Depuis 2019, l’application Webtoon cartonne sur les smartphones des adolescentes. Décryptage d’une tendance qui révolutionne le marché de la bande dessinée.
Lire une bande dessinée s’apparente toujours à un petit rituel. On se rend à la librairie, on passe de longues minutes à feuilleter des nouveautés, on choisit ce que l’ont veut acheter en fonction de son budget puis on se retrouve les bras chargés de livres qu’on devra ranger quelque part dans le salon ou la chambre une fois lus et relus. Mais pour l'amateur de webtoons, le rituel de consommation a bien changé.
Ce format de BD numérique venu de Corée du Sud se lit exclusivement en scrolling vertical depuis un smartphone, et il est en train d’opérer une vraie révolution tant au niveau des modalités de création, que des modes de consommation et des modèles économiques. Les webtoons bénéficient déjà d'une offre pléthorique et souvent gratuite. Plus besoin de patienter entre deux opus. Chaque série, semblable à l'offre télé, propose de nouveaux épisodes chaque semaine. Enfin, tout le monde peut fabriquer son œuvre et la diffuser à des millions de lecteurs.
Déjà 2 millions d’utilisateurs en France
Pour bien comprendre les enjeux, revenons un peu en arrière. En 2004, la société coréenne Naver Corporation, pour faire simple, le Google sud-coréen, lance son application Naver Webtoon. L’entreprise veut relancer la mode des manhwas, ces mangas coréens dont l’industrie décline depuis la fin des années 90. Leur recette ? Mixer culture et technologie. En effet, ils créent un nouveau format – une lecture case par case, uniquement lisible sur smartphone. Le succès est immédiat. Naver exporte le concept dans les pays asiatiques et aux États-Unis en 2014. Au pays des comics, la marque cumule 13 millions de lecteurs avant de se lancer en Europe, en 2019 – avec la France comme tête de pont. Deux ans (et plusieurs confinements) plus tard, Émilie Coudrat, cheffe du marketing chez Naver France revendique dans notre pays 2 millions d’utilisateurs actifs par mois avec « encore de la place pour grossir ». Autrement dit, les webtoons sont déjà bien installés chez nous, et font partie de cette vague de fascination pour la culture sud-coréenne.
Des auteurs débutants bien payés
Lancée avec des traductions françaises de manhwas, l'application Webtoon s’enorgueillit d’avoir maintenant 200 séries officielles rédigées par une quarantaine d’auteurs français. Elles sont considérées comme « originals » , c’est-à-dire sous contrat direct avec la plateforme. Beaucoup de ces auteurs sont de jeunes artistes en début de carrière, comme c’est le cas de Morgane, 24 ans. Sous le pseudonyme de Lief, elle publie la série Because I can't love you, un drame amoureux entre beaux étudiants, suivi par plus de 171 600 abonnés. « En 2020, je sortais de ma formation dans une école d’illustration spécialisée dans le manga, raconte-t-elle. On suivait sur Instagram les auteurs américains ou coréens présents sur la plateforme. Leur vie nous faisait rêver. À l’occasion du Festival d'Angoulême, j’ai rencontré les équipes de Naver et quelques mois plus tard je signais un contrat avec eux. » La plateforme offre une rémunération alléchante et surtout, usage très rare dans la bande dessinée, un contrat. Les auteurs de la plateforme sont engagés pour une période d’un an en moyenne contre l'engagement de délivrer un épisode par semaine. Cela leur rapporte plus ou moins 1500 euros par mois, sans compter certains bonus variables. À titre de comparaison, 53 % des auteurs de BD français touchent moins que le SMIC et 36 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté.
Une usine à donner envie de lire plus…
Pour assurer ce revenu, Webtoon s’appuie sur un modèle économique mixant publicité et vente à l’unité. Étant donné que le lectorat de la plateforme est jeune et ne possède pas un grand pouvoir d’achat, toutes les œuvres sont en accès gratuit avec un encart publicitaire non intrusif à la fin du chapitre. Les épisodes se lisent en moins de 5 minutes : un lecteur peut donc dévorer une dizaine de BD par jours, ce qui multiplie le nombre de pages vues.
S’ajoute à cela un système de pass que les lecteurs peuvent payer avec des coins, une monnaie virtuelle que l’on acquiert en déboursant de vrais euros (ou via un système de récompenses pour assiduité). Concrètement, quand un lecteur veut lire une série qui est déjà terminée, il a accès aux premiers épisodes gratuitement. Mais s’il veut lire la suite, il doit attendre un jour pour débloquer l’épisode suivant ou dépenser l’équivalent de 50 centimes en coins. Le principe est le même pour les séries en cours de publication. Les auteurs publient un épisode par semaine et certains ont trois épisodes d’avance que les lecteurs peuvent débloquer avec un pass.
