« Délocaliser notre industrie a été une faute majeure. » C’est un constat cruel que posait Bruno Lemaire, ministre de l’Économie, tandis qu’au printemps 2020, la crise jetait une lumière crue sur nos dépendances et fragilités. Il aura suffi d’un agent pathogène hautement contagieux pour que quarante ans de politique industrielle française reviennent brutalement au cœur des débats.
Réindustrialisation, relocalisation, souveraineté nationale, robustesse, résilience… Ces mots trustent désormais l’agenda des industriels et des politiques. Ceux-ci ne doivent cependant pas éluder la transformation écologique qui s’impose à l’industrie.
Parce que près de 20% de nos émissions de gaz à effet de serre sont issues des activités manufacturières, la décarbonation de ce secteur est un levier incontournable pour atteindre les objectifs fixés par l’accord de Paris. D’autant que contrairement à une idée reçue, réindustrialisation et transformation écologique sont bel et bien les deux faces d’une même pièce.
Comment parvenir alors à ce changement de paradigme ? Quels sont les grands leviers de décarbonation ? Comment sortir d’un modèle linéaire et extractif qui nous conduit dans l’impasse – pour ne pas dire à notre perte ? L’industrie 4.0 peut-elle être un catalyseur de cette transformation ?
L’industrie, responsable de 18% des émissions GES
Pour lutter contre le réchauffement climatique, la France s’est dotée d’une feuille de route : la Stratégie Nationale Bas Carbone. Elle donne des orientations et fixe les trajectoires sectorielles qui doivent nous permettre d’atteindre la neutralité carbone en 2050, conformément aux engagements pris lors de la COP21.
Dans sa version revue en mars 2020, la SNBC estime à 81 millions de tonnes équivalent CO2 les émissions de l’industrie française. C’est le quatrième secteur émetteur, avec 18% de nos émissions totales, derrière les transports (30%), le résidentiel / tertiaire (19%, scope 1), l’agriculture et la sylviculture (18,5%) et devant la production d’énergie (12%).
Comment se répartissent ces émissions ? À 64%, elles sont dues à la combustion d’énergie nécessaire à la production industrielle, le reste par les procédés industriels eux-mêmes. Le carbone est bien le nerf de cette guerre, puisqu’il représente près de 90% des émissions de gaz à effet de serre, devant les HFC (hydrofluorocarbures) utilisés notamment dans l’industrie du froid (climatisation, réfrigération) à 7%.
2/3 des émissions GES pour les seules industries lourdes
En matière d’émissions cependant, toutes les industries ne se valent pas. Selon l’Ademe, les industries lourdes constituent les deux-tiers des émissions du secteur. Ces secteurs très émetteurs sont au nombre de neuf : acier, aluminium, ciment, chlore, éthylène, ammoniac, papier carton, sucre et verre. Elles représentent 300 000 emplois directs en France, soit 10% de l’industrie. Pour celles-ci, l’Ademe coordonne l’élaboration de plans de transition spécifiques, en collaboration avec leurs parties prenantes, via le projet Finance Climate.
Pour transformer l’industrie, pas de remède miracle ou de baguette magique, mais plutôt une somme de leviers à actionner : techniques, économiques, scientifiques, humains
Car pour transformer l’industrie, pas de remède miracle ou de baguette magique, mais plutôt une somme de leviers à actionner. Des leviers techniques, tels que l’efficacité énergétique, l’efficacité matière, l’économie circulaire… Mais aussi des leviers économiques et financiers, afin de moderniser le tissu industriel, investir dans la recherche et l’innovation de rupture, comme avec l’hydrogène vert. Et bien sûr des leviers humains : car de l’amont à l’aval, ce sont les chaînes de valeur dans leur entièreté qui doivent s’inscrire dans ce même mouvement.
Et il en faudra, des solutions, des investissements, de l’engagement et de la volonté pour être en ligne avec des objectifs très ambitieux : la SNBC vise ainsi une réduction de 35% des émissions du secteur en 2030 par rapport à 2015, et de 81% à horizon 2050 !
Des émissions en chute de 47% en 30 ans… Merci la désindustrialisation ?
