Depuis 5 ans et la naissance de leur média Les Jours, les « Garriberts » feuilletonnent l’empire médiatique de Vincent Bolloré. C'est à eux que l'on doit notamment l'affaire Pierre Ménès et l'histoire de la fin des Guignols.
Les Jours est un ovni dans le monde médiatique français. Ce pure player indépendant et uniquement financé par les lecteurs est spécialisé sur les sujets au long cours. Son blockbuster fondateur se nomme L’Empire, une plongée longue de 5 ans dans la machine de guerre médiatique de Vincent Bolloré. Comment réaliser un travail journalistique sur le très long terme ? On a posé la question aux auteurs et fondateurs du média, Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos, connus sous le pseudo des Garriberts. Entretien.
Vous avez commencé à écrire la série L'Empire en 2016 avec la naissance de votre média Les Jours. Depuis, vous avez publié plus de 170 articles sur le sujet ! Comment est née cette obsession ?
Isabelle Roberts : L'idée est venue avant le lancement des Jours, au moment où Vincent Bolloré a commencé à couper des têtes chez Canal+. Les trois marquantes, c'étaient celles de Rodolphe Belmer, Bertrand Meheut puis Ara Aprikian. On s'est dit qu'il était en train de se passer quelque chose et que ça allait être intéressant de raconter cette prise de pouvoir et d’en faire un feuilleton. En revanche on était loin de se douter qu’on y serait encore en 2021 !
Raphaël Garrigos : Disons que cette série, c'était vraiment la mise à l'épreuve de ce concept d'obsession qu'on a aux Jours. Notre idée, c'est de travailler longuement sur un sujet et ne plus le lâcher. Ça vient de la période où l'on travaillait au service média de Libération où on faisait du Canal+ un jour, du CSA le lendemain, du TF1 le surlendemain. On s'est dit que si on prenait un sujet et qu'on le creusait, ça nous permettrait de sortir des scoops et de fait, ça fonctionne. On peut sortir des infos grâce à tout un tas de relations de confiance qu'on a construites au fur et à mesure et qui voient qu’on ne lâche pas l’affaire. Ça nous a par exemple permis de sortir cette histoire incroyable d'une vidéo des Guignols, entièrement écrite par Bolloré et qui était une sorte de légende urbaine dans le milieu pendant plusieurs années.
Concrètement, comment fait-on en tant que journaliste pour écrire un sujet sur un temps aussi long ?
I.R. : C'est un peu la base du journalisme, c'est-à-dire de creuser, de rester, de prendre des contacts. Mais c'est vrai que l'énorme avantage, presque le luxe, de travailler sur le long cours, c'est qu’on ne se disperse pas. On ne doit pas écrire de brèves ou d'articles qui n'ont rien à voir et qui ne sont pas intéressants. Et c'est vrai que ce mode de travail porte sans arrêt ses fruits. Quand on a sorti l'histoire sur Pierre Ménès, ce n'est pas quelque chose qui nous est tombé dessus et qu'on a sorti comme ça. C'est un sujet dont on avait entendu parler en novembre 2020 et sur lequel on a travaillé jusqu’à sa sortie en mars 2021.
R.G. : Cette façon de faire, c'est aussi important sur la mémoire de l'information. Quand on écrit sur la moindre phrase navrante ou rigolote de Cyril Hanouna, il faut pouvoir rappeler que ça se place dans un contexte particulier avec, à la clé, un contrat de 150 millions d'euros pour un animateur qui se permet tout ce qu’il veut. Quand on parle de la violence du management de Vincent Bolloré, on ne fait que reprendre ce qu'il disait le 3 septembre 2015 lors d'un comité d'entreprise de salariés, lorsqu’il déclarait qu'une grande entreprise méritait un peu de terreur.
Vous côtoyez Vincent Bolloré depuis si longtemps que vous devez bien le connaître. C’est quel type de personnage ?
I.R. : C’est un personnage « formidable » avec plein de guillemets, un archétype de méchant de série et en même temps notre meilleur scénariste ! C’est quelqu’un qui est assez imaginatif et marrant dans sa violence managériale. Il manie très bien l’ironie et la terreur en même temps. Il est aussi capable de tout. C’est la même personne qui va exposer sa tête en latex des Guignols dans son bureau pour montrer qu’il a décapité l’émission et en même temps, passer à 7h du matin sur Canal un publi-reportage sur le Togo, pays où il a beaucoup d’intérêts économiques.
R.G. : Il est fascinant parce que tous les gens qui le décrivent nous parlent de quelqu'un qui est très chaleureux, qui a tendance à vous connaître très bien, très vite. Il demande comment vont les enfants, il traite tous les gens de génie. Il est dans la séduction et en même temps il est un peu caricatural et prévisible.
Dans vos articles vous notez que c’est aussi un personnage qui a évolué. Il est parti du business pur et dur pour aller vers l’information et la politique. Comment s’est faite cette évolution ?
R.G. : Lors de sa première confrontation face aux salariés de Canal le 3 septembre 2015, on voit qu’il assume totalement la censure d'un documentaire sur le Crédit Mutuel dont le patron, Michel Lucas, est un ami. On se dit à cette époque que c’est un réflexe d'homme d'affaires qui ne veut pas qu'on empiète sur ses affaires. Mais il y a quand même un glissement qui se fait petit à petit. Le plus spectaculaire c’est quand il vire la rédaction d'iTélé pour en faire CNews, une espèce de machine idéologique avec des idées réactionnaires pour le mieux et extrêmes pour le pire. En 2020, Éric Zemmour disait dans Valeurs actuelles que Bolloré partageait les mêmes convictions que lui. En fin de compte, je pense que son idéologie propre a rejoint son business.
Quel est l’objectif à long terme de Vincent Bolloré avec la construction de cet empire médiatique qui comprend maintenant le groupe Canal+, Europe1 et Prisma Media ?
I.R. : Il est bien à la tête d’une machine de guerre médiatique qui fixe l’agenda et alimente constamment la machine à buzz. Mais à mon avis c'est une erreur de chercher forcément un candidat auquel accoler Vincent Bolloré. Que ce soit Marine Le Pen, Éric Zemmour ou bien Xavier Bertrand, peu lui importe. L'important pour lui, c’est d'avoir de l'influence.
R.G. : Que cherche à faire Vincent Bolloré ? Je ne suis pas sûr qu'il veuille faire élire Marine Le Pen. Il s'est toujours bien entendu avec la droite comme avec la gauche, tant que c'est au service du business. Bolloré, c'est aussi des marchés publics. Donc, plus il y a d'influence, plus il y a de marchés. Et puis, plus il a cette image d'homme qui peut manipuler l'opinion, plus il va être respecté et va s'imposer. C'est une mécanique implacable.
Participer à la conversation