Trois femmes dans un supermarche posent dans un rayon de céréales

Comment la chasse aux bons plans s'est imposée dans l'arsenal anti-inflation des Français

© © Greta Hoffmann

Une plongée inédite et à hauteur de foyer dans le quotidien des Français. C’est ce que nous propose Dominique Levy-Saragossi, qui a suivi au plus près de leur consommation quinze familles, au moment où les crises à répétition et l'inflation persistante redistribuent les cartes de la consommation.

Une vidéo-bilan avec les enfants au retour des courses, des photos commentées de leurs frigos, des vocaux en direct d’un magasin… Pendant trois mois, quinze familles ont documenté leur consommation. Dans le cadre de l’Observatoire des nouvelles consommations E. Leclerc paru fin 2022, ce dispositif dévoilait alors leurs nouvelles « stratégies de construction du caddie » et leur état d’esprit aux prémices d'une inflation devenue persistante.

Ancienne dirigeante de BVA et d’Ipsos, Dominique Levy-Saragossi a coordonné cette étude. Aujourd’hui à la tête du cabinet d’études George(s), cette fine observatrice brosse le portrait d’une France inquiète certes, mais combative. Et surtout décidée à s’émanciper de la société de consommation sans toutefois renoncer à la « vie large » – pour citer Jaurès.

« Tout se conjugue pour créer un bouleversement de nos modes de vie », écrivez-vous. Quelles sont les conditions de cette « tempête parfaite » ?

Dominique Levy Saragossi : Par tempête parfaite, j’entends la survenue de phénomènes dont la conjonction aboutit à ce grand maelstrom de la consommation. L’inflation en est un révélateur et un accélérateur, mais tous les éléments étaient déjà là. D’abord, les Gilets jaunes, un mouvement qui a vite cristallisé sur cette consommation du quotidien devenue difficile, compliquée. Qui s’impose soudain comme un sujet politique.

Depuis plusieurs années, les gens nous racontent leurs difficultés : « Carrefour, je n’y arrive plus… » etc. Les Gilets jaunes sont aussi un grand moment de reconnaissance collective, la fin d’une honte individuelle : « Ce n’est pas ma faute si je n’arrive pas à boucler les fins de mois, c’est le système qui est défaillant. ». Ce constat partagé a aussi contribué à créer cette coalition spontanée, cet emballement.

Ensuite, le Covid. Les familles l’ont vécu comme un temps de pause, de prise de conscience. Que fait-on de nos vies ? Travailler plus, pour gagner plus et consommer davantage ? C’est quoi, le sens ? La période nous a renvoyés à nos fragilités. Et puis, nous avons fait face, et fait autrement – en en retirant même une certaine fierté. Nous avons compris qu’on n’était « pas obligé de consommer de l’argent tout le temps », pour reprendre un verbatim. Nous avons redécouvert l’importance des activités non marchandes, du temps consacré à la famille, aux relations humaines. La pandémie, c’est ce pas de côté par rapport à la consommation. Et l’idée qu’elle doit pouvoir se maîtriser.

Et enfin, le climat : dans toutes les études, autour de 80% de la population est préoccupée par la question. Alors, quand les prix montent, ils passent à l’action, avec moins d’affolement, moins de sentiment de perte, puisqu'ils ont déjà réussi à faire autrement – en se disant même qu’il y a peut-être quelque chose de vertueux qui se joue ici.

Comment se caractérise alors cette évolution de la consommation des Français ?

D. L-S. : On a souvent parlé du consommateur stratège, mais cet art de la stratégie atteint une dimension nouvelle : les familles françaises sont dans une logique où leur expertise devient une ressource. Une femme nous a dit : « J'ai économisé 600 euros ces six derniers mois, bien plus que ce que j'aurais gagné en travaillant davantage » Ils comparent ce qu’ils obtiennent grâce à des ressources propres, vs l’argent gagné de façon « classique ». Sans parler du sentiment d’accomplissement : trouver sur Veepee des billets pour emmener les enfants à Disneyland plus tard mais à un prix canon, stocker leurs biscuits préférés en promo…

Le Covid a servi à ça : réexaminer ses options, changer ses habitudes. Les Français déploient cette nouvelle expertise, grâce à une panoplie de moyens facilités par le digital. Être expert, c’est ne pas se faire avoir. Maîtriser les promotions, les modes de procuration, son environnement, avoir le capital relationnel pour connaître les bons plans, etc. Acheter l’huile à un endroit, les pellets de bois ailleurs. La consommation est devenue sujet de culture : on en parle, on échange.

Jusqu’à présent, être intégré socialement passait par la participation à la société de consommation : consommer toujours plus, selon certains standards, de la marque, etc. Désormais, c’est le consommateur qui choisit ce qu’il associe à la valeur d’usage : le statut certes, mais aussi les valeurs environnementales, de procuration, etc. Ils font leur propre mix. Je pense à cette famille qui n’achète jamais son pain à la boulangerie : trop cher. Sauf le dimanche, où ils vont y chercher des brioches pour le petit-déjeuner. La valeur de cette brioche, c'est son caractère exceptionnel, son environnement émotionnel.

En quoi cette crise est-elle différente des précédentes, et notamment de celle de 2009 ?

