
RCTA, Network Spirituality et Dimes Square... Plongée dans l'une des nébuleuses les plus cheloues d'Internet, où s'enchevêtrent idéologie raciale, collectifs artistiques et NFT à la gloire d'un monde post-humain.
Des cœurs rose pastel, le glaçage d'un gâteau, Lisa du groupe Black Pink, des sushis au thon, une écolière en uniforme, le bruit des vagues ou d'un feu qui crépite... Voilà le genre d'images qui apparaît dans les vidéos colportant des « racial sublimanals », à traduire par « messages subliminaux raciaux ». Si les images n'ont rien d'extraordinaire, la promesse derrière ces vidéos est extravagante : il suffirait de les regarder en boucle pour « changer de race ». Comment s'accomplit un tel prodige ? Grâce à la « manifestation », vieille pratique new age consistant à visualiser et verbaliser « ses intentions » jusqu'à l'obtention du résultat désiré. En ligne, les adeptes de cette pratique se retrouvent sous la bannière RCTA, acronyme de race change to another (changer de race), et ECTA, ethnicity change to another (changer d'ethnie). Ici, moduler son identité se fait comme au supermarché, et dans la proportion de son choix. En devenant par exemple 30 % japonaise et 70 % sud-coréenne.
C'est quoi le RCTA et le ECTA ?
Depuis 2018, les créateurs de « racial sublimanals » se multiplient. Sur YouTube, on se frotte aux compilations de vidéos incantatoires destinées à transformer son apparence en fonçant ses cheveux ou en intensifiant son pli épicanthique. Parmi les protocoles en vogue pour obtenir des traits coréens : le « ulzzang beauty subliminal », ulzzang signifiant « beau visage » à Séoul. (Oui, la Hallyu et la K-pop sont passées par là.) Sous les #rcta et #ecta sur TikTok, s'amassent témoignages, montages avant-après et conseils pour réussir sa transformation. Parmi les plus efficaces : regarder les vidéos avec un casque à une fréquence comprise entre 200 et 500 hertz et les diffuser aussi la nuit pour mieux profiter des effets. Et boire beaucoup d'eau.
La communauté se compose principalement d'adolescentes et de jeunes femmes. Si certaines espèrent devenir blanches, une écrasante majorité d'entre elles se sentent « plus en phase » avec l'identité et la « culture asiatique », une culture bien sûr commodifiée et passée au filtre de l'esthétique sucrée du groupe BTS. (Bizarrement, personne n'a envie de devenir nord-coréen.) Sous le #rcta, on croise principalement de jeunes Américaines désireuses de devenir sud-coréennes ou japonaises (thaïlandaises ou vietnamiennes dans de plus rares cas). Sous le #etca, des Thaïlandaises ambitionnent par exemple de devenir sud-coréennes. Quelle différence avec le transracialisme que l'on connaissait déjà ? Pour les aficionados des « racial sublimanals », les transraciales n'opèrent qu'une transformation partielle et inférieure (par le biais de l'apprentissage d'une langue ou de la chirurgie esthétique...), transformation qui ne se traduit pas au niveau génétique, puisqu'elles n'incorporent pas à leur renaissance les stimuli subliminaux susceptibles de parfaire leur évolution. Rappelons qu'historiens et anthropologues ne corroborent pas l'existence de races génétiques, construites sur la base d'un racisme systémique, mais qu'importe. Pas de place ici pour les notions d'appropriation culturelle ou de fétichisation.
