyez la sécurité des femmes dans les transports et les espaces publics en général, longtemps un impensé dans le secteur. À Bordeaux, seulement 10 % des femmes déclarent marcher seules à la nuit tombée. Comment voulez-vous qu’elles prennent le bus ? On parle de Bordeaux, pas d’une ville en guerre. Les opérateurs commencent à le comprendre, et à s’entourer de nouveaux profils, sociologues, anthropologues. Avec parfois des actions un peu radicales, à l’américaine, comme le partenariat entre Lime et l’association Meuf, contre le harcèlement de rue.

Il faut sortir du one size fits all et répondre aux demandes des utilisateurs. Repenser certaines idées préconçues, comprendre réellement ce que signifient aujourd’hui le « public » et le « commun » aux yeux des individus.

On vous répondrait sans doute qu’il manque des moyens pour le faire, notamment pour recruter ?

Stéphane Schultz : Le problème de recrutement touche tous les métiers des transports. Celui des chauffeurs a longtemps bénéficié d’une double anomalie. D’abord, de nombreux chauffeurs avaient passé leur permis de conduire pendant le service militaire. Cette génération part aujourd’hui à la retraite. À cela, s’ajoutent des conditions d’obtention plus exigeantes, des difficultés accrues pour attirer de nouveaux talents, une réticence générale à s'engager dans des emplois non qualifiés, l’explosion de l’auto-entreprenariat.

On l’a vu, le transport autonome est encore loin d'être une réalité. Le secteur doit s'atteler à résoudre son problème d'attractivité. Pour moi, ça tombe bien, ce sujet recoupe celui de l’inclusivité, c’est-à-dire : comment refaire du commun ensemble ? Comment recréer de l’appartenance ? Jeunes, diplômés ou non… Pourquoi « les déserteurs » veulent-ils tous faire de la permaculture ? Tout le monde devrait vouloir bosser dans les transports ! Ce sont des métiers passionnants. L’opportunité est unique de réinventer le secteur, de le mettre en phase avec son temps.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

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commentaires

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  1. Avatar Emmanuelle Champaud dit :

    Génial récapitulatif !
    Quand j’ai quitté mon métier de Direvtrice dAgence de pub, j’ai cherché :
    1) un secteur important pour la transition écologique
    2) qui touche le quotidien de tous
    3) ou le changement de paradigme devait être total
    C’est comme ça que j’ai choisi la mobilite decarbonnee.
    Effectivement il y a de quoi faire !!

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