
Étude : partout dans le monde, les moins de 40 ans veulent reprendre la main sur leur temps.
Chaos climatique, polycrise et fragmentation du collectif... Face à la multiplication des maux, l'envie d'un autre monde se consolide. Aurions-nous atteint un point de bascule ? C'est ce que semble indiquer l'enquête « La reconquête du temps perdu » menée fin 2022 par Ipsos Strategy3. De la Suède à la Chine, les sondés sont nombreux à placer le temps, précieuse denrée dont ils se sentent dépossédés, au cœur de leurs préoccupations. Dans leur ligne de mire : le travail. Explications de Thibaut Nguyen, directeur des tendances et de la prospective chez Ipsos.
Quelle méthodologie avez-vous mise en place pour mener cette étude ?
Thibaut Nguyen : Nous avons sondé quelque 70 personnes avant-gardistes sélectionnées sur la base de plusieurs critères. Ils ont entre 20 et 40 ans, sont curieux et enclins à s'interroger, adoptent des postures ou occupent des emplois tournés vers l'avenir et en lien avec la création. Ils sont issus de tous bords idéologiques et ont des loisirs, convictions et perceptions du monde atypiques. Pour nous, ces sondés représentent la voie des désirs à venir les plus en avance sur leur mise en application. Les sondés viennent habituellement de France, Grande-Bretagne et États-Unis, mais cette année nous avons ajouté la Suède (l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite nous semblait propice à produire des « chocs thermiques » ), le Maroc, le Brésil et la Chine, qui venait alors de se déconfiner.
Aux quatre coins du monde, une aspiration commune apparaît. Laquelle ?
T. N : Jouir de plus de temps et le répartir autrement. C'est ce que répondent presque tous les sondés, tous pays confondus, lorsqu'on leur demande de redéfinir des priorités, et de visualiser une vie et un monde idéal. Partout, cela se traduit par le fait de passer plus de temps avec ses proches et sur la maîtrise de l'équilibre vie pro et perso. La tendance est d'autant plus forte en Chine, où beaucoup de nos sondés ont rejoint le mouvement des « tangping », des « allongés à plat », et s'élèvent contre une culture du travail intensif et ultracompétitif qui ne mène à rien. Ils sont nombreux à refuser des promotions et l'un deux a même confié : « J’ai essayé de tenir pendant 3 ans le rythme du 996 (9h à 9h, 6 jours sur 7) pour une ascension sociale qui m’a coûté bien trop cher en énergie. Aujourd’hui, j’arrête ! » D'autres encore témoignent de leur fatigue mentale et physique, et estiment qu'ils ne peuvent plus tenir à ce rythme. Certains ont cité l'artiste Stromaé, qui annule ses concerts faute d'énergie, et qui a principalement reçu en retour des messages de soutien. Rappelons aussi que c'est du temps qu'a parlé le sociologue Jean Viard reçu récemment à L’Élysée par Emmanuel Macron, et qu'une autre étude sur 50 pays menée par Ipsos en 2023 rapportait aussi que 73 % des gens désiraient ralentir le rythme de leur vie.
Comment l'envie de reprendre la main sur son temps se décline-t-elle dans la vie de tous les jours ?
T.B : De dire non au temps sans valeur et au temps qui joue contre soi, contre sa santé physique et mentale. C'est essentiellement le travail qui est visé, mais aussi une accélération généralisée perçue comme insupportable, entre numérisation excessive et saturation cognitive. Plus globalement, ce sentiment d’accélération est lié par les sondés aux exigences de croissance des entreprises, exigences complètement à rebours de leurs aspirations d’un monde qu’ils sentent au bout du modèle de croissance infinie. Alors qu'ils se sentent déjà complètement engorgés, les voilà contraints de faire plus et plus vite, au prétexte qu'ils sont secondés par l'intelligence artificielle et autres nouvelles technologies pensées pour nous faire passer un cap de rapidité et d’instantanéité. Une compression du temps, sur toutes les prestations et dans toutes les industries, le temps, vue comme intenable. Il est question aussi d'éliminer les temps superflus, toxiques, et la consommation de contenus « fast and easy ». Plutôt que d'enchaîner de courtes vidéos TikTok que l'on ne métabolise pas et destinées à s'auto-hypnotiser, les sondés préfèrent s'immerger dans des formats longs. Ce temps repris en main, il s'agit ensuite de l'attribuer à ce qui a de la valeur. En Chine, un jeune homme déclare : « Dans mon monde idéal, je veux bien output (produire) 6 mois dans l'année, si les 6 mois restant je peux input (apprendre, connaître, rencontrer, me développer, m'ouvrir au monde). » Pour la majorité des sondés, ce temps gagné doit être principalement alloué aux liens sociaux fertiles et aux êtres aimés. À ce titre, les animaux de compagnie ont été abondamment loués pour les moments immédiatement gratifiants qu'ils procurent. Les voyages lents, au rythme de la marche, ont aussi été beaucoup cités. En somme, les sondés veulent donner et recevoir du temps. Ils parlent d'idéologie néocommuniste et néoconvivialiste, et imaginent un mode de vie à petite échelle où l'on partage du temps.
