Des lapins dessinés sur fond vert

Critterposting : comment Beatrix Potter et Peter Lapin sont devenus des icônes de la culture anti-travail

© Beatrix Potter

Des animaux vraiment très mignons qui prennent le thé et s'ébattent dans une nature fleurie : les nouveaux et délicieux antidotes au capitalisme.

Plus de 120 ans après leur publication, les livres pour enfants The Tale of Peter Rabbit (Pierre Lapin) et The Tale Benjamin Bunny (Jeannot Lapin) de l'illustratrice naturaliste britannique Beatrix Potter sont encensés par tout Internet comme symboles hédonistes anti-travail et anti hustle, la culture américaine du surmenage. « Plus personne n'a envie de bosser », affirmait, consternée, la milliardaire Kim Kardashian en mars 2022 lors d'une interview donnée à Variety. Et bien, « peut-être en aurions-nous envie, si seulement le travail en question consistait à, disons, préparer une théière pour plusieurs créatures des bois dans une maison creusée dans un arbre », rétorque un an plus tard le média américain Vox. Comme l'a aussi récemment formulé dans Buzzfeed la journaliste Kelsey Weekman : « Internet est obsédé par le fait de ne pas travailler, et franchement, il était temps. » En cause : la conjonction de la pandémie, de la Grande Démission et de la crise écologique nous aurait propulsés dans l'ère de la « sleepytime girlfriend » (la petite amie à l'heure du coucher). En résumé, l'atmosphère globale serait comparable à celle qui règne dans la maison d'une femme en couple douillettement installée au moment de se mettre au lit : il est question de gros pulls confortables, de tisanes sirotées dans des tasses ornées de fleurs des champs, de biscuits au chocolat et de tricot. Le tout infusé de l'esthétique cottagecore qui glorifie la vie dans une petite maison cachée au fond des bois, et chauffée au feu de cheminée. Et qu'est-ce qui encapsule mieux cette atmosphère bucolique et cosy que les histoires de l'écrivaine Beatrix Potter ?

C'est quoi le critterposting ?

Bien sûr, poster des illustrations d'animaux mignons anthropomorphisés nous a toujours amusés. Mais avec la pandémie, l'engouement prend une autre dimension. Lassés des injonctions productivistes des hustle bros et des girls bosses, les internautes utilisent en masse dès 2021 ces illustrations pour partager leur ras-le-bol à coups de mèmes vraiment très mignons. Sur l'un d’eux, une petite souris en bonnet de nuit, confortablement lovée dans un fauteuil moelleux, sirote un breuvage à la lumière d'une bougie. La légende du mème juxtapose illustrations enfantines et messages politiques : « Arrêtez de glamouriser la routine boulot qui nous épuise et commencez à glorifier ce genre de truc. » Déclinée à l'infini, la légende accompagne également un trio de chatons endormis sous une couverture en patchwork, un renardeau roulé en boule à l'ombre d'un champignon sur un chemin forestier, etc. Et « ce truc », ce sont bien souvent les dessins de Beatrix Potter, qui nous renvoient à une époque (laquelle, on ne sait pas vraiment) où tout était plus simple, sylvestre et doux.

Aujourd'hui plus que jamais, ces clichés encapsulent notre envie de tout quitter pour aller prendre le thé avec de petits animaux en costume. L'encyclopédie des mèmes Know Your Meme a même baptisé le genre avec un nom tout à fait adorable : le critterposting, ou le fait de partager des images de critters (des bestioles). « Une bestiole est inoffensive. C'est innocent d'une manière enfantine et girly », décrypte Sakshi Rakshale, rédactrice en chef de Know Your Meme, spécialisée entre autres dans la culture des « mèmes pour filles. » Elle voit dans le critterposting « une façon inoffensive de s'infantiliser, mais ironiquement », et aussi « la romantisation de la dissociation sous toutes ses formes [au travers de laquelle] les femmes intelligentes convoitent la simplicité d'une vie domestique de conte de fées. » (Vie domestique qui chez Beatrix Potter n'est toutefois jamais totalement affadie. « L'anthropomorphisme de ses personnages est contrebalancé par la précision anatomique de son trait. Ses lapins ressemblent à des lapins et se conduisent comme tels. Leurs rapports avec les humains ne sont jamais édulcorés. Ainsi, le père de Peter Rabbit finit ses jours dans une tourte cuisinée par Madame McGregor », rappelle Wikipedia.)

Critterposting, nouvelle grammaire des Internets

Pour Vox, le critterposting est indéniablement lié à l’esthétique cottagecore qui romantise la vie rurale pittoresque. S'il percole pendant des années sur Tumblr, l'intérêt pour le cottagecore s'accroît parallèlement à l'aggravation de la pandémie : plus les évènements étaient sombres et déroutants, plus les gens cherchaient à se retrancher vers un passé n'ayant jamais réellement existé. Le romantisme, mouvement artistique qui émerge en réponse à la révolution industrielle, est la principale référence du cottagecore. Le romantisme constitue « un rappel de l'époque médiévale, cette idéalisation de la nature et de la légende arthurienne, c'est la nostalgie du passé de quelqu'un d'autre. Il y a une idée que la vie était meilleure à l'époque, même si ce n'était pas le cas », observe Paul Quinn, directeur du Centre Chichester des contes, de la fantaisie et de la littérature de l'imaginaire. Pour Vox, le critterposting ajoute une couche fantastique au cottagecore : « Non seulement vous pouvez imaginer vivre dans un cottage rêvé et paisible, mais vous pouvez imaginer être un lapin qui vit dans un cottage rêvé et paisible. » Une grammaire des Internets qui supplante enfin (partiellement) celle véhiculée par les apôtres de la productivité.

Beatrix Potter et notre romantisation de la campagne

Finalement, le regard posé sur la campagne par Beatrix Potter est le même que celui porté par des urbains accros à leur smartphone : celui d' « une utopie onirique à jamais hors de portée », souligne Vox. « Pour le public contemporain, et pour les Victoriens eux-mêmes, l’imagerie la plus puissante de la campagne victorienne repose sur des scènes de la vie de cottage, où règne une simplicité rustique. Cette vision joliment sentimentale de la vie à la campagne, presque aussi mythique pour ses contemporains qu'elle l'est pour le XXe siècle, semble devoir sa popularité autant à son inaccessibilité qu'au charme évident des peintures qu'elle a produites », écrit Beatrix Potter en 1981. Un fantasme alimenté par les créations de l'autrice, fantasme qui perdure et impacte encore aujourd’hui le tourisme. « Toutes ses histoires [de Beatrix Potter] célèbrent les vertus rurales et contribuent par conséquent au mythe encore puissant de la vie à la campagne anglaise. (...) Des intérieurs de cottage cosy, un [mode de vie] qui n'a jamais existé mais évoque un âge d'or », écrit Shelagh Jennifer Squire dans son doctorat sur l'impact de la Britannique sur le tourisme à Hill Top dans le Lake District. En outre, Vox rappelle que chaque personne qui publie une photo de Peter Rabbit aspire à un rêve inaccessible, un rêve d'accession à la propriété mis à mal par la crise du logement. Alors évidemment, qu'une lapine célibataire mère de quatre enfants (Flopsy, Mopsy, Cotton Tail et Peter) puisse posséder sa propre maison et nourrir ses enfants de pain, de lait et de mûres, ne peut qu'apparaître comme un doux rêve auquel se raccrocher.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.
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