Imaginez un web où chacun devient propriétaire d'une petite image JPEG, d'un mp4, d'une arme dans un jeu vidéo, ou d'une parcelle virtuelle dans un métavers. Ce modèle d'Internet propriétaire, comme le nomme le chercheur Laurent Gayard auteur de u003cemu003eComprendre les NFT et les métaversu003c/emu003e, c'est le projet de fond dessiné par les NFT.
Malgré la couche spéculative, la foultitude d'arnaques et autres projets inutiles, les NFT pourraient tout de même changer la face d'Internet. C'est en tout cas l'intuition de Laurent Gayard, professeur d'histoire et de sciences politiques à l’Institut Catholique de Paris et docteur en études politiques du Centre Raymond Aron de l’EHESS. Il vient de publier Comprendre les NFT et les métavers (Slatkine & Cie, 2022). Dans cet ouvrage très pédagogique, il retrace l'histoire des NFT et offre des pistes de réflexion sur ces « jetons non fongibles » qui ont transformé le moindre contenu numérique (mème, objet dans un jeu vidéo, vidéo, tweet...) en bien que l'on peut acheter, posséder, revendre... Pour le chercheur, cette tokenisation du monde est en train de remplacer à grande vitesse l'ubérisation du monde ; c'est « La possibilité pour tout un chacun de monétiser ses créations – et même ses données personnelles – pour en tirer profit. » On fait le point avec lui sur ce « nouveau futur tokenisé ».
Le discours sur les NFT est très partagé entre leurs défenseurs qui pensent que cela va révolutionner le web, et les autres qui n’y voient qu’une bulle spéculative. Quelle est votre intuition ?
Laurent Gayard : Effectivement les NFT sont devenus un phénomène spéculatif. Il y a beaucoup de choses très fantaisistes, très accessoires. Mais en même temps cette technologie répond à un besoin. Dans le monde de l’art, son développement en pleine pandémie a permis l’essor de l’art numérique en ligne à un moment où les événements étaient à l’arrêt. Dans les jeux vidéo et les métavers, les NFT apportent un Graal informatique : l'interopérabilité. C'est la promesse de pouvoir transporter d'un univers virtuel à un autre des objets sous forme de NFT que ça soit un avatar, des vêtements virtuels, des accessoires, des armes dont les joueurs deviennent propriétaires... Le dernier champ qu’ils permettent de développer, très critiqué par leurs détracteurs d’ailleurs, c’est l’immobilier virtuel. Des gens sont prêts à acheter des terrains virtuels parfois très chers. Sur Decentraland, il n'y a rien en dessous de 10 000 dollars par exemple. La plupart des acheteurs sont des entreprises qui peaufinent une visibilité en ligne. On peut visiter leurs locaux virtuels. C'est une forme de spéculation, mais c'est aussi une forme d'occupation de l’environnement numérique. À terme, si cette économie se développe, on verra apparaître un modèle d'Internet propriétaire.
Qu’entendez-vous par internet propriétaire ?
L. G. : À l'origine, le principe directeur d'Internet, c'est une mise en communauté, un accès universel à la culture. C'est un accès égalitaire, renforcé par le principe de neutralité du Net, qui suppose que tous les sites soient égaux en matière de bande passante. Les NFT apportent une remise en cause de ce principe. Cela peut représenter un avantage pour les artistes numériques, qui auparavant publiaient leurs œuvres en ligne avec le risque de ne rien en retirer, de les voir copier-coller à l'infini. Le NFT permet de déclarer un certificat de propriété numérique. Ce certificat permet à des artistes de rentrer dans le circuit de l'art, donc c'est une forme de démocratisation des circuits de l'art en rendant tout un chacun propriétaire de son œuvre numérique. C'est en quelque sorte le même idéal un peu utopique de la cryptomonnaie qui démocratise la finance.
Remettre en question l'accès égalitaire promis par les débuts d'Internet : est-ce un futur vraiment souhaitable ?
L. G. : Il y a un revers à cette médaille. Devenir propriétaire de tous les éléments qui composent un jeu vidéo ou un métavers, déclarer des certificats de propriété sur la moindre image, le moindre fichier mp3 qui est échangé sur Internet, c’est freiner le partage culturel. Par ailleurs, la démocratisation permise par les NFT est assez illusoire. En réalité, dans le monde des cryptos, on observe une extrême concentration économique. Quelques acteurs possèdent une grande partie de l’offre. Il sera intéressant de voir apparaître les gagnants de ce système, les nouveaux géants de ce nouvel Internet qui semble, malgré la spéculation, en voie d'adoption.
Facebook et Twitter ont annoncé qu'ils allaient intégrer les NFT à leurs réseaux sociaux. On peut aussi penser que les géants seront plus ou moins les mêmes…
L. G. : Est-ce qu'ils vont réussir à s'adapter à cette époque ? Facebook, Google ou Twitter ont dominé le marché parce qu'ils ont créé les nouveaux outils de l'Internet 2.0. Vont-ils réussir à s'adapter pour créer les outils de l'Internet 3.0 ? C'est difficile à dire. Ils peuvent très clairement bénéficier de leur assise. Mais d'un autre côté, les projets qu'ils lancent dans les cryptomonnaies ne marchent pas très bien pour le moment. Le projet Diem (ex-Libra), la monnaie de Meta (ex-Facebook), a par exemple suscité des oppositions politiques fortes de la part des régulateurs américains. Le chargé de développement du Diem a quitté le bateau et Meta a finalement abandonné le projet début février. En tout cas, leur intérêt pour les NFT donne des gages de légitimité à la technologie. On voit par ailleurs de nouveaux géants se former, la plateforme d’échange de NFT OpenSea en fait partie, les crypto-jeux comme Sorare et Axie Infinity aussi.
Récemment la Chine a mis ses mineurs de Bitcoin dehors… Ces décisions politiques peuvent-elles freiner le développement de ce nouveau web propriétaire ?
L. G. : Oui, c’est possible. Même si pour le moment il n’y a pas eu à proprement parler de décisions géopolitiques au sujet des NFT. Mais après la phase régulatoire sur les cryptomonnaies, je pense que logiquement, on va voir émerger des ambitions de régulations dans le domaine des NFT. Cette technologie pose des problèmes juridiques en termes de propriété intellectuelle notamment. Le certificat de propriété numérique attaché à une image ou à un livre numérique, quel droit cela donne exactement ?
Par ailleurs, l’autre problème qui peut freiner le développement des NFT, c’est la consommation énergétique. La plupart des NFT sont basés sur la blockchain Ethereum, et Ethereum fonctionne encore avec la preuve de travail. Cette « preuve de travail » (sorte de concours entre tous les ordinateurs du réseau pour résoudre une énigme mathématique le plus vite possible) nécessite la sollicitation d’importantes puissances de calcul. Ethereum a pour objectif de passer à la « preuve d’enjeux ». C’est-à-dire que seuls les acteurs du réseau qui possèdent le plus de tokens interviendront pour valider une transaction. C’est une forme de décision par actionnariat ou de ploutocratie, pour le dire autrement. Ce qui remet par ailleurs en partie en question l’aspect décentralisé et sécurisé d’une blockchain.
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