Les clients sont la plus grande richesse des marques et il deviendra bientôt nécessaire de les récompenser -financièrement ou autrement. C'est la conviction de l'investisseuse américaine Sari Azout et de quelques autres pionniers de cette nouvelle économie participative. Interview.
Et si l’économie du Web était en train de se réinventer ? C’est la conviction de quelques pionniers. Selon eux, une nouvelle ère s’ouvre et reposera sur une répartition plus juste des richesses. Ainsi, les créateurs mais aussi les marques vont apprendre à partager la création de valeur avec leur communauté d’abonnés. Les clients eux, ne seront plus de simple consommateur, ils investissent dans les marques et les communautés qu'ils aiment et s'attendent à une récompense.
Le mouvement intéresse déjà les investisseurs américains. Sari Azout, investisseuse du fonds Level Ventures et autrice de la très respectée newsletter hebdomadaire « Check Your Pulse » propose, quant à elle, une nouvelle définition de « l’économie participative ». Cette nouvelle économie participative n’en est qu’à ses balbutiements, mais représente à ses yeux un nouveau souffle pour le secteur de la tech. Et au-delà.
Vous parlez de l'essor de nouveaux modèles économiques sur le Web, que vous nommez « économie participative ». Pouvez-vous définir ce concept ?
SARI AZOUT : L’économie participative est la suite logique de l’économie des plateformes à la Uber, et même de l’économie des créateurs, à la Patreon, Substack ou OnlyFans. Sur Uber, le travail est marchandisé, la plateforme extrait la majorité de la valeur créée par les chauffeurs. Le principe est le même sur les réseaux sociaux, où la plateforme capte la majorité de la valeur produite par ceux qui créent le contenu. L’économie des créateurs a voulu corriger cela en permettant à des artistes et auteurs de mettre en place des systèmes d’abonnement, et donc de reprendre une partie du pouvoir et d’instaurer une relation directe avec leur communauté. Le problème avec ce modèle, c’est que les fans n’ont pas la possibilité de posséder ce qu’ils contribuent à créer. La valeur qu’ils apportent à la communauté n’est pas récompensée. Or, les fans et les membres de la communauté sont le plus grand patrimoine financier des créateurs, tout comme les chauffeurs sont le plus grand patrimoine financier d'Uber. Si les plateformes ont permis aux créateurs de se construire un public, une communauté, un modèle de diffusion unidirectionnel, l'économie participative permet de partager la valeur créée par cette communauté de manière plus universelle.
Est-ce à dire que chaque consommateur devient un investisseur ?
S. A. : La participation à laquelle je fais référence peut s’exprimer de différentes manières. L’une d’entre elles est d’apporter d’abord une contribution financière, puis d'obtenir une récompense financière liée à cette contribution. Mais un consommateur peut aussi participer à la création d’un produit ou d’un service ; pensez à Roblox, par exemple. Ce jeu vidéo britannique très prisé des préados permet aux joueurs de créer leur propre module de jeu, un peu à la manière des LEGO. Et les créateurs sont rémunérés pour leur travail. Pour chaque contenu mis en ligne, la plateforme verse une monnaie virtuelle appelée « Robux ». D’autres fois, c’est un service qui permet de démocratiser un réseau d’influence. À l’instar de Robinhood, qui permet à quiconque d’investir en Bourse, simplement en utilisant une application sur son Smartphone.
Les investisseurs sont-ils particulièrement intéressés par ces nouveaux modèles ?
S. A. : Plusieurs fonds d’investissement s’intéressent de près au sujet. Le fonds Variant Fund, créé par Jesse Walden (un ancien d’Andreessen Horowitz, un fonds historique de la Silicon Valley, ndlr) en 2020, est à la tête de ce mouvement. Parmi les récentes levées de fonds de ce secteur émergent, on peut citer Braintrust, qui a été financée à hauteur de 18 millions de dollars. C’est une plateforme qui met en relation freelances et entreprises. La particularité est que Braintrust ne prend pas de commission sur le salaire des travailleurs indépendants. En revanche, s’ils invitent de nouveaux talents sur la plateforme ou de potentiels employeurs, les freelances sont récompensés en Btrust, une cryptomonnaie qui leur donne un certain pouvoir de décision sur l’évolution de la plateforme.
Certains créateurs et entrepreneurs lancent leurs propres cryptomonnaies – des social tokens – pour justement faire participer puis récompenser leur communauté. Pensez-vous que ce modèle puisse se démocratiser ?
S. A. : Je pense que nous sommes aux prémices du développement de ces réseaux basés sur les cryptomonnaies. Le modèle des social tokens est prometteur et fournira aux entreprises et créateurs un moyen de faire profiter leurs fans et clients de leur succès. Cela dit, c'est encore très expérimental, et l’expérience utilisateur des applications qui permettent de créer et d’investir dans des cryptomonnaies laisse à désirer. Comme pour toutes les technologies, au fur et à mesure que nous passerons de la phase de développement à la phase d'application, nous commencerons à voir des applications plus conviviales et faciles d’accès.
Quels sont les autres modèles de l’économie participative qui vous semblent particulièrement intéressants ?
S. A. : L’économie participative est quelque chose que toutes les entreprises devraient embrasser. De la même manière que le cloud est devenu mainstream, et que les services mobiles sont devenus élémentaires, avoir une stratégie pour donner plus de pouvoir à ses clients deviendra d’ici quelque temps fondamental. Cette stratégie prendra des formes très différentes d’un business à un autre. Dans la cosmétique, il y a l’exemple d’Arfa, une marque qui cocrée ses produits avec sa communauté, à qui elle reverse 5 % des bénéfices. Dans le secteur du divertissement, la plateforme Ficto permet aux spectateurs de choisir leur propre trame narrative.
Dans votre newsletter, vous écrivez que cette nouvelle économie participative vous enchante, car elle représente un espoir, « un twist après les gros titres apocalyptiques sur le futur de la tech ». Pouvez-vous expliquer ce sentiment ?
S. A. : Le ressenti vis-à-vis des technologies a beaucoup changé ces dernières années. Et le ton est de plus en plus désespérant et pessimiste. Les disparités économiques, les décennies de richesses accumulées par des plateformes centralisées, les réseaux sociaux qui ont soumis l’estime de soi à une évaluation numérique…, les maux de la tech sont nombreux. Mais je pense que l'optimisme – la conviction que nous pouvons améliorer les choses – est une condition préalable nécessaire à l'action. Et j’ai la conviction que les cryptomonnaies promettent une distribution durable de la richesse, du capital et de la propriété à une plus grande partie de la population.
Cet article est paru dans le n°26 de la revue de L'ADN. Pour vous procurer votre exemplaire, c'est par ici !
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