Une femme en train de hurler à son bureau

Plus de motivation au travail : les managers en PLS

© RyanJLane et Michele Raffoni

Entre aspirations schizophréniques, inertie et remise en question généralisée, les managers sont aussi un peu rincés.

Faut-il le rappeler, notre relation au travail est compliquée. En témoigne la complexification du vocabulaire pour en parler. Ceux qui n'ont pas quitté leur entreprise durant la Grande Démission ont parfois basculé en mode démission silencieuse et ressentiment plus ou moins contenu, quand ils ne se meurent pas tout simplement d'ennui entre 9h et 18h. Dans ce contexte, difficile pour des managers parfois soumis aux mêmes maux de « faire grandir leurs équipes » ou d' « embarquer les collaborateurs » vers un horizon commun. Entre deux réunions, ils nous racontent leur douleur.

« C'est comme porter un masque de plus en plus lourd »

Malik*, 43 ans, a mis longtemps avant de reconnaître son malaise. Issu d’un milieu qu’il qualifie de « modeste », il a été heureux et fier d’accéder au poste de manager. Depuis 5 ans, il dirige dans le milieu des télécoms une équipe de trente personnes de tous âges. « C’était vraiment pas gagné pour moi. Mes parents n’ont pas le bac et je peux les aider car je gagne bien ma vie, ce qui m'a longtemps incité à poursuivre dans cette voie. Mes horaires ne sont pas indécents, j’habite près du bureau, je peux m’autoriser quelques jours de télétravail dans la semaine. Les gens que je côtoie au bureau sont dans l’ensemble très sympas. Je sais que je suis chanceux. Le problème, c’est que ce poste est en train de me bouffer. » Pour Malik, les ennuis commencent avant la pandémie. « C’était de plus en plus difficile de trouver la justification de mon travail. Alors quand le Covid est arrivé et que la plupart des membres de mon équipe se sont pris une énorme claque, j’ai vite compris que cela n’allait pas être simple... Lentement mais sûrement, j’ai retrouvé chez Claire*, 28 ans, et chez Philippe*, 52 ans, les mêmes symptômes que ceux qui couvaient chez moi : ennui, agacement face à des objectifs absurdes, et une forme de rancœur pour une entreprise qui n'a pas vraiment de bonne raison d'exister. »

Pour le manager, il est devenu de plus en plus délicat de maintenir des échanges avec son équipe, qui lui remonte régulièrement récriminations et revendications. « Je n’ai rien à leur répondre, car je suis d’accord avec eux. Et je n’ai pas grand-chose à leur proposer, car mes propres managers m’imposent un cadre dont je ne peux m’extraire et des objectifs aberrants qui n’ont rien à voir avec les envies et valeurs de mes salariés. J’ai face à moi des personnes qui ne camouflent plus leurs états d’âme, et selon moi ils ont bien raison. La plupart sont démotivés, non pas par le fait de travailler, mais par les taches qu’on exige d’eux. Comment puis-je les remettre "sur le droit chemin", comme on me le demande, alors que je me réfrène de prendre la même route ? C'est comme porter un masque de plus en plus lourd. » Lors d'une récente réunion, Malik a eu toutes les peines du monde à ne pas baisser les bras. « La moitié de mon équipe veut partir vivre dans la Drome avec des poules, le reste veut rester à Paris mais modifier en profondeur son travail. Ils me parlent de décroissance et de ralentissement... Pendant ce temps-là, je dois animer un brainstorming pour voir ce que le métavers leur inspire. Ce que cela leur inspire, c'est juste l'envie de quitter la pièce. » Malik marque une pause et hausse les épaules : « Bon, j'exagère un peu pour la Drome et les poules, mais vous saisissez l'idée. »

« Que suis-je censée faire de ça ? »

Laurence*, 33 ans, voit bien le tableau. Depuis 6 mois, la jeune femme à la tête d'une petite équipe « de jeunes » ne sait plus à quel saint se vouer. « Ce n'est pas que les gens sont devenus paresseux, rien ne me semble plus faux. En revanche, ils n'ont plus envie de diriger leurs efforts, et de passer autant de temps par jour – parfois 10 heures pour certains si on prend en compte les transports v à accomplir des missions qui leur paraissent vides de sens. Difficile de leur reprocher. Sauf qu'en parallèle, je subis une pression pas possible pour faire plus de chiffres, plus d'évènements, plus de tout. Avec toujours moins de moyens ! Finalement, comme tout manager, je me retrouve coincée entre le marteau et l'enclume. Sauf que maintenant, il faut gérer la démotivation et la remise en question globale qui traverse la société en plus de l'enclume. » La trentenaire lilloise rehausse ses lunettes et retient à peine un soupir : « Et bien sûr, je ne suis pas immunisée, je suis directement concernée. Et pas immunisée contre la démotivation. Tenir mon rôle me demande beaucoup plus d'énergie qu'avant, et je ne parle même pas des efforts que je déploie pour maintenir la cohésion de mon équipe et tenter de lui insuffler l'envie de s'investir. Le problème, c'est que les armes dont je dispose sont sous-proportionnées, quand elles ne sont pas complètement à côté de la plaque. Les gens sont assoiffés ! Ils veulent jouir de plus d'autonomie, bénéficier de plus de confiance, et participer à quelque chose d'utile : face à ça, mon N+1 m'a proposé de - les tagger davantage dans des publications LinkedIn bien corporate. » Cette fois, le soupir est long et franc : « Que suis-je censée faire de ça ? »

