« Vaporwave », « weirdcore »... Plongée dans Aesthetics Wiki, cette « bible » des esthétiques d’Internet

« Vaporwave », « weirdcore »... Plongée dans Aesthetics Wiki, cette « bible » des esthétiques d’Internet

« J’suis dans un trip liminal, entre vaporwave et weirdcore. » Vous n’avez rien compris ? Rendez-vous sur Aesthetics Wiki, cette encyclopédie des esthétiques du Web qui a littéralement explosé durant la pandémie.

Connaissez-vous la Règle 34 ? Il s'agit d'un principe venu du Web qui affirme que si une chose existe dans la vraie vie, alors son équivalent pornographique existe aussi. Il en irait de même pour les tendances visuelles. Si une chose existe dans la vie physique, alors, nécessairement, une esthétique en ligne lui correspond. Le plus souvent, c’est sur le site collaboratif Aesthetics Wiki qu’elle atterrit – après avoir été méticuleusement conceptualisée, classée et archivée. 

Aesthetics Wiki : la « bible » des esthétiques d’Internet

Lancée en 2018, cette encyclopédie des esthétiques Web a littéralement explosé durant la pandémie, en particulier chez les 18-24 qui composent la majorité de ses utilisateurs. Sorte d’ovni à mi-chemin entre Reddit, Wikipédia et Pinterest, elle ne paye pourtant pas de mine avec ses allures de forum vintage et ses moodboards clinquants. Mais les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2020, le trafic du site a augmenté de près de 5 000 % selon The Atlantic. En janvier 2021, le site enregistrait ses meilleures audiences avec 4 millions de pages vues, avant de retrouver un rythme de croisière mensuel avoisinant les deux millions de pages vues. 

Une esthétique en particulier est responsable de ce sursaut inattendu. Impossible d’être passé à côté tant les médias s’en sont fait le relais : le « cottagecore », cette tendance bucolique qui, en plein confinement, nous a vanté les bienfaits de la vie à la campagne, la douceur du temps long et le pain fait maison. Devenue extrêmement populaire sur TikTok, elle est en réalité référencée sur Aesthetics Wiki depuis le début de l’année 2019.

Une capture d'écran de la page « Cottagecore » sur Aesthetics Wiki.

En ligne, les jeunes générations ont commencé à utiliser le terme « esthétique » pour « décrire ce qu'elles considèrent personnellement comme beau », peut-on lire sur la page FAQ (foire aux questions) du site. De quoi transformer le site en un lieu de repère identitaire, un moyen de passer le temps, alors qu’il était édité de manière ponctuelle avant la pandémie.

« Venir ici, c’est une façon de s’évader » , commente ainsi l’un de ses premiers administrateurs, Sean Strife aka @TheInternetTombRaider. Contacté sur Discord – où les membres de la communauté discutent de leurs esthétiques préférées autour de moodboards, de cinéma et de musique – ce passionné de culture Web se décrit comme le « concierge » à qui l’on demande conseil sur la plateforme. « J'ai tendance à dénicher des trucs vraiment bizarres pour le plaisir, j’aime découvrir de nouvelles esthétiques. J'aime aussi aider les gens à comprendre comment une esthétique qu'ils aiment peut devenir une véritable extension d'eux-mêmes, un peu comme Milleniwave l'est pour moi. » 

Milleniwave… Mais encore ? Sur Aesthetics Wiki, cet imaginaire saturé de néons et de couleurs fluo refléterait le sentiment de malaise existentiel des jeunes nés avant les années 2000. Que l’on se rassure si le terme ne fait écho à rien de connu : il fait partie des 700 esthétiques qui composent la plateforme à ce jour, « sans compter qu’il y en a toujours de nouvelles qui naissent, commente Sean Strife. À l’heure où vous publierez l’article, ce nombre sera probablement dépassé. »

via GIPHY

Dis-moi quelles esthétiques tu aimes, je te dirai qui tu es

Ici, tout le monde peut contribuer à créer des pages, si tant est qu’elles respectent certaines conditions. « On fait de la documentation, pas de la promotion, poursuit l’administrateur. Tant que des “preuves” d’une esthétique peuvent être trouvées sur des réseaux sociaux en dehors du Wiki, elles sont généralement considérées comme valides. Ça peut être quelque chose de nouveau et frais qui circule sur des plateformes comme YouTube, TikTok, Instagram, Tumblr, etc. »

À chaque période, ses esthétiques populaires bien sûr. Les pages les plus visitées du moment sont « Dark Academia », un courant qui célèbre l’univers des universités anglaises du début du 20ème siècle, des uniformes et des grimoires poussiéreux. Viennent ensuite des imaginaires plus angoissants comme le « Weirdcore » , sorte d’esthétique surréaliste à la sauce Twin Peaks. La page « Liminal Space » compile quant à elle des images d’espaces liminaux inquiétants et hors du temps tandis que « Traumacore » propose une esthétique à la fois grave et candide sur le thème des abus et des traumatismes, en particulier d’ordre sexuel.