D. L-S. : Déjà, l’idée même qu’après la crise, viendrait de la non-crise, me semble très discutable. Personne n’envisage un retour à la normale – si tant est qu’une « normale » ait existé un jour. On s’adapte, en attendant les prochains évènements ! Je ne suis pas d’accord avec ce portrait généralement fait des Français, celui d’un peuple réfractaire au changement. Ils critiquent, ils râlent peut-être, mais de fait, ils changent : si nous avons été capables de réduire de 12% notre consommation d’électricité l’hiver dernier, c’en est bien la preuve.

La différence, c’est sans doute cette lente sortie de la « société de la consommation » . Entendons-nous bien : personne ne veut arrêter de consommer dans cette histoire. Des décroissants, j’en vois dans les journaux, pas dans nos enquêtes. En revanche, ceux que je rencontre ne veulent plus être happés par ce modèle. Et leur maturité digitale leur en donne les moyens.

Il y a quelques années, dans nos études, il y avait toujours ce « control freak » de la consommation, qui compilait tous les prospectus, recensait les prix dans un tableur Excel, les pondérait avec le déplacement, etc. Aujourd’hui, nous pouvons tous être cet individu : comparer des prix, des performances, recevoir des alertes, s’inscrire à des ventes privées, faire du cashback… avec un simple smartphone. Enfin, cette crise se distingue par sa dimension climatique. C’est un moment de la consommation où le « toujours plus » n’est plus satisfaisant ni pour soi, ni pour la planète.

Dans ce panorama, la grande distribution est-elle toujours perçue comme un allié du consommateur, « en lutte contre la vie chère » ?

D. L-S. : La grande distribution est perçue comme un « pouvoir public » , au sens où elle met son pouvoir au service du public. Et elle en donne les preuves – ce que les pouvoirs publics ont du mal à faire. En restituant de la valeur ou en donnant de l’accessibilité, leurs systèmes relationnels (je ne dis même plus fidélité, parce qu’ils les ont toutes ! ) les confortent dans ce rôle. Les indépendants – Système U, Leclerc, Intermarché… – tirent leur épingle du jeu : les Français les identifient comme moins chères, plus vertueuses.

L’ivresse de l’hypermarché appartient à un temps révolu, mais c’est encore un lieu où l’on exerce des choix. Un lieu où le caddie ne cesse d’augmenter certes, mais aussi l’on trouve des solutions, grâce à des niveaux de gammes très différents.

Et du côté des marques ?

D. L-S. : C'est compliqué. La marque est rarement une raison suffisante de payer plus, même si l’on peut faire un effort quand elle est en promotion. Dans chaque foyer, il existe des marques « irremplaçables » – « Mon mari ne mange que des Granola » – mais elles sont rares.

Les consommateurs savent identifier les marques nationales, les marques distributeurs (qu’ils considèrent comme de la marque), les premiers prix ou prix éco. Souvent, la valeur ajoutée de la marque n’est pas claire. Une femme nous racontait qu’elle achetait des pâtes Rummo, du haut de gamme. Mais quand elle n’en trouve pas, elle prend indifféremment du Leader Price ou du Panzani. Hors Rummo pour elle, tout se vaut.

Plus que la marque, c’est le produit et le niveau de plaisir associés qui comptent. Si la marque demeure un signe d’unicité, par exemple pour le goût, elle n’est pas garante, par exemple, de ses qualités nutritionnelles. Pour cela, les consommateurs se réfèrent au Nutriscore ou à Yuka, aujourd’hui incontournables.

Peut-on rapprocher les évolutions de notre rapport à la consommation de celles qui touchent notre rapport au travail ?

D. L-S. : Absolument. Ce pas de côté concerne aussi le travail. Travailler plus, pour gagner plus, pour consommer plus… Tous les termes de cette équation du pacte social sont questionnés. La qualité de la vie, c’est le sujet, l’objectif : le travail, comme la consommation, ne font qu’y contribuer.

Être moins dépendant de la consommation, c’est être moins dépendant de l’argent, et donc de la façon d’en gagner. Et puis, cela n’est jamais dit, mais l’inflation dévalorise le travail. Comme les salaires ne suivent pas, la valeur DU travail (et non la valeur travail) diminue.

Le travail est pris dans la même tempête, dans cette volonté nouvelle d’émancipation. L’étymologie est intéressante : celui qui s’émancipe s’affranchit d’un joug, d’une tutelle – ici la société de consommation, les modes de vie – et reprend la main (manu capere) sur son destin. Il ne veut plus être défini par son travail ou sa consommation, il souhaite trouver d’autres systèmes de reconnaissance ou de satisfaction.

Consommation émancipée, voire libertaire, pour reprendre les mots de Michel-Edouard Leclerc ?

D. L-S. : Je parlais de consommation libérée, et Michel-Edouard Leclerc a rebondi avec ce terme, au sens quasi-libertarien, l’idée d’un individu qui fixe ses propres règles. L’histoire que les gens aiment raconter aujourd’hui, plutôt que la belle étiquette pour épater la galerie, c’est ce petit vin à cinq euros dégoté chez son caviste ou ce tee-shirt trouvé sur Vinted. Parce qu’on est futé, pas dupe.

Souvenez-vous ce slogan culte : « Parce que je le vaux bien » … Sans cibler la marque en question, se joue en ce moment une forme de renversement de cette proposition. Aujourd’hui, c’est le consommateur qui demande : est-ce que tu me vaux ? Est-ce que tu vaux mon argent, mon attention, mon effort ? Ce n’est plus la marque qui signe la valeur d’un produit, mais le consommateur qui décide de celle qu’il veut bien lui accorder.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.
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