Entre 1990 et aujourd’hui pourtant, les émissions de l’industrie ont fortement baissé : -43% dans l’Union Européenne, -47% en France. Il y a trente ans, l’industrie manufacturière était le secteur le plus émetteur, avec 26% des émissions nationales ! À la source de ces progrès ? Une meilleure efficacité énergétique et l’amélioration des procédés, certes. Le rapport Chiffres-clés du Climat rapporte l’exemple du secteur de la chimie, dont les émissions ont chuté de 63% grâce à la réduction radicale des émissions de N2O (-94%).
Mais ne nous leurrons pas : la désindustrialisation rampante accélérée par la crise financière de 2008 a fait son œuvre. En 2018, la part de l’industrie dans le PIB français était tombée à 13%, en recul de 10 points par rapport à 1980 – tandis que l’Allemagne se maintenait à un niveau presque deux fois supérieur. Et outre ses dramatiques conséquences économiques et sociales, avec plus de deux millions d’emplois perdus sur la période selon France Stratégie, le décrochage industriel a aussi un impact sur le climat – mais pas celui que l’on croit.
Sur la période 1995-2015, l’inventaire national a diminué de 25%, tandis que notre empreinte carbone augmentait de 11%, en grande partie due aux importations
Réindustrialiser pour diminuer notre empreinte carbone
Pour le comprendre, il suffit de comparer deux indicateurs : l’empreinte carbone et l’inventaire national. Tandis que le premier intègre les GES liées aux importations sur le lieu de consommation, le deuxième raisonne sur la seule base du lieu de production. Ainsi, selon la SNBC, notre empreinte carbone était de 749 Mt eq CO2, vs 424 Mt pour notre inventaire national. Sur la période 1995-2015, l’inventaire national a diminué de 25%, tandis que notre empreinte carbone augmentait de 11%, en grande partie due aux importations.
Ces dernières sont souvent fortement carbonées, car outre l’impact du transport, les pays exportateurs ont souvent un mix énergétique moins vert que le nôtre, des réglementations moins strictes ou des méthodes de production plus polluantes. Dans une récente étude, le cabinet Deloitte s’est attaché à comparer sur sept filières l’écart d’empreinte carbone entre production nationale et délocalisée. Le résultat est sans appel : + 50% d’empreinte sur les volumes de production délocalisée… On comprend mieux alors pourquoi réindustrialiser nos territoires et verdir nos procédés peuvent et doivent aller de pair.
Allier écologie, compétitivité et cohésion des territoires
France Relance, le plan de relance qui ambitionne de bâtir la France de 2030, prévoit ainsi de mobiliser 100 milliards d’euros autour de trois grandes priorités : l’écologie, la compétitivité et l’indépendance économiques, la cohésion sociale et territoriale. Parmi ceux-ci, 35 milliards d’euros seront consacrés à l’industrie sur 2020-2022, selon quatre axes : la décarbonation, la relocalisation de secteurs stratégies critiques, la modernisation de l’appareil productif et l’innovation.
Sur le volet décarbonation par exemple, une enveloppe de 1,2 milliard d’euros vient soutenir l’utilisation de procédés industriels plus sobres et moins émetteurs, en complément des dispositifs existants pilotés par l’Ademe (fonds chaleur et économie circulaire). Les grandes thématiques ? La chaleur biomasse, l’efficacité énergétique et la décarbonation des procédés.
Ainsi depuis septembre 2020, plus de 70 lauréats bénéficieront de ces dispositifs d’aide avec un soutien public de 324 millions d’euros, pour un total investi de 844 millions d’euros. Une chaudière biomasse dans une scierie à Ygos Saint-Saturnin, un pré-sécheur capable de récupérer et valoriser de la chaleur dans une sucrerie à Connantre… Autant de projets qui permettront d’économiser un million de tonnes eq CO2 par an sur nos émissions !
Sobre en ressources, économe en carbone, vivier d'emplois locaux et pérennes, et porteur de sens et d'impact pour les équipes, le modèle circulaire a tout bon
Sortir de l’insoutenable modèle linéaire
Sobre en ressources et efficace dans leur utilisation, économe en carbone, l’économie circulaire est un levier important de transformation. Selon les projections de la Fondation Ellen McArthur, un modèle de développement circulaire en Europe pourrait permettre d’économiser 53% des ressources primaires et de réduire les émissions de CO2 de 83% d’ici 2050 !
