Technopouvoir : comment les technologies nous gouvernent ? Diana Filippova

Technopouvoir : peut-on encore s'en affranchir ?

Les révélations sur les arrière-cuisines des géants du numérique nous l’ont appris : les technologies du numérique ne nous font plus rêver. Pis, elles ne sont pas neutres et forment les rouages de ce que Diana Filippova appelle le technopouvoir.

Nous parlons régulièrement des nouvelles technologies dans ces colonnes, mais plus rarement de technopouvoir. De quoi s’agit-il ?

DIANA FILIPPOVA : J’ai constaté que les gens disent de plus en plus ouvertement qu’ils sont inquiets au sujet des nouvelles technologies. Ils ont le sentiment d’être devenus dépendants, voire de vivre dans un monde où les technologies nous gouvernent. Or, le technopouvoir c’est précisément cela. C’est la manière avec laquelle les techniques sont utilisées comme des moyens de gouvernement, non pas pour favoriser le progrès, mais bien pour organiser une société donnée.

Quels sont les effets des technologies de gouvernement ?

D. F. : Ne pas arriver à se détacher de son téléphone. Vivre dans un contexte de sollicitation permanente. Avoir le sentiment que les algorithmes décident à notre place. Nourrir l’impression que nos enfants s’insèrent dans un monde qui est déjà saturé de technologies, et que l’on n’a pas le choix, car si on devait les empêcher d’utiliser une tablette pour regarder Youtube ou Netflix cela demanderait un effort quotidien. Toutes ces situations illustrent le technopouvoir à un niveau individuel.

Et puis, à un niveau collectif, le technopouvoir s’exprime dans l’hégémonie des entreprises technologiques et dans les technologies de surveillance qu’ils mettent en place, que l’on parle de l’exploitation massive et systématique de nos données personnelles, ou des dispositifs massifs de propagande qu’elles nourrissent, comme dans l’affaire Cambridge Analytica. Plus que tout, il se niche dans les collusions que nouent les États et gouvernements avec ces entreprises, qui deviennent les fournisseurs privilégiés de toutes leurs politiques, y compris celles qui n’ont rien à voir avec la technologie.

Vous expliquez que la spécificité du technopouvoir c’est qu’il forme une structure. Pour raconter cela, vous avez recours à la fiction, et vous racontez l’expérience d’une soirée dans un club…

D. F. : Je pense que l’art, la fiction et les imaginaires sont la meilleure manière d’appréhender les effets des techniques sur nos vies. Une série comme Black Mirror a permis de comprendre plus de choses que n’importe quel écrit plus complexe, car la fiction permet d’éclairer les structures et les sensations qui y sont associées.

Dans mon livre, je raconte l’histoire de deux jeunes personnes qui passent une soirée en club, dans une grande capitale européenne. L’une vient pour danser et lâcher prise ; l’autre (un employé d’une start-up) a du mal à se fondre dans l’endroit et son ambiance. Avec la métaphore du club, j’essaye d’illustrer le phénomène de conditionnement des comportements : nous sommes gouvernés, souvent à notre insu, et particulièrement dans les situations où nous nous croyons libres. Un club est un espace où un faisceau de dispositifs (musique, drogue) parvient à orienter les comportements et les conduites, pour servir un objet unique : que les gens s’oublient. Sauf que ce qui est très visible dans le contexte du club l’est moins avec les nouvelles technologies et leurs effets. Pourtant, c’est la même dynamique.

Pourquoi est-il plus difficile de comprendre comment la technologie oriente nos choix ?

D. F. : Parce que la technologie est ubiquitaire, liquide, diffuse. Elle a cessé d’exercer un pouvoir direct sur nous pour être intégrée dans des technologies de pouvoir indirectes. Elle se fond de mieux en mieux dans l’environnement qui est le nôtre, de telle façon qu’on finit par ne plus la voir et oublier qu’elle est là. Une technologie comme la reconnaissance faciale illustre parfaitement cette réalité : elle est invisible, on ne sait pas grand-chose sur son utilisation (par qui ? pour quoi ? ) et elle est confondue avec notre environnement.

Pourtant, il nous est individuellement et collectivement possible de refuser ces technologies, jeter notre smartphone, quitter Facebook…

D. F. : Oui, certes nous avons ce pouvoir, mais il est très largement insuffisant. Il est quasiment impossible de se passer de l’infrastructure sur laquelle s’appuient ces technologies. Et celles-ci s’imbriquent de plus en plus avec le politique. Par exemple il sera bientôt obligatoire de faire sa déclaration d’impôt en ligne. Et le gouvernement prépare un projet de loi qui concerne l’identification à des services publics via la reconnaissance faciale. On le voit, l’intégration des nouvelles technologies dans le répertoire des politiques publiques, celles qui s’imposent à toutes et tous, affaiblit cet argument.

Vous écrivez vous-même : « La critique des technologies n’a jamais été si prégnante et pourtant rien ne change ». Comment l’expliquez-vous ?

D. F. : Pour comprendre pourquoi rien ne change, il faut comprendre que les critiques qui sont habituellement formulées à l’encontre des technologies ont été comprises par le technopouvoir et intégrées en son sein. Par ailleurs, ce que j’expliquais sur l’intégration croissante des techniques dans les sphères politique, économique, sociale explique également la difficulté qu’il y a à les refuser. La Chine et les États-Unis sont de très bons exemples de cette intrication entre pouvoir politique et pouvoir technologique. Ce mouvement existe bien sûr en Europe, et il se double d’un enjeu de souveraineté numérique puisque nous utilisons massivement des technologies et infrastructures étrangères pour nos services tant privés que publics.

