Affiches soupes Campbell

Alerte ! Pourquoi les produits du quotidien nous tuent à petit feu

© Jean-Philippe Delberghe

Tandis que l'espérance de vie stagne et que les maladies métaboliques explosent, l'épidémiologiste Jean-David Zeitoun, auteur du Suicide de l'espèce, tire le signal d'alarme : il est temps de s'attaquer avec vigueur aux industries pathogènes qui nous vendent du risque plein les produits du quotidien, de l'alimentation ultra-transformée aux perturbateurs endocriniens planqués partout. Entretien.

Mais quelle est donc cette civilisation qui, non contente de détruire avec constance la planète qui l'accueille, produit chez son peuple toujours plus de maladies ? Et dépense davantage encore pour tenter de les soigner ? Dans Le Suicide de l'espèce (Denoël), l'épidémiologiste Jean-David Zeitoun pose un diagnostic sans concession sur notre état de santé général (spoiler : c'est pas fameux). Surtout, il décrypte comment notre société crée toutes les conditions du désastre – car c'est bien de nous dont il s'agit. Maladies cardiovasculaires et cancers à la hausse, explosion de l'obésité et autres pathologies métaboliques, épidémie d'infertilité... un bilan qui est le fruit de notre exposition déraisonnée à des risques issus de nos activités humaines, planqués sous les atours inoffensifs des produits du quotidien. Au fond de notre assiette ou dans l'eau que l'on boit, ces risques industriels sont ubiquitaires, et valorisés par une économie devenue pathogène, dans sa course échevelée à la croissance et au profit. Jean-David Zeitoun en profite pour dégommer au passage le mythe de la responsabilité individuelle, au profit d'une action publique digne de ce nom... Et lorsque l'on sait que les aliments ultra-transformés captent jusqu'à 80 % du volume des supermarchés, on comprendra pourquoi la question n'est pas tant de résister à cette pizza Nutri-Score E, que d'avoir le courage politique de réprimer ces industries qui nous tuent à petit feu. Entretien.

Près d’un Français sur deux en situation de surpoids ou d’obésité, une prévalence de l’obésité qui a doublé depuis 1997, plus que quadruplé chez les 18-24 ans… Est-ce ainsi que se manifeste le « suicide de l’espèce » ?

Jean-David Zeitoun : Le surpoids, l'obésité et les maladies métaboliques en général sont une manifestation majeure – et à mon avis, l’une des plus problématiques – de la production de risques par la société elle-même. Les données récentes montrent que l’obésité continue de croître en France. On pourrait la faire baisser si on s'en prenait à l'offre de risques avec une action publique forte, comme on l’a fait pour le tabac. Mais on ne le fait pas. Et il s’agit d’un phénomène mondial : l'obésité est en baisse dans zéro pays dans le monde.

On parle de l’obésité, mais les risques que notre société produit sont aussi à l’origine d’autres dommages, parfois réunis sous l’ombrelle des « maladies de civilisation » …

J-D. Z : Oui. Je n’utilise jamais ce terme, car je pense qu’une civilisation n’est pas obligatoirement productrice de maladies. Mais aujourd’hui, l’obésité et les maladies métaboliques d’une part, et la pollution de l’autre, sont parmi les pires risques produits par notre société, par leur taille et par leur croissance.

À quel moment ça a déraillé dans notre assiette ? Et pourquoi ces aliments sont-ils si problématiques ?

J-D. Z : Probablement dans les années 70, quand l'alimentation a pris un tournant industriel beaucoup plus marqué. C’est alors que sont apparus ces aliments trop transformés, souvent appelés aliments ultra-transformés. L’intention de la transformation alimentaire n’était pas mauvaise en soi : il s’agissait de contrôler les coûts, pour que l’alimentation soit abordable, pour qu’elle se conserve et se prépare facilement. Malheureusement, les aliments ultra-transformés sont très mauvais pour la santé, avec des effets qui vont au-delà de leur valeur énergétique : ce ne sont pas seulement les calories qui posent problème dans les aliments ultra-transformés, mais bel et bien leurs composants non nutritifs mais biologiquement actifs.

Depuis quand le sait-on ?

J-D. Z : Il n'y a jamais de « moment » en science, plutôt une accumulation progressive de connaissances. Or, depuis quelques années, les dommages des aliments ultra-transformés ont été prouvés et quantifiés : ils sont très importants et jouent un rôle déterminant dans la pandémie d'obésité actuelle.

Votre ouvrage développe aussi l'offre indirecte de risques, autrement dit la pollution. Que peut-on en dire ?

