
Il y a les stars qui font rêver. Et puis l'écrasante majorité des autres youtubeurs qui, même avec des communautés fidèles et nombreuses, n'arrivent pas à dégager un revenu décent. Et pour certains, la passion de la création ne suffit plus.
Mercredi 29 septembre, à la conférence d’ouverture des journées professionnelles du Frames à Avignon, Justine Ryst, la directrice générale de YouTube France, affirmait avec enthousiasme : « On a le plus beau web du monde ! ».
Mais cette année, face à Justine Ryst, l’ambiance de la salle emplie de vidéastes et d'internautes n’était pas à l’enthousiasme. Car YouTube frustre ses créateurs de contenus qui peinent à trouver un modèle pour financer leur travail. Un problème plus ardu pour les vidéastes qui proposent des contenus de vulgarisation des sciences. De quoi questionner en profondeur les modalités du deal que la plateforme propose aux créatrices et créateurs qu’elle a fait émerger.
La fatigue YouTube a (presque) toujours été là
On partait pourtant sur une bonne nouvelle : réussir à percer sur YouTube en 2021 sans pour autant faire dans le lifestyle, l’humour ou le gaming, c’est encore possible. Signe que la verticale des vulgarisateurs de savoir peut marcher. On pense aux succès fulgurants de jeunes vidéastes comme pour Clararunaway (137 000 abonnés avec une spécialisation dans le cinéma) en 2020 ou plus récemment Amy Plant (100 000 abonnés suivant ses vlogs sur la programmation et le code).
Mais pour les plus anciens, la lune de miel est finie, comme nous le confie Mélanie qui entretient sa chaîne La Manie du cinéma depuis 2017. « Quand je me suis lancée en solo, je me souviens avoir été très heureuse de pouvoir dire enfin ce que j’avais à dire. J’étais tellement heureuse d’avoir ce moyen d’expression pour parler de cinéma. Aucun autre médium que YouTube n’aurait pu me le permettre. » Mais aujourd’hui, la jeune vidéaste s’alerte des statistiques inexplicablement basses de certaines de ses vidéos : « Je suis frustrée à chaque sortie alors que je suis vraiment fière de mon travail. Je trouve ça triste. »
Derrière ce témoignage isolé, il y a des années de polémiques sur la manière dont YouTube gère la visibilisation des vidéos. Il y a eu d’abord ces vidéos perdant leur potentiel rémunérateur parce que leur propos ne convenait pas aux annonceurs, frileux à l’idée de voir leurs publicités diffusées devant des contenus évoquant la sexualité féminine ou la Seconde Guerre mondiale. À cela s’ajoutent les infractions aux droits d’auteur, dont les signalements sont parfois lancés par des majors et des studios souhaitant bloquer l’utilisation de leurs musiques, extraits de films ou de séries. Enfin, il y a bien sûr l’algorithme, faiseur de rois et reines sur la plateforme, mais dont beaucoup essaient en vain de percer les secrets.
Vidéastes au bord de la crise de nerfs
Julien Ménielle, de la chaîne Dans Ton Corps est à ce propos catégorique : « Faire des vidéos sur YouTube, c'est comme travailler sur une machine à l'usine, mais une machine dont les commandes changeraient quand tu arrives dessus chaque matin. C'est très compliqué de travailler ainsi au quotidien. »
YouTube, de son côté, assume et reconnaît vouloir garder un certain flou autour de son fonctionnement. Pour la plateforme, il s’agit surtout de pousser les vidéastes à se concentrer sur leurs contenus et leur fréquence de publication. « Au final, avec YouTube, on ne sait jamais ce qui relève de la croyance populaire, de la rumeur, ou du tangible, estime ainsi Monté, de la chaîne Linguisticae. Il y a un flou, qu’on continue d’accepter, mais qui nous met dans une forme de malaise, de mal-être et d’anxiété vis-à-vis de nos propres créations. »
Un sentiment partagé par Alphi, vidéaste et réalisateur. « Sur YouTube, je vois beaucoup de gens dire que, pour l’algorithme, il faut continuer à publier. Cela me rend triste de voir des amis se mettre une pression folle et se détruire. Face à cette pression, soit tu as l’intelligence de dire stop, soit ton corps le dit à ta place et ce n’est jamais une bonne solution. »
(Dé)monétisation ou carrément pas de modèle du tout ?
Contacté, YouTube France dit comprendre la frustration de certains vidéastes, reconnaît même certains « effets de bord », notamment sur les droits d’auteur. On insiste aussi sur la volonté d’être à l’écoute des vidéastes, via un forum créateurs dédié, mais aussi lors d’événements physiques comme le Frames. La plateforme admet son impossibilité à répondre à toutes les demandes, sa capacité d'accompagnement dépendant aussi du niveau de maturité de chaque vidéaste dans leur pratique de la plateforme. Le Youtubeur Benjamin Brillaud, créateur de la chaîne Nota Bene, aurait ainsi récemment réussi à discuter pendant plus d’une heure avec les équipes de YouTube pour comprendre les freins et blocages subis par sa chaîne.
