Sur fond jaune pâle, 3 tickets de rationnement

Raréfaction des ressources : faut-il réinstaurer les tickets de rationnement ?

À l'heure des pénuries, certains préconisent la régulation de notre consommation par le biais de tickets de rationnement. Une fausse bonne idée ?

Spécialiste de l’évolution des modes de vie et de la consommation, Fanny Parise, autrice de Les Enfants gâtés : Anthropologie du mythe du capitalisme responsable (Payot), est bien convaincue de la nécessité de changer intégralement de modèle sociétal. Toutefois, opter pour la mise en place de tickets de rationnement n'est pas une solution assez radicale dans la mesure où elle corrobore le statu quo. Explications.

Quelle est l'histoire des tickets de rationnement ? Dans quel contexte apparaissent-ils ?

Fanny Parise : Ils arrivent en période de guerre ou de réduction des denrées alimentaires et matières premières disponibles dans un pays. C'est le cas en France pendant et après la Seconde Guerre mondiale, mais aussi à Cuba pour réguler les importations étrangères. En règle générale, les tickets de rationnement organisent la gestion logistique des marchandises. Leur utilisation survient lorsqu'un État désire mettre en place des solutions pour orchestrer les flux dans un contexte de ressources limitées. C’est une notion éminemment occidentale, car elle s’inscrit dans une société de consommation. Dans le cadre d'un mode de fonctionnement agraire, où le nerf névralgique des interactions entre production, distribution et consommation est le logement et les terres autour du logement, l'individu sera bien plus autonome par rapport à ce qui sera proposé de manière plus centralisée dans la société. Le ticket de rationnement va de pair avec un système de production et distribution qui n’est pas local, mais national ou international. Il est une manière de rendre visible les problématiques logistiques qui émergent en fonction d’éléments contextuels ou extérieurs dans un contexte mondialisé.

Le ticket de rationnement peut-il être envisagé comme une piste sérieuse pour réguler l'accès aux marchandises ?

F. P : Il me semble compliqué de le réintroduire à cause des imaginaires qu'il convoque : celui de la guerre et de périodes très contraintes. Serait-ce présenté comme un moyen intermédiaire pour atteindre une phase de techno solutionnisme qui permettrait d’allier croissance et protection du vivant ? Derrière la notion de ticket de rationnement point la manière dont on questionne les notions d’autolimitation et de restrictions, au sein d'une société présentée des décennies durant comme celle de l'abondance. Opter pour le ticket de rationnement nous ferait fonctionner comme en période de guerre, en conservant nos systèmes de production et de distribution que l’on essaierait de maintenir avec des ressources limitées. Pour moi, cela s'apparente à une course en avant, à une tentative de valorisation de la pénurie pour justifier la pérennité d’un système. En somme, le ticket de rationnement propose une optimisation stratégique de nos manières de vivre et consommer au lieu de questionner non seulement nos modes d'approvisionnement mais aussi ce que l'on considère comme nos besoins. Au lieu d'opter pour une solution qui permettrait à nos sociétés occidentales de se maintenir à flot tout en jouant sur un imaginaire suranné, pourquoi ne pas mener une réflexion globale quant à la place de la consommation et à la valeur que l'on attribue aux choses ?

Malgré leurs défauts, que permettent les tickets de rationnement, au-delà de l'accès aux biens ?

F. P : Ils permettent d'objectiver une chose que l'on a tellement mise à distance qu’on a l’impression qu’elle n’existe plus : la mondialisation, qui permet de produire, distribuer et consommer à l’autre bout du monde dans des délais très courts. Beaucoup de gens ont repris conscience de son existence durant les confinements, en comprenant que leur mode de vie reposait sur la souffrance d’autres individus et la destruction du vivant. Les tickets de rationnement seraient la sanctuarisation de cette mondialisation que nous ne voulons pas voir mais qui nous a sauté au visage durant la pandémie. Finalement, plus qu'aux imaginaires, je crois aux contraintes : qu’elles soient sociales, matérielles ou symboliques, elles amènent de fait des changements induisant organiquement de nouvelles normes.

Pourquoi les imaginaires ne sont-ils pas des leviers de changements assez puissants selon vous ?

F. P : Qu'ils soient techno-centrés, animistes ou décroissants, les modèles alternatifs plus ou moins hybridés que les chercheurs et experts nous présentent sont toujours relativement totalisants. Ces imaginaires se déploient dans le cadre d’une vision globale du monde, avec des institutions très centralisées et descendantes qui encapsulent les individus sans remettre en cause la place des institutions. Se reposer sur les imaginaires pour espérer implémenter un changement de paradigme et une émancipation radicale est dangereux : adhérer à un nouvel imaginaire induit un effort cognitif très important... Pourquoi ne pas envisager l'idée que les entreprises, les religions et les gouvernements ne nous sauveront pas, et concevoir l'émergence d'un mode de société beaucoup plus parcellaire, où aucun modèle dominant prendrait le pas ? En outre, le ticket de rationnement pose d'une chape de plomb sur ces éventuels imaginaires, en proposant un outil d’hier pour construire quelque chose de neuf. Pourquoi ne pas penser des territoires ou écosystèmes d’individus aux croyances, valeurs dominantes et organisations variées, qui feraient mécaniquement émerger ces fameux nouveaux imaginaires ? Par exemple, nous pouvons imaginer un modèle très éclaté, où les individus seraient plus résistants en termes de choix de contrainte et de mise en place de modèles d'approvisionnement divers. Dans Le temps des tribus, Michel Maffesoli parlait déjà en 1988 d’un déclin de l’individualisme et de l’émergence de nouvelles formes d’appartenance. En 2023, il s'agirait de voir comment différents sous-groupes organisés en système d'interdépendance s’empareraient des notions de sobriété, de décroissance et de rationnement pour les appliquer à leurs besoins au sein de différents écosystèmes.

Vous opposez ticket de rationnement et autolimitation. Pourquoi ?

F. P : L'autolimitation, c'est le fait de repenser notre rapport à l’économie de marché et notre rapport aux biens de première nécessité face aux limites planétaires. Le ticket de rationnement, c’est un procédé qui s'impose de manière descendante et pose un cadre dans une économie et un système qui ne bougent pas. Deux possibilités alors : un rationnement démocratique ou un rationnement qui s'insère dans une forme d’austérité autoritaire susceptible d'induire d'autres dérives. Pour être démocratique, deux éléments sont importants. Le premier : la manière dont le rationnement est pensé : est-il imposé verticalement ou co-construit ? Le second : les critères choisis sont-ils objectivables (sexe, âge...) ou vont-ils se calquer sur les modes de vie ? Dans ce second cas, le ticket de rationnement se rapprocherait des projets et des réflexions autour du « permis carbone », une notion qui pour le moment semble peu compatible avec une proposition égalitaire et vraiment écologique, comme on le voit déjà avec le principe de fonctionnement du marché du carbone. Il est intéressant de noter qu’en Angleterre en 1945, les tickets de rationnements avaient été bien reçus : ils renvoyaient alors l'image d'un procédé démocratique et égalitaire, et ce, alors que la mesure est souvent perçue comme quelque chose de subi, produisant une redistribution inégalitaire des biens en fonction d’un certain nombre d’indicateurs liés à la position sociale.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.
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