Si l’on considère des mouvements sociaux récents (Hong Kong, les Gilets Jaunes, les Printemps Arabes…), on s’aperçoit que les nouvelles technologies ont bel et bien servi de catalyseurs. N’est-ce donc pas un peu réducteur de considérer que leur influence est forcément néfaste ?

D. F. : Si l’on reprend l’exemple des Printemps Arabes, bien sûr que Facebook et Twitter ont servi aux populations concernées pour s’organiser, mais l’usage de ces outils ne doit pas occulter le fait que ces personnes ont eu le courage de sortir dans la rue alors qu’elles étaient en danger de mort. Ce courage-là est non-technologique !

Et puis on oublie souvent que ces technologies sont aussi utilisées par leurs adversaires. Pendant les Printemps Arabes les gouvernements ont compris qu’ils pouvaient mettre les contestataires en prison en les géolocalisant sur ces mêmes plateformes. On peut donc retourner l’argument, et conclure que Facebook a permis l’arrestation massive des manifestants, et a donc participé à l’écrasement de ce Printemps Arabe ainsi qu’à la minoration de son influence à long terme. (Plus récemment, en décembre 2019, le journaliste marocain Omar Radi a été placé en détention pour un tweet, comme le rapportait Libération, ndlr).

Par ailleurs, il est illusoire de penser qu’en matière d’efficacité les nouvelles technologies peuvent se substituer à une organisation hiérarchique, structurée qui repose sur une idéologie puissante et un activisme collectif.

Comment et par quelles voies pourrions-nous alors reprendre le contrôle ?

D. F. : La résistance peut s’organiser à plusieurs niveaux. Je pense que l’« opt out » (décider de ne pas faire quelque chose, ndlr) pourrait être beaucoup plus systématique. Elle pourrait surtout éviter de rester à un niveau individuel pour s’élever à un niveau plus commun. Je pense aux start-ups, aux PME ; ces entreprises ne sont pas obligées d’adopter le tout-technologique et notamment tous les outils de monitoring et de flicage de leurs employés. Elles peuvent aussi chercher des astuces, comme refuser que la messagerie instantanée remplace l’e-mail, etc.

Vous êtes vous-même cheffe d’entreprise (de l’agence de stratégie Stroïka, ndlr). Comment parvenez-vous à concilier l’exercice quotidien de cette fonction avec votre socle de valeurs, et notamment avec la critique extensive et documentée que vous faites du technopouvoir ?

D. F. : On est assez low tech. On a bien sûr des ordinateurs, une boite e-mail unique et on utilise Telegram. Mais l’entreprise respecte le temps de travail de ses employés. Par exemple, on ne spamme pas les gens à des heures indues. On essaie de déployer une vraie éthique de respect de l’autre, en mettant un soin particulier à ne pas confondre vie privée et vie professionnelle. Et on se garde de propager l’idée que le travail est une réalisation en soi, et qu’il va servir à remplir le vide existentiel de chacun. Encore une fois, cette éthique-là n’est pas une éthique technologique, c’est d’abord une éthique tout court, qui ensuite a des conséquences technologiques.

De mon côté, je me réserve des espaces vierges, sans smartphone. C’est dans ces « espaces transitionnels » que nous pouvons être au monde, mais sans être utile ou productif selon les standards de l’économie de marché ; comme lorsque l’on rêve, marche, prend son temps… Or, ce que j’appelle le technopouvoir supprime ces espaces et nous dépossède de nous-mêmes. C’est pour cela que la démarche critique est fondamentale. Elle nous permet de comprendre comment nous sommes déterminés, et donc de repérer où se situe notre marge d’action.

Se ménager des espaces transitionnels, c’est composer avec le monde tel qu’il est, sans dire qu’il faut tout jeter ou revenir en arrière. La technologie fait partie intégrante de l’organisation de nos sociétés, mais cela ne veut pas dire que rien n’est possible. Une action politique collective est encore envisageable. Et les technologies ne remplaceront jamais cet élan premier qui fait que l’on est capable de dire non.


Parcours de Diana Filippova :

Autrice, conseillère en stratégie et femme politique. Diana Filippova a cofondé l’agence de stratégie Stroïka, ainsi que le mouvement citoyen Place publique. Elle s’implique aujourd’hui dans les municipales à Paris où elle est candidate à la mairie du 7e et référente numérique pour Anne Hidalgo.

diana filippova technopouvoir

À lire :

Technopouvoir. Dépolitiser pour mieux régner, de Diana Filippova chez Les liens qui libèrent (2019)


Pour approfondir le sujet :

• Sur la notion de gouvernementalité et la question « comment gouverner des gens qui se croient libres ? » : Cours de Michel Foucault au Collège de France, Le gouvernement libéral

• Sur la manière avec laquelle un système dominant se perpétue en récupérant et en intégrant ses critiques : Le nouvel esprit du capitalisme de Eve Chiapello et Luc Boltanski chez Gallimard

• Sur les forces et faiblesses des technologies numériques dans le cadre de mouvements sociaux : Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée de Zeynep Tufekci chez C&F éditions

Nastasia Hadjadji

Journaliste, Nastasia Hadjadji a débuté sa carrière comme pigiste pour la télévision et le web et couvre aujourd'hui les sujets en lien avec la nouvelle économie digitale et l'actualité des idées. Elle est diplômée de Sciences Po Bordeaux.
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