« Je pense que ce qui attire les gens ici, c’est de savoir qu’ils ne sont pas seuls, qu’ils peuvent s’exprimer librement, trouver des personnes qui partagent les mêmes sensibilités ou les mêmes expériences », commente Sean Strife. 

@jgretznerd

⚠️fake bl00d and possible derealization⚠️ enter if you dare. #shortfilm #edit #surrealism #viral #weirdcore #aesthetic #OneStepCloser

♬ original sound - jordan 🌼

D’autres pages avant elles ont connu leur période de gloire, mais les unes chassent rapidement les autres. Début 2020, c’est l’esthétique « cleancore » qui connaît son moment. De TikTok à Pinterest, son imagerie aseptisée – mêlant baignoires fraîchement nettoyées, détergents et pièces stérilisées – résonne étrangement avec l’époque. Peut-être un peu trop, estime Sean Strife, qui y voit là la raison de son déclin. « Est venu le moment où l'esthétique collait trop à la réalité. Les gens ont voulu sortir du contexte de la pandémie en s'évadant dans d'autres "mondes mentaux"... » Par le passé, d'autres grands courants esthétiques ont aussi perdu de leur « hype » , se souvient-il. « Avant ça, “Vaporwave” était ultra-populaire. Encore avant elle, on ne parlait que de ”Seapunk” et de “Synthwave” (trois esthétiques inspirées des années 2000, ndlr). Cela ne veut pas dire que ces communautés cessent d’exister. Elles sont juste dans l’ombre de ce qui est populaire sur le moment. »

Mieux qu’un simple moodboard, Aesthetics Wiki est un univers en perpétuelle expansion dans lequel on pioche pour tenter de se définir, ou un puzzle auquel on peut toujours ajouter une pièce. « Une personne aura tendance à s’identifier à plusieurs esthétiques. Ce n’est pas une boîte dans laquelle elle s’enferme, mais une sorte de prolongement de sa personnalité », ajoute Sean Strife. 

Une matière vivante qui fluctue au gré de nos obsessions

La structure ramifiée du site parle d’elle-même. Chaque page bénéficie d’esthétiques affiliées, sortes de sous-catégories, elles-mêmes connectées à d’autres. À elle seule, la page « Cottagecore » renvoie vers près de 30 types d’imaginaires différents, parmi lesquels « Fairycore » – l’obsession des fées, « Honeycore » – celle du miel, ou encore « Witchcore » – celle de la sorcellerie et des potions magiques. 

Cet écosystème d’univers étranges n’est pas pour autant décorrélé de la réalité. Parfois, il s’agit de renouer avec des croyances ou des formes d’ésotérisme que l’on pensait disparues. Souvent, il est question de garder une trace d’époques passées, d’en remixer les symboles avec nostalgie, estime Sean Strife. « Beaucoup d’imageries peuvent évoluer et évolueront avec le temps. L'esthétique “Raver” en est un excellent exemple. Typiquement, les repères visuels associés aux soirées des années 90 et du début 2000 – leurs entrepôts miteux, les clubs underground – diffèrent totalement de ce que nous associerions aux ravers aujourd'hui... »

via GIPHY

Comme bon nombre de phénomènes sur le Web, il arrive aussi que cet univers bon enfant soit entaché par des idéologies plus dangereuses. L’exemple le plus connu est « Fashwave » , une tentative d’instrumentalisation néo-nazie des esthétiques Synthwave et Vaporwave. Sur Aesthetics Wiki, la page est toujours active et documente l'impact de ce type de réappropriation sur la culture moderne. « Certains vont tenter d’instrumentaliser une esthétique avec des symboles associés au fascisme, à la suprématie et au nationalisme blancs, décrit l’administrateur. Ils peuvent aller jusqu’à corrompre des pages aussi innocentes que celle du Cottagecore ! Mais la plupart du temps, la communauté sait comment contrôler ce genre de comportement et s’en débarrasser. »

Alors, et lorsque tout revient à la normale, chacun peut continuer à faire ce qu’il sait faire le mieux : se perdre de tag en tag ou en créer de nouveaux. En cela, Aesthetics Wiki serait à la fois l'incarnation et l'extension de nos imaginaires mutants. Et Sean Strife de conclure, optimiste : « La seule limite, semble-t-il, est l'imagination humaine. » 

Margaux Dussert

Diplômée en marketing et publicité à l’ISCOM après une Hypokhâgne, Margaux Dussert a rejoint L’ADN en 2017. Elle est en charge des sujets liés à la culture et la créativité.
commentaires

Participer à la conversation

Laisser un commentaire