J-D. Z : Il s’agit du premier risque environnemental mondial. La pollution est probablement responsable d’au moins 9 millions de morts par an, soit à peu près 16 % de la mortalité mondiale annuelle. 90 % sont concentrés dans les pays les moins riches mais en France, c’est plus de 50 000 décès par an. Certains types de pollution baissent, comme l'air intérieur aux foyers et la pollution de l'eau. Mais comme d’autres augmentent – la pollution de l’air extérieur ou la pollution chimique –, le bilan épidémiologique total ne change pas. Cette pollution est largement reliée aux deux autres principaux problèmes environnementaux : le changement climatique et la perte de la biodiversité. Investir dans la dépollution aurait des effets épidémiologiques, environnementaux, mais aussi économiques, très importants, car cela permettrait de traiter tous les problèmes en même temps. Mais ce n’est pas fait.

Face à l’offre de risques, la demande. Pourquoi se fait-on du mal comme ça ? Pourquoi s'engage-t-on dans des conduites pathogènes ?

J-D. Z : Dans ce que j’ai appelé la demande de risques, trois cas sont à distinguer. D’abord, celui où le risque n'est pas connu : parce que la science ne l'a pas identifié ou parce qu'elle commence à le faire, mais que les industriels séquestrent les informations, mais cela peut être parce qu’une partie de la population n’est pas au courant du risque, souvent par déficit d’éducation. Cette dernière s’expose donc à des risques dont elle ne connaît ni la probabilité, ni la taille des conséquences.

Le deuxième cas, c'est celui où les individus savent qu'il y a un risque, mais qu’ils le sous-estiment. Ici, trois possibilités. La première, c'est l’erreur d’analyse – ce qu’on appelle l’épidémiologie populaire : quand les gens raisonnent sur les risques à partir de leur entourage ou des médias pour se dire que finalement, le risque n'est pas si important. Ensuite, il y a l’inattention. Beaucoup de nos comportements dans une journée sont automatiques et peuvent nous exposer à des risques. L’inattention nous concerne tous, à des degrés divers, parce qu’on ne peut pas être vigilant tout le temps. Et la troisième possibilité qui est un problème systémique : l'addiction. Cela concerne le tabac, l'alcool, les drogues, probablement aussi les réseaux sociaux numériques ou les écrans de façon générale, et les aliments ultra-transformés. Avec l'addiction, les gens sous-estiment un risque parce qu'ils y entrent en pensant que l'expérience sera occasionnelle. Puis, ils sont rattrapés par un déterminant biologique qui est la dépendance.

Le troisième cas enfin, celui où les gens sont conscients des risques et s'exposent en connaissance. Une demande de risques par désespoir, chez ceux qui n'ont pas de perspective et décident de s'exposer à un risque qui au moins, provoque du plaisir. Le tabac, l'alcool, la drogue… mais aussi l'alimentation de mauvaise qualité, car le sucre envoie du plaisir. Ces individus préfèrent échanger une espérance de vie à long terme qui ne les intéresse pas beaucoup contre un plaisir certain et immédiat.

Votre ouvrage insiste beaucoup sur le fait que la solution ne réside pas dans la seule volonté des individus. Pourquoi ?

J-D. Z : Parce que justement, l’approche retenue par les gouvernements pour protéger les individus s’est majoritairement tournée vers la demande, sans jamais toucher à l’offre de risques. On s’est contenté de demander aux individus d’éviter les risques que, par ailleurs, on laissait prospérer. Ça ne marche pas. Autrement, l’obésité ne serait pas en croissance dans la quasi-totalité des pays du monde.

Et de fait, dire aux gens d’être raisonnables, d’être responsables – c'est à dire de ne pas s'exposer aux risques, alors que ceux-ci sont ubiquitaires, tentants, moins chers, voire valorisés dans certaines publicités – n’a strictement aucune chance de fonctionner. Je pense que les approches individuelles sont complètement disqualifiées pour la plupart des risques. Seule une approche d'ensemble, qui s'en prend aussi à l’offre de risques, est susceptible de fonctionner.

Comment réprime-t-on une industrie pathogène ? Quelle forme peut prendre une action publique efficace ?

J-D. Z : Des leviers comme la loi et l’économie, autrement dit la régulation et la taxation, fonctionnent bien. Des expériences positives existent : le tabac, l’alcool dans certains pays, le plomb. La loi concerne tout le monde, elle est obligatoire. Et avec l’économie, il s’agit de créer un effet de marché pour que les produits mauvais soient très chers – mais sans oublier la détaxe, c’est-à-dire rendre les bons produits moins chers ; taxer est souvent mal accepté socialement, souvent injuste aussi. Les gens doivent obtenir une équation économique finale neutre ou positive. Dans l’exemple de l’alimentation, dépenser la même somme d’argent pour se nourrir, mais avec de bons produits.

