Mur à Drohobych, Ukraine avec tag de mème 9gag

Un site de partage de mèmes pourrait-il détrôner le journal de 20 heures ?

© 9gag / Drohobych, Ukraine

Que reste-t-il de nos médias quand un site producteur de mèmes — 9gag en l'occurrence — est perçu comme une source fiable d'information ? Une spectaculaire mutation, celle de la mèmification de l'information.

Notre paysage média est-il en train de se faire mèmifier ? L'hypothèse n'est pas si absurde.

Souvenez-vous. Le 20ème siècle fût un siècle qui tapait dans la masse. Et à consommation de masse correspondait aussi une information de masse : chaque pays avait son paysage de quotidiens à gros tirages et d'émissions télé emblématiques. Mais depuis, le paysage média a été dispersé, façon puzzle et les grands médias se sont fait tailler des croupières par une déferlante ininterrompue de contenus. Quant à la ligne de démarcation entre actualité, information, divertissement, elle a été trouée façon couche d'ozone, jusqu'à se faire dépasser par une marée de fake news. Les quelques rescapés d'un journalisme à l'ancienne peuvent s'alarmer : la rigueur de la présentation des faits, leur vérification méticuleuse, le croisement des sources... tout cela n'intéresse plus personne, ou à minima n'assure pas les plus grosses audiences. Plus que jamais, on veut du témoignage, de l'émotion — de la subjectivité donc. On adore les clash pop-corn, ces drama qui constellent l'actualité, et qu'on consomme comme on consomme une série : par épisode, en sortant les mouchoirs et en comptant les morts. Tant et si bien que pour beaucoup de jeunes, considérer un site producteur de mèmes comme 9gag comme un respectable site d'informations n'est pas une étrangeté. C'est juste leur manière de s'informer.

Le chercheur Albin Wagener est spécialiste en analyse du discours, et plus particulièrement de leurs formes numériques. Forcément, il se passionne pour les mèmes, ces images parodiques qui se déclinent et se détournent sur Internet. Il ne peut que constater qu'ils sont devenus des objets tellement emblématiques de la culture populaire qu'ils se mêlent désormais de toutes les thématiques — sociales, économiques, politiques ou culturelles.

Et si la mèmification de nos médias était réellement en cours ? On teste l'hypothèse.

Le paysage médiatique de l'information a totalement basculé. Est-ce que le site de partage de mèmes, 9gag est devenu le nouveau 20 heures ?

Albin Wagener : Effectivement, nombreux sont les jeunes qui affirment s'informer uniquement via ce type de sites. Mes étudiants, en première année de bachelor, déclarent ne lire aucun journal, ne jamais regarder le 20 heures, et prétendent s'informer via Touche pas à mon poste de Cyril Hanouna. Le site de partage de mèmes 9gag fait partie de leur paysage médiatique. 

Quels types d’informations cherchent-ils ? S’agit-il uniquement d’informations qui touchent au monde du divertissement ? 

A.W. : Non, on parle ici de tous types d’informations. Par exemple, dès le début du conflit ukrainien, 9gag a proposé beaucoup de contenus sur la guerre. Au début, il y avait une forme de compassion pour les soldats russes. Ils étaient considérés comme des victimes de Poutine qui ne savaient pas pourquoi ils étaient là. Puis, avec le massacre de Boutcha (pendant l'invasion de l'Ukraine par la Russie, entre les 27 février et 31 mars 2022, à Boutcha, ses meurtres de masse, des exécutions sommaires, des viols et des actes de torture contre les civils ukrainiens ont été recensés, NDLR), le narratif a complètement changé. Tout à coup, sur 9gag, les soldats russes ne valaient pas mieux que Poutine. On a commencé à les représenter comme des orques, avec une esthétique horrifique qui fait référence aux jeux vidéo et au cinéma. L’évolution a été très, très claire. Mais quel que soit le point de vue défendu, les mèmes abordent toujours les sujets sous l'angle de la critique, du sarcasme, de l'ironie. Il s’agit aussi d'exorciser ensemble les angoisses du moment.

On est loin du traitement de l'information qui cherche à s’en tenir aux faits, au plus près de la vérité, de la manière la plus objective possible...

A.W. : Cela fait un moment que le divertissement a pris le pas sur l’information et que ces deux formats sont devenus très poreux. On pointe les réseaux sociaux, mais les chaînes d'information en continu avec leurs émissions de débats en plateaux ont largement participé à ce glissement. Par ailleurs, les shows de téléréalité, les séries nous ont habitués à certaines logiques. Avec eux, nous nous sommes habitués à la viralité de contenus qui sont censés créer le clash, et une sensation de sérialisation. On aime les récits qui fonctionnent en épisodes, avec des rebonds, des retournements de situations, du suspens. C’est une tendance très nette maintenant, et qui impacte notre consommation de tous les autres types de contenus. C'est ce que j'appelle « l’hyper narrativité ». Donald Trump a été le premier homme politique à s’en emparer. À chaque fois qu'il twittait, on se demandait ce qu'il allait encore dire ou faire, on avait l’impression de suivre des épisodesTout ce contexte a eu des incidences fortes sur notre rapport à l'actualité. Ce n’est plus une chose sérieuse, mais un récit comme un autre qui est en compétition avec un paysage de récits ultra-saturé.  