Mais si l’on met de côté les stars du site (450 chaînes françaises comptent plus d’un million d’abonnés selon YouTube), les plus « petits » s’accordent à dire que, quinze ans après son lancement, le modèle de monétisation de YouTube ne fonctionne pas. Il leur faut compter plusieurs milliers d’abonnés pour espérer tirer profit de plateformes de financements participatifs comme uTip, trouver des partenariats avec des marques ou institutions, ou se financer avec des bourses d’aides à la création, à l’instar du CNC Talent, en place depuis 2018. Malheureusement, les critères d’éligibilité empêchent beaucoup de jeunes vidéastes de déposer un dossier pour en bénéficier, et l’on voit souvent les mêmes noms revenir parmi les bénéficiaires.
Et quand la plateforme a annoncé fin août avoir versé 30 milliards de dollars ces trois dernières années aux bénéficiaires du programme de monétisation, à savoir deux millions de créateurs, difficile de ne pas s’interroger : derrière ce montant global, on ignore le modèle de répartition entre les vedettes et les plus petits vidéastes, mais aussi la part reversée aux médias et artistes déjà installés et très bien monétisés.
YouTube... toujours plus short
Questionné sur l’accompagnement financier des talents du Web, YouTube France a tenu à nous signaler deux initiatives : le renouvellement de son aide au programme Le Collectif, destiné à favoriser l’émergence de nouveaux talents sur la scène rap, mais aussi le retour du projet Savoirs et Culture, en association avec Arte et le CNC. Ce programme, en plus d’aides au financement, propose une page dédiée sur YouTube pour valoriser et conseiller des contenus de vulgarisation. Plusieurs vidéastes nous ont confié ne pas avoir constaté de bénéfice de visibilité important grâce à cette page. D’autres ignoraient encore son existence.
Mais la véritable botte secrète de YouTube cette année s’appelle Shorts. Lancées en France début octobre, ces vidéos d’une minute maximum répondent à plusieurs objectifs : répondre à l’explosion de TikTok, favoriser la régularité des publications, permettre de toucher un nouveau public et enfin permettre de nouvelles expressions créatives. Et parce que les questions de revenus sont essentielles pour les créateurs et créatrices, les Shorts sont accompagnés d’un fonds de 100 millions de dollars à destination des créateurs. Son principe ? Aléatoire. Chaque mois, des créateurs qui réalisent des Shorts originaux sur YouTube pourront recevoir un bonus d'une valeur comprise entre 100 et 10 000 dollars.
Mais si le site explique que 15 milliards de vues par jour sont générées par les Shorts, les avis demeurent prudents chez les vidéastes. En juin dernier, la journaliste de Business Insider Amanda Perelli dressait un premier bilan mitigé : si les créateurs interviewés reconnaissent avoir constaté un boost de visibilité, il est aussi très difficile d’en tirer des revenus significatifs. « Sur ton gestionnaire de vidéo, il y a un message qui apparaît et te laisse croire que tu peux toucher une prime, ajoute un vidéaste comptant plusieurs dizaines de milliers d’abonnés et un Short dépassant les 500 000 vues. Mais quand tu cliques dessus, on te dit que tu n’es finalement pas éligible. J’ai demandé à d’autres vidéastes, et ils ont connu la même situation. »
Du retard à l’allumage pour les primes ? Peut-être. Mais une autre interrogation demeure. Les Shorts ne peuvent être monétisés selon une déclaration officielle de YouTube. Pourtant, et nous avons pu le vérifier, les Shorts visibles sur la version web du site peuvent en effet être monétisés. Le vidéaste contacté explique avoir totalisé moins de trois euros pour sa vidéo comptant plus de 500 000 vues. « Je comprends le besoin de copier TikTok et les Reels d’Instagram, mais je ne suis pas sûr que les équipes YouTube sachent où elles vont avec ce format », estime-t-il.
Quitter YouTube ? Mais pour aller où ?
Les vidéastes sont nombreux à se demander où va leur relation avec YouTube. « À l'époque des vagues de démonétisations, j’avais discuté avec les gens de YouTube, reprend Julien Ménielle. Et déjà à ce moment-là, je leur avais dit que les vidéastes restent chez eux uniquement parce qu'ils n'ont pas le choix, mais que si un jour une plateforme aussi puissante que YouTube se mettait en place, sans avoir les mêmes problèmes, ils s'en iraient. » Mais pour aller où ? Une plateforme décentralisée ? TikTok ? Twitch ? Aucune alternative ne propose pour l’instant de modèle miraculeux.
YouTube France, qui nous a fait savoir qu’elle ne constate pas de départ massif de vidéastes, peut par ailleurs se rassurer avec quelques chiffres : un temps moyen de visionnage de plus d’une heure par jour chez les 15-24 ans, 46 millions d’utilisateurs en France et une audience stable (18,5 millions de visiteurs uniques par jour selon les chiffres Médiamétrie présentés à Frames).
Dans la guerre pour les contenus de créateurs, YouTube a de quoi rester solide sur ses appuis. Tant que son hébergeur de vidéo comptera deux milliards d’utilisateurs par mois, les vidéastes auront du mal à se passer de la plateforme... aussi peu satisfaisante étant la relation et le deal qu’elle leur propose.
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