Comment l’industrie agro-alimentaire peut-elle se transformer ? Le veut-elle déjà ?

J-D. Z : Bien sûr qu’elle peut. De nombreux rapports montrent qu’il est possible de manger autrement, tout en préservant la planète, en nourrissant huit milliards d'humains, et en préservant un équilibre économique bénéfique à tous. Est-ce qu’elle le veut ? Aucune industrie ne veut se transformer. Je ne vois pas d’exemple d'une industrie qui a cherché à se transformer d’elle-même quand son business marchait bien, sans une quelconque contrainte – légale ou économique, elle-même d’ordre gouvernementale ou concurrentielle. L’industrie alimentaire n’a pas été substantiellement poussée à se transformer.

Vous développez dans votre ouvrage le concept de biopouvoir théorisé par Michel Foucault, qui fait rentrer le corps, la santé, dans le champ du politique. Pouvez-vous nous en parler ?

J-D. Z : Foucault a inventé le mot et théorisé le concept, mais le biopouvoir a émergé dès le XVIIIème siècle, quand l'État s’est intéressé à la santé de sa population, avec une logique économique : pour que l’économie soit dynamique, il fallait que la démographie le soit d’abord. Alors bien sûr, l’approche est rudimentaire, mais c’est un peu le début de la santé publique : la désinfection de l'environnement, les variolisations, les vaccinations, etc. Et ceci avec un succès net, puisqu’au même moment, la santé humaine s'améliore, avec une croissance de l’espérance de vie ininterrompue jusqu'au début du XXIᵉ siècle.

Le biopouvoir s’est développé, à mesure que la société évoluait. La santé publique, les vaccinations obligatoires, le financement d’un système de soins… Tout ceci est du biopouvoir – ici sur un versant positif, qui pousse la santé vers le haut. Mais il existe aussi des biopouvoirs négatifs : ceux de certains industriels qui cherchent à lutter contre l’atténuation des risques, et contre les politiques de santé publique qui y contribuent, afin de préserver leur business. Je n’ai aucun problème à ce que l’industrie alimentaire gagne beaucoup d’argent. Le problème est qu’aujourd’hui, ils gagnent leur argent au détriment de la santé générale.

« Il existe (…) des masses de données sérieuses qui montrent que la croissance économique a provoqué une quantité presque incalculable de maladies et de morts », écrivez-vous : votre ouvrage est-il, en creux, un appel à la décroissance ?

J-D. Z : À un autre type de croissance au minimum. Il y a deux façons de challenger la croissance : l’une difficile, et pour laquelle je ne suis pas un expert : faut-il sortir de la croissance ? C’est un débat d’économistes – scientifiquement complexe et socialement inflammatoire, parce que souvent mal compris. On l’interprète comme une régression, alors qu’au contraire, intentionnellement, il s’agit de faire progresser la société. Ce débat est réel et pas encore résolu. Et puis, une deuxième façon consiste à challenger les mauvaises composantes de la croissance, celles qui produisent des risques, avec des effets environnementaux, épidémiologiques et des effets sur la croissance elle-même. Car un environnement de mauvaise qualité, une santé altérée, cela coûte des points de PIB. Il n’est pas raisonnable de dire que ces composantes doivent persister. Il faut soit les réprimer, soit les reconvertir.

La figure de Camus irrigue votre ouvrage. Pourquoi ?

J-D. Z : Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus traite de la question du suicide, qu'il considère comme le problème philosophique le plus important qui soit. Mon livre cherche à démontrer la thèse selon laquelle la société mondiale est en train de se suicider partiellement, puisque c'est elle qui produit les armes de sa maladie et de sa mortalité. Évidemment, ce n'est pas toujours un suicide intentionnel. Notons d’ailleurs que le suicide direct et intentionnel est en décroissance dans le monde – environ 1,1% de la mortalité annuelle. Dix ans après Le Mythe de Sisyphe, Camus écrit L'Homme révolté. La révolte, ce n’est pas la révolution ; la révolution, c'est le dérapage de la révolte. Camus a tendance à « prescrire » la révolte face aux problèmes du monde. Quand j’écris pour expliquer que la société mondiale se suicide alors que personne ne souhaite mourir, une forme de révolte est nécessaire. Et aujourd'hui, un des problèmes principaux du monde est ce suicide de l'espèce humaine.

À lire : Jean-David Zeitoun, Le Suicide de l'Espèce, chez Denoël, 2023

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.
commentaires

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  1. Avatar Gaetane dit :

    Si vous saviez depuis combien de temps, j'attendais cette lecture. Mon souhait étant que vous soyez non lu mais entendu. Il est là, le nerf de la situation. Merci, merci beaucoup. Et bonne continuité.