Même constat pour Benjamin*, petite cinquantaine, qui se remet doucement d'un « gros coup de fatigue. » (Sa femme préfère parler de burn-out). « Entre mes objectifs et mon équipe, j'étais coincé. Ils me parlaient de semaine de quatre jours, d'inclusivité, d'horaires de travail décalés, de travail à distance. À ce moment-là, mon propre manager exigeait que tout le monde rentre à temps plein au bureau. Je devais rapporter sur les horaires, la présence... J'étais dans la schizophrénie et la dissonance la plus complète. » Il marque une pause méditative : « Je le suis toujours d'ailleurs. » Même constat pour David*, 40 ans, qui dirige une dizaine de personnes dans une PME parisienne. « La pression la plus relou à ce stade dans mon travail, c'est celle mise par ma direction concernant la présence et les horaires. C'est pour moi une politique archaïque que je dois pourtant répercuter sur les gens avec qui je travaille, alors qu'à titre personnel, je m'en fous. »

« Il faut changer, mais les règles du jeu sont restées les mêmes »

Ce décalage qui écartèle les managers, Karine*, 49 ans, responsable RSE d’un grand groupe basé en région parisienne, le mesure au quotidien. « Les managers sont plus que jamais soumis aux injonctions contradictoires qui traversent la société. On parle d'investir pour l'avenir et de mettre en place des business models plus durables. Pourtant, il faut encore composer avec la vision ultra court-termiste des actionnaires et une prédominance de KPI un peu désuets, comme la rentabilité et le chiffre d'affaires. On veut changer, il faut changer, mais les règles du jeu sont restées les mêmes. »

Au-delà de cette défiance croissante envers la stratégie globale des compagnies, les managers doivent répondre à plusieurs sujets jadis confinés à la sphère personnelle. Dans son entreprise, des ateliers, campagnes de communication et congés spéciaux ont par exemple été mis en place pour secourir les personnes victimes de violences conjugales. En outre, de plus en plus de groupes d'activistes et de collectifs de salariés regroupés par affinités pour faire valoir leurs revendications se montent. Des initiatives hautement désirables, estime la responsable, mais qui dans les grands groupes complexifient le travail des managers en laissant la société et l'intime pénétrer l'entreprise. « Les managers doivent préserver la cohésion du groupe tout en se mettant au services des cas particuliers, de toutes les situations de vie... Or, jeune parent ou proche aidant ne sont pas intéressés par les mêmes choses. Finalement, de plus en plus de tâches incombent aux managers de proximité déjà surchargés, que l'on parle augmentation du taux de féminisation ou inclusion des personnes LGBTQA+. » À tel point que l’accession au poste en rebute plus d'un. Si auparavant devenir manager était une étape convoitée pour sa carrière, le titre ne fait plus vraiment saliver. « On ne peut plus faire rêver les gens avec le chiffre d’affaires ou la construction d'un imaginaire de la conquête. Les salariés attendent des entreprises qu'elles s'engagent et mettent en place un partage plus équitable de la valeur, quitte à être moins performante. Forcément les managers sont un peu frileux : si l'action dégringole, ils se font taper sur les doigts. » Alors que certains salariés se frottent les mains.

« Et arriver… arriver à quoi finalement ?

« En fait, ce n'est clairement pas le même délire que quand j'ai commencé ma vie pro », résume David. En parlant des membres les plus jeunes de son équipe, il précise : « Ils ne font pas de zèle, ils n'ont pas forcément envie de monter dans les échelons. Leur vie est je pense plus équilibrée que la mienne à 25 ans, quand je bossais comme un chien pour faire mes preuves, et arriver... arriver à quoi finalement ? Leur rapport au travail est beaucoup plus sain, et je ne vois pas de contre-indications : ils s'organisent bien, le taf est fait. On ne pratique pas non plus de la chirurgie cardiaque sur des nourrissons, donc calmons-nous. »

Pour lui, l'entreprise, c'est un peu comme l'Éducation Nationale : « On fait peser beaucoup de choses sur l'entreprise, où tous les mouvements sociaux doivent désormais pouvoir s'exprimer. Et on ne peut en effet pas faire comme s'il n'y avait pas de perméabilité entre ce que nous sommes comme manager et ce que nous sommes comme citoyen. » En 10 ans et post Me Too, David a observé une « évolution positive ». Les plus jeunes ne laissent plus passer les blagues de vestiaires, n'hésitent pas à reprendre leur direction, et « c'est très bien. » Dans son équipe, cela a permis d'accéder à un apaisement et à une dynamique de groupe plus équilibrée. « Il est sans doute plus compliqué dans les grands groupes de prendre en compte toutes les sensibilités, et je conçois que cela puisse parfois être un poids, mais ce sont des frictions nécessaires. Qu'en réunion les jeunes gens n’hésitent pas à expliquer qu'ils veulent se mettre en grève ou à recadrer le boss en termes de droit du travail, je trouve cela très bien, j'y vois une forme de courage. »

*Le prénom a été modifié

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.
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