
Dès que les feuilles des arbres commencent à brunir, elles reviennent pour parler tarte à la citrouille et chaussettes en laine. Décryptage d'un persona du web qui trouve ses origines dans l'histoire de l'Amérique rurale.
Vous voyez déjà de qui on veut parler : « la fille qui aime l'automne » arbore des pulls en maille épaisse qui laissent une épaule dénudée, prépare d'onctueux Pumpkin Spice Latte, décore sa maison de feuilles orangées ramassées dans un verger, et remplit son bullet journal au son d'une bouilloire qui siffle. En 2010, elle prenait des selfies, juchée sur une botte de foin, selfie retravaillé sur VSCO puis posté sur Tumblr accompagné de la légende : « Je suis si heureuse de vivre dans un monde où octobre existe. » Aujourd'hui, elle publie sur YouTube des vidéos expliquant comment assortir la nappe de son salon aux feuilles de la forêt, ou quels romans gagnent à être lus sous un plaid en mangeant des biscuits (faits maison.) Tonifiées par notre engouement pour le cottagecore et le maximalisme, les vidéos sur l'automne sont devenues l'un des marronniers les plus populaires de Youtube. Pourtant, les vidéos des filles qui aiment l'automne s’inscrivent dans une histoire, pas toujours glorieuse, vieille de 200 ans.
Qui est « la fille qui aime l'automne » sur Internet ?
Comme la Girl Boss ou la Costal Grandmother, elle fait partie de ces persona féminins nés sur les réseaux. De l'aveu général, « la fille qui aime l'automne » est blanche et « basic » (c'est-à-dire terriblement banal) : une sorte de VSCO girl qui ne va nulle part sans son sac Kanken mordoré, un tupperware rempli de roulés à la cannelle fraîchement sortis du four, et le livre Légendes d'automne de Jim Harrison. Les vidéos où on l'aperçoit donnent dans plusieurs registres récurrents : redécorer intégralement sa chambre pour lui donner des accents rustiques dans le respect d'un camaïeu d'ocre et de safran ; élaborer des listes de films et livres qui nous font sentir la « vibe » de la saison ; profiter de l'automne grâce à quelques habitudes plus ou moins réalistes (tout le monde ne peut pas commencer sa journée par galoper dans un champ, s’ébattre près d'un ruisseau ou cueillir des champignons.)
Depuis son apparition sur les réseaux, « la fille qui aime l'automne » s'est acheté une conscience écologique. Elle a remplacé l'application de retouche VSCO par le DIY, les achats de citrouilles en plastiques sur Amazon par la lecture des livres de Beatrix Potter, et les hauls de vêtements orangés par les bons plans friperie. Si elle était une série télé, notre fan de feuilles mortes serait Gilmore Girls, qui se déroule à Stars Hollow, petite ville fictive au sud de la Nouvelle-Angleterre, ville aussi excentrique que pittoresque, où l’automne semble durer indéfiniment. Et si « la fille qui aime l'automne » était un artiste, elle serait probablement le groupe de folk américain River Whyless, qui dans ses chansons évoque inlassablement le sirop d’érable, le poêle qui crépite et la maison dans les bois.
D'où sort « la fille qui aime l'automne » ?
Solidifiée depuis les années 2010 à coups de mèmes et de commandes Starbucks, « la fille qui aime l'automne » entremêle délicatement nostalgie, féminité, aspirations sylvestres et traditions. Ce n'est pas une coïncidence si, dès 2019, fleurit le mème Christian Girl Autumn (l'automne de la fille chrétienne), censé moquer les créatrices de contenu perpétuellement emmitouflées dans d'énormes écharpes à carreaux. Railleuse, l'expression a pourtant été revendiquée par certaines créatrices de contenu comme le pendant casanier et moelleux du hot girl summer. Sur TikTok, les Utah moms (autre persona du web qui mérite son propre décryptage – mais chaque chose en son temps...) jouent d'ailleurs désormais de leur passion démesurée pour la saison. C'est le cas de Jane Williamson, qui n'a pas hésité à se mettre en scène, frôlant la crise d'apoplexie à l'approche de septembre et s'empressant de remplir son caddie de multiples babioles dénichées chez Target.