Dans la vidéo « The Growing East Asian "Race Change" Community » , Zandile de la chaîne Youtube Kidology souligne que les membres de cette communauté disparate, qui « essaie de se forger une identité dans un monde virtuel globalisé », ont un point commun : « le désir impétueux de s'échapper d'un monde moderne perçu comme hostile envers eux, ou qui ne leur inspire aucun espoir ou confiance. Ils tendent vers un idéal, une existence mythologique parfaite. » Alisa, Ukrainienne de 15 ans devenue japonaise, confie à NBC : « Nous ne vivons qu’une fois, donc je pense que nous devrions faire tout ce que nous voulons faire dans la vie, même si les autres pensent que ce n’est pas bien ou que vous ne pouvez pas y parvenir. »
Les princesses chinoises aryennes
Cette propension à s'affranchir sans complexe de sa « race » n'est pas confinée à TikTok. Depuis peu, elle déborde sur Twitter, notamment en Chine. Là, de nombreuses jeunes femmes se décrivent comme des « princesses transraciales », des « Aryennes chinoises » ou des « Hyperboréennes. » BRG Rain écrit par exemple : « Les filles chinoises sont les descendantes des Hyperboréens, c'est pourquoi nous sommes supérieures. Le véritable esprit des Aryens vit en nous, et nous avons tellement accru notre niveau de beauté, que nous sommes 3000 ans en avance en termes de mode et de maquillage. » ; « J'ai la belle peau claire d'une femme victorienne. » ; « Votre peau devait être crémeuse, douce et blanche comme de la neige. » ; « Les femmes ne sont pas censées travailler. (...) seuls les pauvres [ndlr : parfois aussi appelés « paysans»] ne sont pas d'accord avec ça. »
En légende du portrait d'une jeune femme blonde aux yeux bleus, Amber Zhao affirme : « Voilà à quoi ressemble la femme moyenne à Shanghai », ville qu'elle surnomme aussi Hyperborée. Dans ses publications, Charlotte Fang (on reparlera d'elle et de BRG Rain plus bas) compare son pays aux États-Unis, rappelant qu'en Chine « tout est infini », et que les Hyperboréens vivront plus longtemps que les Occidentaux (40 ans seraient équivalents à un quart de la durée de vie des « princesses asiatiques. » ) Leur slogan : live your truth, vis ta vérité. Et peu importe le réchauffement climatique, l'inflation galopante et le recul de la démocratie. Les Hyperboréennes ont appris à maîtriser leurs émotions négatives pour se désengager des contingences matérielles, et à ignorer les coups frappés à leur porte par les recouvreurs de créances.



Qui sont les Hyperboréens ?
Parmi les termes fréquemment utilisés par « les princesses aryennes » : hyperboréen. Dans la mythologie de la Grèce antique, Hyperborée est une terre septentrionale utopique située « par-delà les souffles du froid Borée », le vent du nord. Chanté par les poètes, le continent où le soleil brille toujours abriterait des êtres bénis des dieux, les Hyperboréens. En 1896, Friedrich Nietzsche utilise le terme pour décrire les antichrétiens, des êtres exceptionnels dont il brosse le portrait dans L'Antéchrist. Quelque vingt ans plus tard, l’archéologue britannique Stanley Casson publie un article dans The Classical Review. Il y explique que le folklore du peuple légendaire résulterait de l’hellénisation de récits importés de l'Orient durant la première moitié du 6ème siècle av. J.-C, et que le terme hyperboréen, un « faible écho venu de Chine », proviendrait du nom d'une tribu asiatique. (En réalité, les premières mentions des Hyperboréens remontent à la fin du 8ème siècle av. J.-C avec les poèmes d'Hésiode.) Plus de 100 ans plus tard, l'hypothèse de l'archéologue s'est frayée un chemin dans la pop culture et le lexique de la génération Z. En arrière-plan des tweets des « princesses chinoises », une notion émerge : le peuple chinois, véritable héritier des Hyperboréens, est plus « Blanc » que les Occidentaux. Cette torsion de la réalité n'est pas seulement imputable à l'hyperindividualisme. D'autres influences entrent en jeu.

#BRG : c'est quoi le Based Retard Gang ?
Parmi elles, une communauté informelle aux contours peu définis. « Based Retard Gang, également connu sous le nom de basedretardgang ou basedredactedgang, est une page Instagram et TikTok qui publie des vidéos utilisant l'esthétique e-girl [ndlr : pour « electronic girl », persona emblématique de la sous-culture née en ligne autour de 2010 qui mélange le grunge et le kawaï ] pour créer un contenu basé sur des affirmations ambiance girl boss [ndlr : archétype de l'entrepreneuse infatigable façon Sheryl Sandberg]. De plus, le nom de la page combine le terme d'argot « based » [ndlr : qui signifie selon les contextes cool, être soi-même, antiwoke ou redpilled] et le terme controversé « retard » [ndlr : retardé, débile]. Les hashtags #basedretardgang et #BRG ont également été diffusés sur la page. Les vidéos Instagram et TikTok basées sur Retard Gang sont devenues virales mi-2023, se propageant via des publications sur toutes les plateformes », explique Know your Meme.
La communauté BRG a un mot d'ordre : neet, c'est-à-dire not in employement, education or training, sans emploi, éducation ou activité. Certaines vidéos TikTok témoignent d'une oisiveté idyllique. D'autres montrent des protagonistes qui se réveillent péniblement, traînent en pyjama, mangent de la pizza froide, zonent en ligne et font l'éloge des troubles mentaux. À mi-chemin entre le mode gobelin et les hikikomoris japonais, ils se sont extraits du monde du travail et de la routine productiviste. La communauté cite aussi volontiers le développeur schizophrénique Terry Davis, créateur de Temple OS, « un système d'exploitation pour parler à Dieu » . Agrémenté du programme AfterEgypt, l'OS permet de poser des questions dont les réponses, composées à partir de mots sélectionnés aléatoirement dans la Bible, doivent être studieusement interprétées. Tour à tour qualifié de génie révolutionnaire ou de prophète cryptique, Terry Davis finira sa vie à la rue, où il poursuivra ses échanges sporadiques avec Dieu. Si Terry Davis est érigé en icône de la communauté BRG, c'est car ses membres se conçoivent aussi comme des figures incomprises « sorties de la Matrix ».