  2. Avatar Angelus dit :

    Loin de moi l’idée de faire comme le dit l’article de minimiser les risques. Mais c’est ultra multifactoriel. Si je prends mon cas. J’ai grossi petit à petit d’où le jour où j’ai eu une voiture et que j’ai du coup beaucoup moins marché pour tout ce que n’avais besoin et que j’ai dû par manque de temps arrêté le sport entre la famille et les courses je ne pouvais plus m’en passer. Je ne mangeait pourtant pas mieux avant. Je suis d’accord que le problème est aussi à cause de l’état qui ne fait rien. Et laisse surtout tout faire dans l’agroalimentaire. Mais bon avant on vivait dans des cendriers géant et on fumait partout enfant dans la voiture et fenêtre fermée je pense pas que la nourriture ultra transformée est plus dangereux que la cigarette et l’alcool a tout va. Et puis il y avait 10 fois plus de mort sur les routes. Si l’obésité augmente partout c’est à cause du tout plus de voiture plus de jobs sédentaires et deux heure de bagnoles moins de sport plus oui la nourriture rapide et pas toujours géniale et de plus en plus accessible et mode de vie est copié partout dans le monde. Et ce mode ne revient pas en arrière c’est la raison de la non diminution de l’obésité. Après si on remettait les travailles plus proche de chez soi, avec prime si on se passe de sa voiture et des incitant à faire du sport et oui des pression pour mettre moins de cochonnerie dans la bouffe oui. Mais avant il y avait des problèmes et on pourrait plus jeune. L’alcool et le tabac a diminué quand même. Donc tout n’est pas négatif. Et puis la stagnation de l’espérance de vie est logique ça ne pouvait pas augmenter indéfiniment. Malgré tout le monde n’a jamais eu autant de centenaires et les personnes âgées devient un groupe démographique le plus important c’est une preuve d’un espérance de vie plus longue. L’augmentation démographique n’est due uniquement à la conservation de l’existant. Dont les personnes âgées. Avant les gens avaient beaucoup d’enfant mais peu atteignait l’âge adulte. Il y a un problème des morts évitables oui mais tout n’était pas parfait avant non plus loin de là.

  3. Avatar emmanuelle dit :

    Angelus, si je peux me permettre : l'obésite ne trouve pas sa cause seulement dans un changement de lifestyle comme vous semblez l'expliquer. Moins de marche, moins de sport n'est sans doute pas bénéfique pour notre santé mais cela n'a pas beaucoup d'incidence sur l'évolution de l'obésité.
    Je m'explique :
    Lorsque nous mangeons, le pancréas fabrique l’insuline et l'un des rôles de l’insuline est de  transporter le sucre dans nos cellules.  
    Quand on mange souvent des aliments à base de glucides et de sucre ajoutés, comme dans les produits transformés, le niveau d’insuline reste toujours élevé. 
    Avec un taux d’insuline trop élevé les cellules graisseuses, c'est à dire les tissus adipeux de notre corps absorbent trop de calories et les stockent : il n’y a donc plus assez de calories pour le fonctionnement du corps, pour les muscles, les organes et le cerveau :  c’est pour cela qu’on a faim.

    Non seulement nous mangeons de la malbouffe sans qualité nutritive mais en plus notre corps va réclamer plus de nourriture pour pouvoir fonctionner.

    Les aliments ultra transformés et les boissons sucrées et toute la malbouffe qu’on grignote à longueur de journée sont digérés très vite mais n’apportent pas de satiété et n’apportent pas les nutriments nécessaires.

    L’industrie agro-alimentaire nous fait manger des calories vides et nous grossissons à vue d'oeil.
     
    Les aliments ultra-transformés sont des recombinaisons d’ingrédients et d’additifs pour redonner du goût, de la couleur, de la texture, on crée des aliments artificiels très attractifs surtout pour les enfants, ce qui à mon sens est criminel.
    Cette hyper attractivité est hyper dangereuse car cela nous éloigne des vrais aliments et nous fait consommer plus que de raison. Le plaisir va l’emporter sur la satiété. 
     
    Pire encore ces produits ultra-transformés perturbent notre flore intestinale : notre microbiote, or nos bactéries intestinales assurent des fonctions essentielles :non seulement elles nous aident a digérer, à fabriquer des vitamines, à éloigner les maladies , mais elles agissent aussi sur notre poids.  
    Des études ont révélé que les personnes obèses ont un microbiote appauvri, la richesse est donc fondamentale.  
    Un simple régime alimentaire riche en sucres peut altérer un microbiote de façon irréversible.
    Les enfants d'obèses ont donc plus de risque d'avoir un microbiote appauvri et ainsi de suite.
    Attendons nous a une catastrophe sanitaire.

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