Pourriez-vous mieux définir la notion d’hypernarrativité ?

A.W. : Viralité, sérialité, attachement cognitif et affectif... L'hyper narrativité est une forme de fast foodisation de l'information. D’abord, ce sont des récits qui se déroulent sur plusieurs plateformes, en même temps, ce qui va accélérer leur circulation. Ensuite, ils vont fonctionner comme une série, en saucissonnant leur histoire en plusieurs petites parties. On les suit comme on mange un paquet de chips : en petite quantité, mais sans arrêt. Cela provoque un attachement affectif et cognitif maximum proche de l’addiction. 

Le mème répond à tous les critères de l’hyper narrativité ? 

A.W. : Le mème est un média, littéralement. C’est-à-dire quelque chose que vous utilisez pour communiquer avec les autres pour créer du lien social. Cela explique pourquoi les mèmes peuvent s’adapter à tous les sujets : la vie quotidienne, la culture, la politique et la géopolitique..., tout ce qui fait notre actualité en bref, et traitent de sujets qui sont déjà massivement relayés dans les médias traditionnels. Seul le traitement diffère.

Mais ce n’est pas une production neutre, on y constate de fortes prédominances culturelles.

A.W. : Les mèmes sont basés sur des images tirées de séries télé ou de films très généralement nord-américains. Je ne sais pas si les pays producteurs ont conscience du fait que les mèmes sont aussi des outils de soft power, mais c’est le cas. Ils ne sont pas anodins de ce point de vue là aussi et changent littéralement nos représentations sociales. Le fait, par exemple, que la plupart des mêèmes ou des gifs présentent des acteurs qui surjouent une émotion faciale pose la question de notre perception de la sincérité, de l‘outrance, de ce qui est réel ou fictionnel... 

Le mème sert à commenter les évènements. En cela, il serait une sorte d’héritier du dessin de presse et du café du commerce ?

A.W. : Oui, c'est ça. Le mème n'est pas une invention totale, il reprend des codes qu'on connaît bien. C’est ce qui explique pourquoi il fonctionne si bien. Au cœur de sa proposition, il ne revendique surtout pas d’être objectif, au contraire. Cependant, certains commentateurs s'échangent parfois des sources pour aller plus loin. Malheureusement, elles sont souvent douteuses. En ce sens, 9gag a contribué à une forme de réinformation, au mauvais sens du terme. Cela pose la question sur la manière dont des jeux d'influence peuvent se mettre en place sur ce type de sites.  

A-t-on une idée de l’identité de ceux qui produisent ces contenus. Derrière les pseudonymes, est-ce que toto95 est un quidam comme un autre, ou est-ce qu’il peut appartenir à une entité plus organisée ?  

A.W. : On ne peut pas savoir qui se cache derrière les pseudonymes. Par ailleurs, 9gag ne fonctionne pas comme les autres forums où vous trouvez des personnalités influentes qui sont suivies, et qui vont produire toujours un peu le même type de contenus. Sur 9gag, n'importe qui peut créer un mème qui va super bien marcher, générer plein de commentaires. 

Est-ce que les journaux, les médias peuvent s'adapter à cette forme de récit ? 

A.W. : Les remous dans lesquels l'information est prise n'ont rien à voir avec la question des fake news ou du complotisme. Or, c’est surtout sur ces questions que les journalistes se mobilisent. Mais si on ne se bat que sur l’objectivité des traitements, la véracité des faits..., on passe à côté de l'enjeu. C'est totalement autre chose qui est en jeu maintenant. C'est dramatique, mais c'est comme ça. Il faut apprendre à créer des récits que les gens ont envie d'entendre ou auxquels ils peuvent se raccrocher. On n'a plus de récits communs, et les gens vont les chercher partout. Ils sont de moins en moins nombreux à aller les trouver dans les médias traditionnels. Il faut que les médias reviennent à des dynamiques de récits et qu’ils s’approprient ce que les codes de l’hyper narrativité ont d’intéressants.

À LIRE : Albin Wagener, Mèmologie, théorie post digital des mèmes, Editions de l'Université Grenoble, 2022

Béatrice Sutter

J'ai une passion - prendre le pouls de l'époque - et deux amours - le numérique et la transition écologique. Je dirige la rédaction de L'ADN depuis sa création : une course de fond, un sprint - un job palpitant.

Discutez en temps réel, anonymement et en privé, avec une autre personne inspirée par cet article.

Viens on en parle !
Podacast : En immersion
commentaires

Participer à la conversation

  1. Avatar Anonyme dit :

    Ca craint! Depuis déjà un moment, je me cantonne à l'information économique qui est globalement beaucoup plus sérieuse. Vivement que les amateurs de cette non-information aient des enfants... On assistera à un retournement de tendance.

Laisser un commentaire