Depuis cinq mois, les Gilets jaunes ont investi Facebook pour réinventer les médias à leur sauce. Plongée dans le rond-point virtuel du plus gros soulèvement français depuis mai 68.
Entrer dans les groupes Facebook des Gilets jaunes, c’est comme sauter dans un univers parallèle et labyrinthique. Le mouvement est constitué de plusieurs dizaines de groupes allant de quelques centaines de membres à plusieurs dizaines de milliers. Dès que je me suis inscrit sur plus de trois d’entre eux et que j’ai liké ou commenté un statut, l’algorithme a pris le relais. En l’espace de quelques heures, mon fil d’actualité a viré au jaune. Mon écran a été saturé de coups de gueule, de mèmes outranciers sur Emmanuel Macron et d’opinions politiques plus ou moins extrêmes.
Rémy Buisine et RT France : les chouchous des Gilets jaunes
Dans cette effervescence permanente, une chose me frappe : la relation d’amour/haine que les Gilets jaunes entretiennent avec la presse. Toutes les heures, des utilisateurs postent des articles ou des extraits vidéo issus des grandes chaînes d’information. La politique du gouvernement français est âprement commentée et débattue.
Quelques rares journalistes rencontrent les faveurs du mouvement. C’est le cas de Rémi Buisine, reporter de terrain de Brut, ou de Vincent Lapierre, un ancien proche d’Alain Soral. Les contenus de la télévision russe RT France sont eux aussi partagés de nombreuses fois. Une sélection qui, selon Valérie Jeanne-Perrier, autrice du livre Les Journalistes face aux réseaux sociaux, s’explique. « Rémy Buisine a déjà fait ses preuves lors des manifestations de Nuit debout, explique-t-elle. C’est lui qui a trouvé la formule live au long cours. En ce qui concerne RT News, la chaîne de télévision propose surtout une grille d’analyse très critique du pouvoir en place. »
Dans la droite ligne de la Révolution et de Mai 68
En dehors de ces quelques favoris, le divorce avec les médias dominants semble consommé. Mais ce n’est pas une surprise pour Alexis Lévrier, historien spécialisé dans les médias nés après la Révolution française. « C’est une constante de notre histoire, explique-t-il. Toutes les périodes insurrectionnelles bouleversent les médias en place. Ce sont des moments de contestation de l’autorité et des médias dominants et institutionnels, mais où l’on a besoin d’une prise de parole. De ce fait, les Gilets jaunes sont les successeurs de la Révolution française, de la Commune ou de Mai 68. »
Ce renouveau favorise une grande profusion de nouveaux médias, crée de nouveaux formats et une tonalité particulière. La Révolution française a consacré les journaux quotidiens mais aussi une nouvelle forme d’écriture. « Durant cette période, tout s’est mélangé, poursuit Alexis Lévrier. De très sérieux compte-rendus des débats de l’Assemblée nationale qui côtoyaient des feuilles de chou remplies de propos scatologiques. Ce qui était remarquable, c’était la violence du ton, le besoin d’un "je" qui s’affirmait, et qui balayait toutes les hiérarchies. On constate la même explosion en Mai 68 avec l’arrivée des graffitis et des affiches. »
Cachez ce montage que je ne saurais voir
Le parallèle entre ces moments historiques et les pages Facebook des Gilets jaunes est plus que frappant. Le langage y est effectivement peu amène. Le président Emmanuel Macron, sa femme et les membres de son gouvernement y sont très largement insultés ou caricaturés sous forme de mèmes. Les vidéos tournées plan serré, face caméra, sont une autre composante du mouvement. Des figures comme Jacline Mouraud, Maxime Nicolle, ou bien encore Éric Drouet sont apparues. En plus de mettre sur le devant de la scène ces nouveaux éditorialistes, le FaceCam introduit une forme d’échanges beaucoup plus libre.
Tous les soirs, des médias amateurs comme Vécu, France Actus, ou Le Mike Rambo animent des émissions live durant lesquelles les internautes peuvent poser leurs questions par chat ou même appeler et se filmer pour témoigner. « Le FaceCam, c’est à la fois le visage et la parole en direct, analyse Valérie Jeanne-Perrier. On voit tout de suite les émotions de la personne filmée. Dans un média traditionnel, le travail consiste à modeler cette parole, à lui donner une certaine forme qui doit correspondre à une ligne éditoriale. Avec le FaceCam, on observe une médiation sans le filtre du média. » C’est sans doute pour cette raison que les Gilets jaunes apprécient les reportages live filmés portable à la main de Rémy Buisine. Sans montage, il devient plus difficile de truquer les images et de jouer avec la vérité. Pourtant, c’est sur le registre de la véracité des faits que le Facebook des Gilets jaunes se fait le plus régulièrement critiquer. À raison ?