Sur un forum, un internaute synthétise la visée du groupe : « Exploiter la puissance de la conscience collective, comprendre la nature fluide de la réalité, et tirer parti de l'interconnexion de toutes les choses pour provoquer un changement massif et positif afin d'éclairer et guider le monde. » Guider le monde vers quoi ? « Une brillante mega-cité cypherpunk chinoise en avance de 3000 ans sur l'Occident », cité où des e-girls chinoises, rendues plus blanches que les Blancs incarneraient un idéal, une transgression performative à la coloration transhumaniste. « Un monde nouveau où il est possible de se réincarner après avoir échoué dans cette vie. Un monde post-humain, peuplé d'Hyperboréens », résume Zandile.
C'est quoi la Network Spirituality ?
À ce titre, la communauté BRG s'aligne sur la pseudo-philosophie Network Spirituality. Le terme est forgé par l'artiste Fodkom, membre du collectif anonyme Remilia Corporation. Baptisé en l'honneur de Remilia Scarlet, personnage de manga, le collectif a été qualifié par la presse de « DAO antiwoke derrière le NFT Mylady Maker ». Sur leur site à l'ambiance rétro, on apprend que le groupe derrière l'exposition « I Long For Network Spirituality » promeut une forme d'art numérique à base de NFT, de shitposting et d'e-girls. Son fait d'armes le plus célèbre : la collection de NFT Milady Maker regroupant plus de 10 000 tokens représentant un chibi décliné à l'infini. (Après avoir atteint une valeur moyenne de 6 200 dollars en avril 2022, la valeur des NFT s'effondre lorsque sont révélés des liens entre les fondateurs, les publications néonazies et l'étrange secte SystemSpace qui promettait à ses fidèles de les mener vers un paradis cypherpunk après leur suicide.) En résumé, la Network Spirituality défend l'idée qu'il est tout à fait possible d'être transraciale puisque l'hyper-réalité des réseaux serait plus tangible (ou serait amenée à le devenir dans un futur proche) que le monde qui nous entoure.
En 2022, Charlotte Fang, l'une des cofondatrices de la Remilia Corporation, précise : « La Network Spirituality consiste à se débarrasser de l'ego du meatspace [ndlr : terme argot pour décrire le monde réel] et à adopter un persona numérique connecté à une ruche en réseau. (...) La Network Spirituality est le prāṇa [ndlr : terme sanskrit pour définir le souffle vital] collectif de milliers de jeunes artistes canalisant leur vision créative et lui donnant vie en ligne grâce à la manifestation. Lorsque vous le rencontrez, vous pouvez sentir l’énergie émanant de votre clavier. C'est viscéral. C'est électrique. C'est divin. »
Normies et accélérationisme : vous reprendrez bien une petite pilule claire ?
Pour atteindre cet état, la Network Spirituality préconise d'avaler la pilule claire (la clear pill). Dans le panthéon des multiples pilules que les Internet veulent nous faire ingurgiter, la clear pill tient une place à part. Petit récap de la symbolique des pilules dérivées du film Matrix : la bleue est celle choisie par ceux refusant de regarder la réalité en face par crainte de bousculer le statu quo, la rouge par ceux qui discernent les ficelles d'un système inique qu'ils veulent renverser, et la noire par ceux qui n'envisagent aucun espoir ou échappatoire à leur condition. Face à cette atmosphère dépressogène, reste la pilule claire. Il s'agit d'embrasser le chaos et la précarité du monde, voire de l'exacerber. Se faire clear pilled signifie ici entériner « la chute cataclysmique de notre ordre mondial moderne » pour dépasser le désespoir existentiel.
En somme, les communautés BRG et Network Spirituality diffusent la version pop d'une vieille idéologie. Originellement pensé par Marx et Engels pour faire advenir la fin du capitalisme, l'accélérationnisme change de camp quelques décennies plus tard. Dans les années 90, Nick Land promeut la destruction de l'État et l'émergence d'un monde entièrement régulé par le marché, idée prégnante actuellement dans la Silicon Valley et dont semble se rapprocher la Network Spirituality. « L'accélérationnisme évoqué ici ne semble pas conforme aux théories d'extrême droite. Il ne justifie pas la destruction physique de l'ordre actuel en faisant l'apologie d'une guerre ethnique ou raciale, mais semble clairement influencé par le libertarisme de droite et le transhumanisme dans sa promotion du virtuel et d'une l'hyper-réalité débarrassée de l'État dans la forme que nous connaissons actuellement », souligne Mathieu Colin, chercheur en science des religions.
