
Ils sont chefs ou go muscu, et raffolent des radis. Cools et décomplexés, ils capitalisent en ligne sur leur amour des légumes frais.
Les hommes véganes sont fragiles, condamnés à une vie sans saveur ou ennuyeuse, et forcément gays. Voilà le genre de remarques qu’essuie depuis toujours le journaliste britannique David Hillier, régulièrement taxé de « soy boy » (garçon soja), appellation péjorative prisée par l'extrême droite. Mais ça, c'était avant les vegan bros. Ces influenceurs ont érigé le véganisme en symbole de virilité – sans pour autant réellement démanteler les stéréotypes de genre. Et les vegan bros ne sont pas les seuls sur le créneau. Façon Timothée Chalamet, d'autres démontent franchement les injonctions sexistes que l'on retrouve jusque dans nos assiettes et rappellent que nos choix alimentaires pourraient bien contribuer, comme le formule l’architecte Carolyn Steel, à « sauver le monde ».
Au commencement étaient les soy boys (dits aussi soi-boys)
Depuis 2017, les définitions pleuvent sur le Urban Dictionary. Parmi les plus récentes : « Un homme hétérosexuel faible et efféminé à low-t (ndlr : peu de testostérone). Le Soy Boy est super woke, ne fait pas de muscu, pense que la masculinité est mauvaise, se décrit comme un homme féministe afin de persuader les femmes de coucher avec lui. (...) Les soy boys se déchaînent en ligne pour des sujets insignifiants et ne peuvent pas regarder les autres hommes dans les yeux. » On trouve aussi : « Un homme qui a (...) subi un lavage de cerveau de la part de la gauche féministe (...) Comme son nom l'indique, il ne mange pas de produits d'origine animale, principalement parce que quelqu'un d'autre le lui interdit. »
Selon Know Your Meme, le terme aurait été massivement diffusé sur le forum 4chan dès 2017, mais sa création serait bien antérieure. D'après, Paul Joseph Watson, régulièrement assimilé à l'alt-right, le terme est né en référence à une étude menée en 2008 par Harvard. Publiée dans la revue Human Reproduction, cette dernière relève la présence de phytoœstrogènes dans les graines de soja, dont la consommation influerait sur la fertilité masculine et faire le taux de concentration du sperme. L'étude ne fera jamais l'objet d'un consensus scientifique, mais peu importe. Il n'en fallait pas plus pour lancer le sobriquet, qui prend d'autant plus aisément que les régimes sans viande se popularisent alors, notamment chez les hommes. (Notons que le terme apparait aussi dans le clip Ur So Gay de Katy Perry, et que plusieurs personnalité d'extrême droite s'en disputent la paternité, comme le suprémaciste James Orien Allsup, mais passons).
Si le régime vegan est longtemps assimilé à la culture hipster, vaguement alternative et parfois faussement branchée (le Urban Dictionary rapporte que les soy boys aiment les jeans moulants, les chignons et la musique folk), les vegan bros ne l'entendent pas de cette oreille.
Vegan bros : les « vrais hommes » mangent des carottes
Pour eux, il ne s'agit pas de « manger mieux » pour travailler plus, une promesse portée en filigrane par l'industrie de la food fonctionnelle, mais plutôt de manger sain pour être en meilleure forme physique (et aussi mieux foutu). Qui sont les vegan bros ? Comme les cryptos bros avec les les cryptomonnaies, ils ont fait de leur amour du kale et des tomates cerises l'un des piliers de leur identité. On retrouve en arrière-plan chez les vegan bros les notions de performances et d'optimisation de soi, assorties de leur hashtags #vegangains ou #veganaf.
Tout commence en 2014, avec l'ouvrage de John Joseph, Meat Is for pussies (la viande c'est pour les chochottes), qui déclenche une véritable frénésie autour de l'alimentation à base de plantes chez les hommes. En 2018, la sortie sur Netflix du documentaire « The Game Changers » produit par l'activiste végane et champion de MMA, James Wilks, fait également grand bruit. Le film fait la démonstration des bénéfices d'une alimentation sans produits issus des animaux pour les sportifs de haut niveau. Quelques années plus tard, les vegan bros sont partout sur les réseaux. Il y a @bradtheboxer, coach sportif aux plus de 200 0000 abonnés et aux muscles saillants dépassant de son débardeur Nike, passé maître dans l'art de cuisiner des aubergines et de découper du chou-fleur sur fond de tubes hip-hop. Dans la même veine aux effluves très bro-esque, il faut aussi compter avec Fritz Horstmann, « coach vegan » qui se joue des clichés sur le soja et oppose les effets bénéfiques de la plante aux méfaits des produits laitiers. Au programme : tatouages, abdos sculptés et petits oignons. Dans l'univers des influenceurs fitness, cet engouement affiché pour les légumes dénote. Mais vous l'aurez compris, les corps mis en scène ici ne tranchent guère avec la représentation traditionnelle de la masculinité.