Les Gilets jaunes, une fabrique à « cracs »
À bien y regarder, les Gilets jaunes ne partagent pas autant de fake news qu’on pourrait le prétendre. Certes, il y a bien quelques infox partagées, mais les véritables fausses nouvelles sont généralement assez vite débusquées. Le cas le plus emblématique reste celui de la mort d‘une militante belge annoncée lors de l’acte VIII. Gabin Formont, à la tête de Vécu, va alors chercher des informations en direct sur Facebook et recueillir plusieurs témoignages de street medics qui vont contredire l’information.
Le complotisme, les rumeurs ou les opinions plus ou moins orientées s’affichent cependant sans complexe. Là encore, le phénomène n’est pas nouveau. « Le complotisme resurgit toujours quand le détenteur du pouvoir tente d’augmenter le contrôle qu’il veut avoir, sur la presse par exemple, indique Alexis Lévrier. Sous l’Ancien Régime, avant la Révolution, vous trouviez dans Paris, les "bruits de bouche". Il s'agissait de gens qui se réunissaient dans un café ou dans les parcs et qui commentaient l’actualité en partageant les gazettes de l’époque. Comme la presse n’était pas libre, beaucoup de rumeurs circulaient. Le plus grand groupe se réunissait sous un marronnier situé dans les jardins du Palais royal. On l'appelait l’arbre de Cracovie et les fausses nouvelles qui circulaient là s’appelaient des cracs. »
Le renouveau médiatique est en route
Comme pour chaque soulèvement populaire, l'effervescence médiatique finit toujours par retomber. C’est en tout cas ce qui s’est passé lors des précédents épisodes. « À peine 20 % des journaux sortis en 1789 étaient encore vivants un an après », rappelle l'historien. Si les médias créés par les Gilets jaunes ne survivent pas, ils ont déjà dispersé les graines du changement. En termes de format déjà, de nouvelles formules sont apparues, notamment dans la manière de faire des lives. Le Figaro, par exemple, est l’un des rares journaux institutionnels à avoir investi la plateforme Twitch depuis quelques semaines. Un journaliste en plateau y commente l’information en direct et répond aux questions des internautes tout en donnant la parole à plusieurs journalistes sur le terrain.
Plus récemment, c’est aussi sur Twitch (et YouTube) que dix ministres se sont succédés dans un live non coupé face au youtubeur HugoDécrypte et à la chaîne spécialisée en politique Accropolis. Ces derniers ont permis à une dizaine de jeunes (ainsi que plusieurs milliers d'internautes, via un chat) de poser leurs questions sans que ces dernières ne soient présélectionnées. D’autres médias plus alternatifs comme Thinkerview, semblent aussi montrer la voie. Organisés autour d’une longue interview de spécialistes politiques, économiques ou médiatiques, ces vidéos et ces podcasts sont réalisés sans montage, comme pour éviter cet aspect trafiqué qui est de plus en plus décrié. « Les médias alternatifs obligent les médias institutionnels à changer, et les médias alternatifs doivent dialoguer avec eux », conclut Alexis Lévrier. Reste à voir jusqu’où ira ce changement.
POUR ALLER PLUS LOIN
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Cet article est une version raccourcie de l'enquête Dans le Facebook des Gilets jaunes, publiée dans la revue 18 de L'ADN. Cliquez ici pour en savoir plus.
DROIT DE REPONSE DE RT FRANCE
« RT France ne se reconnaît pas dans les propos de Mme Jeanne-Perrier et de M. Lévrier, rapportés dans le cadre de l’article « L’insurrection qui vient (de Facebook) », qui la mettent en cause.
RT FRANCE n’a pas vocation à se positionner pour ou contre le gouvernement et ne considère pas proposer « surtout une grille d’analyse très critique du pouvoir en place ».
RT France réfute être « un organe de propagande » dont les contenus seraient relayés, sans discernement, par les « Gilets jaunes ». Elle revendique au contraire son statut d’organe de presse à part entière dont les décisions sont prises à son siège français, par ses équipes de journalistes et dans le cadre d’une ligne éditoriale indépendante. RT France rappelle qu’elle est conventionnée par la CSA et soumise, à l’instar de n’importe quel autre média, à des obligations déontologiques strictes.
RT France ne poursuit aucun objectif politique ou idéologique. Il n’y a pas d’instrumentalisation du mouvement des « Giletsjaunes », RT France cherche, au contraire, à traiter l’actualité dans le respect du pluralisme des opinions et en évitant les postures morales.
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