Un Web3 dopé aux cryptos compte de nombreux et ardents défenseurs. Mais le camp des sceptiques ne cesse plus de grossir. Passage en revue de leurs arguments.
C’est promis. Avec le Web3, vous n’aurez plus besoin des Gafam, vous pourrez reprendre le contrôle sur vos données, et vous serez récompensé pour votre précieuse contribution au web. Ce nouvel internet, piquousé à la blockchain, deviendra un espace où les pouvoirs ne seront plus centralisés par quelques compagnies, mais seront redistribués aux utilisateurs. Le pitch de cette nouvelle version du web a, sur le papier, de quoi séduire. Mais serait-il trop beau pour être vrai ? De nombreux sceptiques parmi les chercheurs, développeurs et designers, font entendre leurs voix sur les réseaux sociaux. Pour cette communauté d’ « anti-web3 » ou de « crypto-critiques », cette nouvelle itération du web est au mieux inutile, au pire une grosse arnaque qui provoque déjà beaucoup de dégâts.
Il y a quelques semaines, une vidéo virale intitulée « Line Goes Up - The problem with NFTs » a rendu leur discours bien plus visible. Réalisée par le youtubeur américain Dan Olson (aka Folding Ideas), elle a été vue près de 7 millions de fois. C’est l’un des contenus les plus regardés sur le sujet des NFT, ces jetons permettant d’authentifier un objet numérique. Pendant plus de deux heures, l’essayiste enchaîne et étaye certains arguments récurrents à l’encontre de l’économie du Web3. Les NFT servent avant tout à faire acheter des cryptomonnaies, la plupart des projets sont des arnaques, les blockchains ne permettent pas de protéger nos données…
Stephen Diehl, un ingénieur informaticien londonien qui travaille dans l’industrie du logiciel depuis une quinzaine d’années, est un autre sceptique, volubile également. Son compte Twitter, suivi par plus de 50 000 abonnés, est une longue suite de punchlines contre les cryptomonnaies, les NFT et le Web3 (entre deux photos d’ours mignons, son autre passion). « Startups du Web3 = entreprises frauduleuses + bombes à retardement », « Arrêtez d'essayer de faire de l'argent privé. C'est tout simplement une très mauvaise idée », « Tous les jeux play to earn sont des arnaques », « Il n'y a pas de différence significative entre Bitcoin et Dogecoin. Ce sont tous deux des actifs spéculatifs hype dont la demande est générée uniquement par un art du storytelling », assène-t-il.
« Propagande pro-crypto »
Si les critiques de ces anti sont si virulentes, c’est qu’ils et elles estiment que l’idéologie des évangélistes des pro-Web3 est de plus en plus présente dans le discours médiatique. Et qu’elle commence à atteindre le grand public. Il y a donc urgence à prendre la parole. Stephen Diehl parle carrément d’ « une propagande pro-crypto ». « Aux États-Unis, les cryptomonnaies sont partout dans l’environnement médiatique : presse, célébrités et publicités qui encouragent à investir dans les cryptomonnaies. La vision du monde que ces gens essaient de transmettre au grand public n’est pas cohérente selon moi avec ce que je connais de la finance et de l’économie. Ces entreprises vendent des produits financiers très très risqués au grand public. Et leurs objectifs et modalités ne sont souvent pas clairs. »
Cet ingénieur, qui a longtemps travaillé dans la finance, a commencé à dénoncer ce nouvel Eldorado il y a trois ans. « Cela correspond à la période où les cryptomonnaies sont passées d’un truc un peu obscur à un sujet beaucoup plus grand public. Le tournant pour moi a été le lancement par Facebook de sa monnaie. L’idée derrière était de créer une réserve monétaire internationale capable de concurrencer les pays les plus riches. Cela aurait pu avoir des conséquences majeures si le projet avait abouti. Heureusement, il a été arrêté à temps par les régulateurs. C’est à ce moment-là que j’ai voulu prendre la parole et dire ce que beaucoup d’ingénieurs pensaient. »
En France, le sujet est moins débattu – probablement car il est moins médiatisé – mais des voix critiques s’élèvent tout de même chez les ingénieurs et chercheurs. Nous avons directement pu constater cet intérêt : notre appel à témoignages pour cet article a reçu plus d’une cinquantaine de réponses sur Twitter en 48 heures et a généré une conversation animée.
L’inutilité et les failles techniques
Olivier Blazy, professeur en sécurité informatique à Polytechnique, fait partie de ceux qui ont répondu à l’appel. Lui s’inquiète notamment des failles technologiques du Web3. « On constate sur les applications basées sur la blockchain de nombreuses failles de sécurité bien connues qui pourraient être évitées – une mauvaise vérification de signature électronique par exemple. Or vu les sommes d’argent échangées sur ces plateformes, la moindre faille est exploitée par des pirates informatiques. Ces technologies sont souvent déployées trop vite, sans garde-fou, sous prétexte qu’elles sont innovantes et basées sur la blockchain. Mais la blockchain appliquée sans précaution n’est pas une garantie de sécurité informatique. Pour certaines applications, des bases de données centralisées seraient d’ailleurs tout aussi efficaces et moins dangereuses car plus facilement protégées. »
L’actualité des piratages informatiques liés au Web3 donne plutôt raison à Olivier Blazy. Sur son blog « Web3 is going just great », la développeuse et contributrice Wikipédia Molly White prend soin de répertorier tous les bugs, arnaques et piratages apparus sur des applications du Web3. Elle décompte à ce jour 9 milliards de dollars escroqués, volés, ou perdus par les utilisateurs de ces applications.