Hegans : des vegan bros moins branchés testostérone
Avant les vegan bros, il y avait les hegans (« he » pour « il » en anglais + « vegan » ). Le terme est apparu pour la première fois en 2010 dans un article du site Boston.com pour décrire des célébrités ayant adopté un régime végane, comme l'acteur Tobey Maguire ou le chanteur Thom Yorke du groupe Radiohead. Repris ensuite par le Urban Dictionary, le terme « hegan » se voit apposer la définition – plutôt sévère et un tantinet ironique – suivante : « un homme branché végétalien ; en d'autres termes, un gars qui ne mange aucun produit d'origine animale (...) et qui fait très probablement ses courses hebdomadaires chez Whole Foods. La plupart des hegans sont branchés, cools et dans le délire végétalien car ils veulent se sentir bien dans leur peau et renvoyer une bonne image d'eux, plutôt que pour militer pour les droits des animaux. » Pour ceux qui examinent les hommes véganes à l'époque, il ne s'agit donc pas seulement d'être gaulé et en bonne santé, mais de se présenter comme progressiste en prenant des poses inspirées.
Aujourd'hui, les hegans s'affranchissent de ce second carcan. Prenons les cas d'Henry Firth et Ian Theasby, trentenaires à l'origine de la marque Bosh! qui rassemble à la fois produits alimentaires, livres de recettes et chaîne YouTube lancée en 2016. Les deux amis entendaient revoir l'image vieillotte et ennuyeuse associée alors au véganisme. Pour cela, ils évoquent notamment l'idée de remplacer le mot « végane » par celui de « mangeur de plante » afin que le volet idéologique encapsulé par ce terme ne freine pas l'adoption de ce régime alimentaire.
Mais d'autres hegans se moquent bien de toutes ces considérations. Sans affectation et avec bonne humeur, ils mettent en avant leur envie de préserver la planète et les êtres vivants, une mouvance que le journaliste David Hillier voit émerger d'un œil reconnaissant. En tant que hegan, ce dernier confiait en début d'année au Guardian avoir longtemps préféré prétendre que son régime alimentaire était simplement dû à une habitude plutôt qu’a une envie de protéger les animaux et les forêts. Notamment par peur de recevoir des commentaires railleurs quant à sa masculinité.
Parmi ces hegan, Matt De revendique à la fois l'appellation de vegan bro ET son amour des animaux. Un engagement partagé avec le chef cuisinier Max La Manna, qui milite ouvertement pour une cuisine « plus simple, durable et délicieuse », et Zac Bird, l'auteur du livre de cuisine The Vegan Butcher (le boucher végétalien) primé par l'association de défense des droits des animaux PETA. Et qui séduit sa communauté par ses chorégraphies passionnées à la gloire du tofu. Tous trois communient autour d'un même mantra : aquafaba, hédonisme et compassion. Des représentations aussi rafraîchissantes que salutaires : selon une étude parue dans la revue scientifique Nature, réduire notre consommation de viande bovine de seulement 20 % pourrait baisser les taux de déforestation prévus d’ici 2050 de 50 %.
Véganisme : où en sont les hommes ?
Un horizon a priori facilement atteignable qui paraît pourtant encore lointain. En effet, le véganisme peine à rallier les hommes, pour qui la consommation de viande rouge demeure un important marqueur de virilité. Le pourcentage d'hommes participant à Veganuary, un défi consistant à adopter un régime végane tout au long du mois de janvier, aurait d'ailleurs reculé de 15 % en 2018 à 13 % en 2021.
Comme le rappelle l'essayiste Nora Bouazzouni dans Steaksisme : en finir avec le mythe de la végé et du viandard (Nouriturfu, 2021), les stéréotypes ont la vie dure. Si le mythe d'une alimentation différenciée selon les sexes remonte à l'Antiquité grecque, il continue d'affecter nos représentations du genre et de l'alimentation. « Encore maintenant, un homme ne doit pas admettre de goûts ou de pratiques codées comme "féminines". L'homme végétarien peut subir un déclassement et être perçu comme faisant sécession du groupe hommes », note l'autrice. En témoigne le florilège de contenu associant virilité supposée et ingestion de viande bien rouge... L'engouement des hommes pour la viande produit des effets nettement mesurables. D'après une étude britannique parue fin 2021, le régime alimentaire des hommes, plus riche en viande, produirait en moyenne 40 % d'émissions de carbone de plus que celui des femmes.
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