Comment cela impacte-t-il la consommation ?
T. N : Il s'agit d’exploiter au maximum tout ce qui va contribuer à étirer le temps, notamment au travers du slow design, anti-éphémère et anti-obsolescence programmée. Plus un objet a pris du temps à être conçu, plus la formation de la personne qui l'a confectionné a été longue, et plus l'objet aura de la valeur et accompagnera durablement. La recherche du « vrai », le rapport au vintage et à la seconde main, et l'envie de renouer avec une époque où l'on prenait le temps de bien faire les choses sont aussi beaucoup revenus. En deux mots, les sondés ne veulent plus de copie numérique, d'objets produits en série par des machines, ou de concepts marketing retro : ils ne veulent plus qu'on leur vende la cuisine de la grand-mère, ils veulent la vraie grand-mère !
Comment est-ce que ces velléités modulent le rapport au travail ?
T. N : Participer au collectif par devoir en échange d'une rétribution, travailler pour aller vers un mieux... Dans notre contexte de polycrise, la vieille promesse du travail ne tient plus. Les jeunes générations grandissent avec l'idée qu'ils n'auront pas accès à la propriété, vivront des crises en série, et feront face à une forme de remplacement numérique dans le cadre de conditions de travail de plus en plus précaires. Cette nouvelle relation au travail, en rupture complète avec la culture yuppie des années 80, défend l’idée du bien-vivre comme l’aboutissement du travail plutôt que la réussite sociale et matérielle (Cette dernière peut aussi être envisagée, mais pas à n’importe quel prix). Cela fait écho à la pétition signée en juillet 2021 par les employés de Ernst & Young pour travailler moins (enfin un peu moins), ou aux témoignages relayés sur les pages Instagram Balance ta start-up et Balance Ton Agency. La promesse s'est largement appauvrie, et les Z et les millennials nous le rappellent régulièrement, à juste titre, ce me semble : « Si c'est pour avoir une vie de manager, c'est non. » Le monde s'écroule et l'on s'épuise à courir après la croissance : pourquoi ?
Concrètement, quelles stratégies sont alors mises en place pour se soustraire aux mantras productivistes ?
T. N : Ceux qui sont coincés choisissent d'éliminer les moments toxiques. Cela passe par le quiet quitting et la diminution de la présence au bureau, mais aussi par la reprise en main de son budget, un élément anxiogène. De nombreuses personnes ont d'ailleurs recours à des associations d'aide à la gestion des dettes ou à des applications de maîtrise de ses finances. Derrière ces recours : l'identification de ce qu'il y a réellement besoin de consommer et la maîtrise de ses impulsions pour acheter moins mais mieux. Ceux qui bénéficient de plus de flexibilité financière basculent en semaine de quatre jours ou en temps partiel. Ils refusent aussi des promotions et optent parfois même pour le déclassement dans la hiérarchie professionnelle. Idéalement, les sondés aimeraient s'impliquer dans leur communauté à l'échelle du quartier. Or, faute de temps et d'énergie, ils préfèrent évaluer dans un microcosme social – un premier cercle composé de la famille, des amis proches et des animaux domestiques – pour se réparer, réapprendre le lien social, prendre et donner de l'affection. C'est parfois formulé ainsi : « C’est avec mes meilleurs amis et mes proches que je sens que la vie mérite d’être vécue. » On observe aussi que, dans un climat de polarisation et de tension accrue, le périmètre de fréquentation s'est encore rétréci.
Comment l'écologie s'insère-t-elle dans l'équation ?
T. N : Tous les sondés se sentent empêtrés dans une situation insoluble : d'un côté les entreprises évoquent croissance durable et sauvetage de la planète, de l'autre elles imposent des objectifs de croissance à deux chiffres. On leur demande de prendre un chemin qui va à l'encontre du vernis durable dont les entreprises se parent : cette incohérence, ces objectifs à contre-courant leur explose en pleine figure. Cela produit de l'épuisement, physique et mental, y compris chez les managers, qui formulent les mêmes constats que les autres et connaissent des taux record de burn-out. C'est sur eux que repose l'opérationnel et ce sont eux que l'entreprise culpabilise et galvanise pour maintenir le statu quo, alors ils ont plus de mal que les autres à lâcher. Mais cela vient. Et l’écologie est au centre de leurs réflexions sur le temps : le temps c’est la durabilité, la préservation de la valeur à long terme. Finalement, les sondés transfèrent le concept de l’écologie à un niveau individuel : qu’est-ce qui est écologique pour moi ? Et comme le dit le renard dans Le Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry : c’est le temps que tu accordes à ta rose qui en fait la valeur. Chacun cherche donc la rose digne de son temps.
Pour creuser :
Lire Paresse pour tous, d'Hadrien Klent, publié en 2021 aux Éditions Tripode.
Lire Accélération d'Hartmut Rosa, publié en 2010 aux Éditions La Découverte.
Écouter le débat : Faut-il instaurer un droit à la paresse ? par France Inter.
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