Pour Pablo Rauzy, maître de conférence en informatique qui se définit également comme un activiste défenseur de la culture libre, ces infrastructures sont, en plus d’être défaillantes, carrément inutiles. « C’est certain qu’il y a un besoin de “déplateformiser” le web, mais je ne pense pas que les outils de ce que certains appellent le Web3 soient la bonne solution. Nous avons déjà des solutions technologiques qui permettent de décentraliser, tout simplement parce que le réseau Internet est pensé de manière décentralisée à la base. C’est étrange de vouloir rajouter des couches technologiques pour retrouver ce qu’on avait à l’origine. La concentration des pouvoirs chez les géants du numérique est avant tout un problème politique, plus que technologique. On devrait donc plutôt le résoudre avec des décisions politiques. Par ailleurs, les technologies blockchain ne sont pas à la portée de tout le monde et il est un peu illusoire de penser que chaque utilisateur pourra s’en emparer. »
Ce « solutionnisme technologique » est selon lui néfaste car la blockchain reste une technologie coûteuse (énergétiquement et financièrement), la plupart du temps inadaptée, et « douteuse » sur certains aspects. Elle ne permet pas de supprimer une information par exemple, et cela peut s’avérer problématique pour des applications dans le domaine de la santé notamment, où il existe le droit à l’oubli.
Une idéologie très proche de la Silicon Valley
Au-delà de l’aspect technique, c’est aussi l’idéologie derrière le Web3 qui fait tiquer beaucoup d’observateurs. Car ce que vend le Web3, c’est une forme d’internet propriétaire, très loin des premiers idéaux du web de mise en commun de la connaissance. Pour Olivier Blazy, le Web3 se contente de pousser encore plus loin la logique déjà instaurée par les Gafam de marchandisation des échanges sur Internet.
« Le Web3 propose d’authentifier chaque participation au réseau dans l’idée d’instaurer une mécanique non pas de partage, mais de micro-propriété, résume Kevin Echraghi, co-instigateur du collectif Hérétique, qui plaide pour un numérique libre. Chacun a sa petite parcelle du web et permet aux autres d’y accéder moyennant finance. C’est l’idée de transformer toute interaction en transaction, de transformer tout commun en micro-propriétés. »
Pour ce professeur à Sciences Po spécialiste des dogmes liés au numérique, cette vision est d’ailleurs assez proche des racines idéologiques libertariennes de la Silicon Valley qu’ont embrassé les fondateurs de Facebook, Airbnb, Amazon, Uber... « L’idée qu’il faut tout financiariser et transformer en marché pour plus d’efficacité, tout en dépossédant l’État de ses prérogatives a inspiré le web 2.0 et continue d’inspirer les inventeurs du Web3. » À ses yeux, cette idéologie est encore plus visible et assumée dans le Web3.
Le rêve américain 3.0
Cette version du web est par ailleurs une nouvelle incarnation du rêve américain, le fait de s’élever dans la société grâce à sa réussite économique. « Il était incarné dans les années 1980 par les traders de Wall Street, puis dans les années 2000 par les tycoons du web, et maintenant on revient à l’idée d’un enrichissement personnel via la spéculation. Mais cette fois-ci, nous ne sommes plus à Wall Street, mais dans le monde des cryptomonnaies. La dernière trame narrative idéologique du Web3 est, à mes yeux, le mythe de la frontière, déjà très présent dans le Web 2.0. C’est l’idée de conquête du monde sans limite. On voit cette même force de conquête, de découverte, de volonté d'explorer un terrain inconnu que sont ces nouveaux champs du web. »
La promesse d’un web qui veut s’affranchir des Gafam, tout en utilisant ses vieilles ficelles, paraît donc assez illusoire. D’autant que souvent, les entreprises du Web3 sont financées par les investisseurs qui ont soutenu le Web 2.0 auparavant. Et que certains dirigeants des « vieux » géants du numérique n’hésitent pas à se reconvertir dans cette nouvelle itération du web.
Comme un air de 2008
Au-delà du différend idéologique, la fièvre autour des cryptomonnaies et des NFT serait dangereuse pour certains observateurs. Car elle a beaucoup de similitudes avec la crise de 2008 causée par les subprimes, selon Stephen Diehl. « Dans les années 2000, de très importantes sommes d’argent sont allées vers des produits financiers très risqués : les CDO, des produits opaques montés à partir de crédits alloués à des particuliers. Une fois que ces produits se sont effondrés, de nombreuses personnes sont tombées de haut. J’ai peur qu’on se dirige une nouvelle fois vers ce type de situation. » À ce titre, Stephen Diehl plaide pour que les cryptomonnaies ne soient plus considérées comme des monnaies, mais comme des actions en bourse, et donc soumises aux mêmes régulations. S’il y a quelque chose à tirer du Web3, estime-t-il, il faudra attendre cette période de régulation pour le savoir.
À lire
La vérité sur la blockchain, billet du blog du maître de conférence en informatique Pablo Rauzy ; Web3 is going just great, le site de la développeuse Molly White sur les arnaques du Web3 ; Les arguments contre les cryptomonnaies expliqués à un enfant de 8 ans par Stephen Diehl
À écouter
A viral case against crypto, Explored, le podcast du New York Times avec Dan Olson
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