Mais l’enjeu est aussi économique : parce que les matières premières constituent entre 40 et 60% du coût de base des entreprises manufacturières européennes, on voit bien à quel point le modèle linéaire est à l’origine de pertes et gaspillages structurels et nous rend dépendants des marchés, et de leurs variations de prix.
Passer au circulaire, c’est enfin accéder à un gisement d’emplois, locaux et pérennes, souvent non délocalisables et difficilement automatisables. Selon la Commission Européenne, une augmentation de 30% de la productivité des ressources pourrait créer 2 millions d’emplois durables d’ici 2030. Et parce qu’il est porteur de sens et d’impact, le modèle est aussi facteur de réengagement des équipes.
Repenser la création de valeur avec le circulaire
Dans l’étude Pivoter vers l’industrie circulaire, l’Institut National de l’Économie Circulaire cartographie plusieurs modèles économiques circulaires, afin de créer des boucles à chaque étape du cycle de vie d’un produit : la matière, en misant sur la durabilité des ressources, l’utilisation des produits, avec l’extension de la durée de vie et l’économie de l’usage, et la régénération avec le réemploi des produits, des composants et des matériaux. Sans oublier le traitement des externalités négatives.
Et beauté de la chose, ces modèles peuvent même se combiner, nativement ou progressivement ! Par exemple, le fabricant de chaussures Veja s’est bâti sur un modèle de type ressource durable et enrichit aujourd’hui sa démarche, en travaillant la durabilité de ses produits avec l’ouverture d’un atelier de réparation.
Les industriels interrogés dans l’étude ne s’y trompent pas : pour 81% d’entre eux, le circulaire est une opportunité. Pour plus de 85%, cette stratégie permet de développer de nouveaux marchés et de réaliser des économies, tout en répondant aux enjeux environnementaux.
Dépasser le cœur d’usine pour promouvoir la collaboration
Selon l’INEC, une transition réussie des industries vers un modèle circulaire devra répondre à plusieurs conditions. L’une d’entre elles est l’approche systémique : savoir dépasser le périmètre du « cœur d’usine » pour intégrer l’ensemble de la chaîne de valeur, privilégier une approche par secteur, mais aussi territoriale et interentreprises.
Une logique par exemple développée par l’Écologie Industrielle et Territoriale, démarche collaborative qui vise le partage volontaire de ressources (infrastructures, services, matières, déchets…) par des acteurs économiques d’un même territoire, pour faire des économies ou améliorer la productivité. Ou encore avec ce partenariat entre Thales et Veolia, qui a permis l’élaboration d’une carte SIM éco-conçue à partir de plastique issu de nos vieux frigos !
L’Ademe estime qu’une part significative des gains énergétiques à réaliser par l’industrie en 2030 sera conditionnée par les technologies et l'innovation
L’industrie 4.0 au service de la transformation
Outre la transition écologique, la révolution numérique redessine aussi le futur de nos usines. L’Industrie 4.0, ou Usine du Futur, est portée par la numérisation et la connectivité. Elle se développe autour de plusieurs technologies, comme l’internet des objets, l’intelligence artificielle, l’edge computing, le cloud, la 5G, la fabrication additive, la blockchain, le jumeau numérique, la cobotique, la réalité virtuelle…
Suivre la consommation d’énergie d’une usine avec des capteurs IoT, préserver la durée de vie des machines avec la maintenance productive, optimiser un bâtiment durant toute sa durée de vie avec la modélisation BIM, maîtriser les risques humains avec la cobotique, meilleure utilisation des ressources avec l’impression 3D…
Même si la question de l’empreinte environnementale du numérique doit évidemment être prise en compte, nombreuses sont les applications qui aideront aux objectifs de développement durable : l’Ademe estime qu’une part significative des gains énergétiques à réaliser par l’industrie en 2030 sera « conditionnée par le déploiement de technologies éprouvées et par celui de l’innovation. »
On le voit, réindustrialisation et transformation écologique sont les deux faces d’une même pièce et doivent être appréhendées comme telles : d’un point de vue écologique, une production nationale sera toujours préférable à une production importée. Tandis que verdir l’industrie contribuera à sa résilience et à sa pérennité, ainsi qu’à l’émergence d’un nouveau modèle de société. C’est une affaire de climat et d’environnement bien sûr, mais aussi de compétitivité, d’attractivité et de réputation pour les industriels du 21ème siècle.
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