Dans ce contexte, il s'agit de précipiter la fin de la civilisation grâce à l'exacerbation de technologies messianiques et de pousser les normies (pauvres losers restés coincés au stade de la pilule bleue) à se déchirer et s'autodétruire. Pour cela, la Remilia Corporation a un stratagème : le RCTA et les publications transraciales. Leur fonction n'est pas de faire admettre la supériorité du peuple chinois, mais de détourner les internautes des enjeux contemporains en générant adhésion, curiosité, dégoût ou querelles. En transformant l'appréhension de concepts comme la race, l'ethnie et l'identité, le collectif tendrait à faire évoluer la fenêtre d'Overton pour peu à peu faire accepter l'inacceptable.
La e-girl, symbole de la fugacité
Le choix de l'e-girl n'est pas arbitraire. Remilia Corporation partage un ADN commun avec le collectif d’artistes et d'auteurs Dimes Square, dont le nom fait référence à un minuscule quartier non officiel de Chinatown à Manhattan. Connu pour sa connexion à la culture Internet et sa proximité avec l'entrepreneur milliardaire libertarien Peter Thiel, le microcosme hipster est passé maître dans l'art de la hype. À la fois réac et libérale, Dimes Square est à l'origine du blog et de la newsletter substack Angelicism01 qui commentent la culture moderne en usant de références académiques obscures, de jargons abscons et ironiques, et de symbolisme punk. Plus ou moins anonymes, les auteurs revendiquent la paternité du terme vibe shift (changement d'ambiance) popularisé l'année dernière par le média The Cut, et dont la définition floue (probablement à dessein) laisse entendre que l'on approche d'une quelconque mutation globalisée. Né de la newsletter, l'angelicisme, que les auteurs décrivent comme une philosophie visant à trouver du sens au monde moderne, identifie une forme de beauté et de perfection dans l'éphémère, l’effondrement et la pourriture. Beauté qui s'incarne selon parfaitement en l'e-girl : là où les normies ne voient que sexualisation et fétichisme, Remilia Corporation distingue une expression artistique, une allégorie de fugacité.
Tropisme chinois : comme de par hasard !
« Ce qui est fascinant, c'est que les personnes de ces communautés n'ont probablement aucun lien avec l'Asie du sud-est ou la Chine, pourtant ils ont créé des identités en ligne qu'ils perçoivent comme plus réelles, plus complètes que la leur, faite de viande, chair et os », observe Zandile. Si certains membres des communautés RCTA, BRG ou Network Spirituality sont bel et bien asiatiques, nombre d'entre eux sont issus de la scène artistique new-yorkaise avant-gardiste, composée de jeunes « ayant lâché la fac ». Un milieu où « shitpposting, gauche libérale, cryptos, occultisme-fasciste et cyber-libertarianisme se fondent l'un dans l'autre pour créer une forme amorphe et nihiliste », explique le journaliste Ryan Broderick. Évidemment, les mouvances RCTA et BRG trouvent un fort écho en Chine, où la jeunesse semble proche de l'effondrement psychique. (Souvenons-nous des photos de diplômes sur lesquelles les étudiants de la promotion 2023 posaient étalés au sol, face contre terre, les membres repliés en des angles étranges, accompagnés de la mention « zombie style » ou « tangping ».)
Face à ce malaise grandissant, la Network Spirituality permettrait d'après Zandile d'intégrer une société secrète 2.0 à l'aura mystérieuse et contre-culturelle, société dont les « wokes » ne maîtrisent pas les codes et qui ne s’embarrasse pas de sources, de science ou de politiquement correct. Parmi les performances les plus emblématiques du mouvement : le tweet viral partagé l'été dernier par un compte affilié à la Network Spirituality stipulant qu'un sandwich McDo est plus sain qu'une salade. « Cela n'a pas vraiment de sens, mais c'est le but » (the pointlessness is the point), explique Zandile. Dans une perspective où le désespoir existentiel tutoie l'optimisme halluciné, les Hyperboréens et autres Aryens chinois ne seraient rien d'autre que « la manifestation parfaite d'un monde qui se retourne pour échapper à lui-même. »
Donc, post humanistes, trans humanistes ou mets humanistes ?
Chapeau à la journaliste qui a du lire bon nombres d’articles/tweets/blogs morbides pour écrire cet article. Je fais partie de cette génération et je suis chronically online comme certain.e.s pourraient le dire et j’ai les larmes aux yeux en lisant tellement tous ces phénomènes décrivent les symptômes d’une société malade