Thanksgiving sur la côte est : le giron de la « la fille qui aime l'automne »
Pourtant, à sa racine, « la fille qui aime l'automne » nourrit le rêve un peu flou d' « une vie plus simple » menée loin de la foule déchaînée (qui surconsomme), près de la nature (orange et revivifiante) et d'une forme de pureté originelle. En somme, « la fille qui aime l'automne » aimerait vivre un dîner de Thanksgiving qui n'en finit pas, mais pas n'importe lequel : celui de Nouvelle-Angleterre à la fin 19ème siècle, dans sa version la plus whitewashed (blanchi) et esthétisée. Si la fête de Thanksgiving, dont la première occurrence célèbre les récoltes réussies des colons Puritains en 1621 grâce aux amérindiens, s'est érigée en parangon à émuler, c'est en partie grâce à la romancière Sarah Josepha Hale. En 2020, Jezebel la qualifie de « proto influenceuse » et explique à son sujet : « Hale a commencé à faire pression à la fin du XIXe siècle pour que les États-Unis fassent de Thanksgiving une fête nationale (...) Mais elle a également écrit sur l’importance de l’automne et de la célébration de cette fête au-delà du mythe du pèlerin. Un personnage de son livre dit : "L’automne est le moment où les greniers débordants de l’Amérique appellent à cette expression de gratitude joyeuse." » Idée qu'elle continuera de tisser dans le magazine féminin Godey’s Lady’s Book. En 1863, elle écrit aussi : « Les femmes américaines ne devraient-elles pas avoir un festival aux réjouissances duquel elles puissent pleinement participer ? »
Au début des années 1900, l'idée a fait son chemin. Plus que jamais, Thanksgiving, purgée de ses origines amérindiennes, célèbre nationalisme et sphère domestique. Trente ans plus tard, un autre motif émerge. Dans Pumpkin: The Curious History of an American Icon, l'historienne Cindy Ott explique comment sous le mandat de Franklin D. Roosevelt, la fête nationale absorbe l'imagerie de la ferme rurale. De la fin des années 30 au milieu des années 40, la Farm Security Administration embauche des photographes pour capturer la vie rurale dans les fermes américaines, dîners de Thanksgiving compris. Leurs photos sont publiées dans le magazine Life, rappelle Jezebel. Le projet : contrecarrer les froides et dures images en noir et blanc de photographes comme Dorothea Lange et Walker Evans, qui dépeignent sans filtre les conditions de vie sordides des communautés rurales durant la Grande Dépression. Ce remodelage de l'imaginaire est aussi indirectement mené par le peintre Norman Rockwell, dont les tableaux de dîners et de familles de Thanksgiving publiées dans le Saturday Evening Post présentent une vision de la réalité agricole idéalisée et un peu kitsch.

Pumpkin spice, WASP et Taylor Swift
À partir des années 1950, les idéaux qui régissent Thanksgiving (simplicité, complicité familiale, pommes parfumées, etc.) se sont étendus à toute la saison automnale. Dans les années 1950, la multinationale agroalimentaire McCormick se met à vendre le « pumpkin spice » , combinaison de cannelle, muscade et clous de girofle censée encapsuler la saveur de l'automne. En parallèle, l'essor de l'agrotourisme (dont beaucoup d'adeptes sont des femmes) permet aux Américains d'aller jouer à la fermière et rêver à un idéal, articulé autour d'une cuisine saine du terroir. Martha Stewart, dont la cuisine serait comme l'explique Amy Bentley dans Martha’s Food : Whiteness of a Certain Kind, éminemment WASP (White Anglo-Saxon Protestant), c'est-à-dire exempt de traces d’ethnicité, a aussi contribué à diffuser massivement cet idéal.
Quelques décennies plus tard, Starbucks érige le mélange pumpkin spice en incontournable de la rentrée, ouvrant au passage les vannes à tout un tas de produits (bougies, savons, gommages... ) parfumés et destinés aux femmes blanches de la classe moyenne. Dans son album de 2012 Red, Taylor Swift, encore engluée dans sa phase country, encense chanson après chanson l'automne, propice à la mélancolie et à la contemplation, et déclame en 2014 son amour pour les feuilles mortes sur Tumblr. Quelques années plus tard, elle réitère dans Folklore et Evermore, deux albums furieusement nostalgiques où règnent mythologie américaine, cottage, campagne boisée et retour dans sa petite ville natale. C'est la consécration de l'automne, mi-commodité banalisée, mi-usine à fantasme. Fantasme quelque peu malmené par le dérèglement climatique, qui retarde l'arrivée de la saison. Et ne manquera pas de la rendre encore plus désirable, lorsque nous peinerons à convoquer dans nos mémoires la sensation de l'air piquant du mois d'octobre.
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