Alors que tous nos problèmes peuvent être délégués à des plateformes en ligne, peut-on encore demander à ses amis de rendre service gratuitement ? Débat sur les réseaux.
Que signifie être un bon ami en 2023 ? D'après Twitter, cela consisterait à ne pas solliciter Jérémie que vous connaissez depuis 15 ans et demi ans pour déménager votre lave-vaisselle ou Marine pour venir vous chercher à l'aéroport. « Les qualités classiques qui définissent une relation solide – partage des problèmes, entraide et temps passé ensemble – ont été qualifiées d'exigences excessives sur les réseaux sociaux ces derniers mois. Mais est-ce que cela reflète un réel mouvement vers l'hyper-individualisme, et est-ce que cela pourrait nous nuire ? », interroge récemment Dazed.
Laissez vos amis en dehors de ça
« En tant qu'adultes, ne demandez pas à vous amis de venir vous chercher à l'aéroport. Faites appel à Uber, préservez vos amitiés ». C'est le conseil administré en ligne dans une formule lapidaire et sans appel par Codie Sanchez, 332 000 abonnés sur Twitter. La remarque n'a pas laissé indifférents les internautes, qui se sont empressés de contester et déplorer le fait que notre aversion aux connexions humaines ait produit l'émergence d'une entreprise multimilliardaire. Dans la même veine, Cathryn, 8 000 abonnés, avait utilisé un mois plus tôt le même aphorisme pour rappeler qu'il était de mauvais goût de demander de l'aide à ses amis lors d'un déménagement. La publication avait déjà déclenché l'agacement en ligne à l'idée d'assimiler les relations amicales à de simples transactions et échanges de bons procédés mais aussi enthousiasmes applaudissements. Presque un an plus tôt, l'émergence sur les réseaux de la notion de trauma-dumping (le fait de déverser verbalement ses traumatismes à ceux qui nous entourent) avait donné lieu à un rappel à l'ordre intransigeant : non, les amis ne sont pas là pour écouter nos jérémiades nombrilistes. En cause : le fardeau émotionnel qui serait trop lourd à porter.
Tout Internet donne désormais dans les parodies et conseils pour s'extraire de relations trop pesantes ou polluantes. C'est le cas de la psychologue Arianna Brandolini, qui explique sur TikTok comment rompre en douceur avec des amis envahissants, ou de la chercheuse Melissa A. Fabello, qui propose des modèles de textos pour délimiter ses engagements. Une posture qui, à une époque de plus en plus individualiste, rencontre un fort écho. Quelques voix dissidentes s'élèvent néanmoins, comme celle de la youtubeuse Chelsea Fagan, qui souligne en vidéo – un peu lasse – que se comporter comme une personne égoïste et autocentrée au nom du self care et de la sauvegarde de sa santé mentale n'est pas non plus du meilleur ton. Et qui affirme que non, toutes les relations exigeantes et profondes ne sont pas « toxiques » et ne nécessitent pas la mise en place de « barrières ».
Pas juste un truc d'Internet
Le débat en ligne est-il révélateur d'un véritable changement dans nos comportements ? C'est l'avis de Dazed, qui rappelle que les individus priorisent dorénavant l'indépendance et le fait d'être uniques par rapport à l'interdépendance et à la communauté. Une tendance à la mise à distance qui n'est pas sans évoquer la colleague zone, soit le fait de cantonner d'office ses collègues au rôle de connaissances. En outre, nombre d'entre nous ne comptent que peu ou pas d'amis : 45 % des adultes en Angleterre déclarant se sentir seuls, contre un Français sur 4 selon une étude menée en 2021 par la Fondation de France. En Grande-Bretagne, un adulte sur dix ne compte aucune personne proche dans son entourage, et 8% des sondés aucun ami du tout, indique une étude YouGov.
Pour Shomi Williams, psychologue thérapeute, cette nouvelle manière d'appréhender l'amitié contribue à notre sentiment d'isolation croissant. Elle note que les personnes ayant noué des liens intimes et étroits avec d'autres sont moins susceptibles d'éprouver tristesse, solitude et faible estime de soi, ou d'expérimenter des problèmes d'alimentation et de sommeil. « La véritable essence de l'humanité et la raison pour laquelle nous avons survécu si longtemps et si bien réussi, c'est parce que nous comptons les uns sur les autres. Et ces valeurs sont en train de s'éroder », a-t-elle confié à Dazed.
Dans Radical Intimacy, Sophie K. Rosa examine les moyens alternatifs pour nouer des relations et résister au capitalisme. Pour elle, cette vision de l'amitié utilitariste de l’amitié serait l'indicateur de notre manque de temps et épuisement dont beaucoup souffrent aujourd'hui. « Je pense que nous sommes tous très fatigués. Donc si vous ne pouvez pas récupérer votre ami à l'aéroport ou l'aider à déménager, c'est peut-être simplement parce que vous n'avez pas le temps avec les longues heures de travail dans un travail sous-payé », explique l'autrice au média britannique. Elle observe aussi que la hiérarchie en vigueur dans nos relations, qui place la famille nucléaire au centre, peut dévaloriser les relations amicales. Pour revoir la manière dont nous organisons nos relations, l'autrice a une préconisation pour redessiner le tissu intime de nos vies : « jouer avec les différents rôles et formes de connexion que nous avons dans nos vies, les subvertir et les expérimenter ».
Participer à la conversation