Ce modèle économique influe sur le format même des webtoons qui doivent entretenir le suspens à chaque fin de chapitre. « Dans la BD papier, on travaille beaucoup sur les doubles-pages et on fait en sorte de mettre de la tension dans la dernière case pour donner envie au lecteur de lire la suite, explique Lief. Là, on est sur un format hebdomadaire et il faut faire en sorte que les lecteurs reviennent la semaine suivante. Du coup on est obligé de faire des cliffhangers (case pleine de suspens) à la fin de chaque épisode. Certains lecteurs se plaignent de ce procédé utilisé de manière systématique. »
... et une usine à produire des contenus
Autre conséquence du système, les auteurs doivent produire vite et beaucoup. Chaque semaine, ils ont plusieurs dizaines de cases par chapitre à rendre. « Quand on est spécialisé sur de l’humour on peut faire des choses assez courtes, explique Issa Boun, 33 ans et auteur sur Webtoon des séries La dose et Capitaine Zorgue. On peut publier des strips de 10 cases trois fois par semaine, c’est gérable. En revanche quand on fait du drama ou de la fantasy, on est plus sur 40 voir 60 cases par chapitre. Et quand tu es un auteur débutant, c’est une énorme charge de travail. » Lief confirme cette impression. « J’ai signé pour des chapitres de 50 cases et au final je dépasse toujours sur du 60 cases par semaine, indique-t-elle. Pour la première saison, j’ai travaillé 7 jours sur 7 pendant un an avec seulement deux semaines de repos parce que j’étais malade. »
Pour tenir le rythme et éviter le burnout, certains créateurs décident d’emprunter le même modèle de production que les mangakas japonais, soumis aux mêmes contraintes hebdomadaires. C’est le cas de Hayden Deterra, 25 ans et autrice de la série de fantasy Aether Dreams. « Au départ je pensais faire ça toute seule, mais je me suis vite rendue compte que j’avais besoin d’aide pour faire face à la charge de travail, explique-t-elle. Du coup, je m’occupe du dessin et du scénario et j’ai deux amis qui s’occupent des aplats, des couleurs ainsi que des décors. On partage ce que je gagne tous les mois et ça me permet de me garantir un jour de repos dans la semaine. » Car gare aux auteurs retardataires. Si la communauté de lecteurs de webtoons est réputée adorable, elle est aussi très jeune et très exigeante. « J’ai déjà eu des lecteurs qui m'encourageaient à reprendre le travail et à sortir un nouvel épisode quand j’étais malade, raconte Lief. La première fois ça fait bizarre. Maintenant je n’y fais plus vraiment attention. »
Les prétendants au trône
200 titres dont une quarantaine français, c’est bien, mais loin d’être suffisant pour alimenter la soif inextinguible des fans de webtoons. Mais Naver a plus d’un tour dans son sac et ne met pas seulement en avant ses auteurs professionnels. Une partie de l’application intitulée Canvas est consacrée aux webtoons dessinés par des amateurs. Dans cette partie, plus de 5 000 titres produits sont proposés par une communauté motivée à tester son talent face à un large public. C’est le cas de Malik, un auteur algérien de 28 ans plus connu sous le pseudo de Melomé. Avec sa sœur Linami qui s’occupe des dessins, il a imaginé Nimeria, une histoire de fantasy qui se déroule dans un monde gouverné par des rois célestes. Publiée sur la plateforme Webtoon depuis le 9 octobre dernier, la BD compte 6 épisodes, 1 500 vues et 125 abonnés. « Ma sœur et moi partageons cette passion pour les mondes fantastiques. Nous avons appris à dessiner et écrire le scénario en autodidactes, explique-t-il. Pour le moment ma sœur utilise son smartphone pour dessiner par manque de budget. On cherchait une plateforme pour publier notre histoire. On avait entendu parler de Webtoon. Lorsque nous avons vu qu’elle nous permettait de garder nos droits d'auteur et de mieux gérer nos épisodes, on s’est mis dessus. »
Capitaliser sur la créativité
Contrairement à un blog BD classique qui demanderait beaucoup d'efforts pour obtenir de la visibilité, les auteurs de la partie Canvas peuvent rencontrer une audience, voire des revenus grâce l’option « mécène » même si c'est assez rare. « Si vous avez un bon nombre de followers et que vous arrivez à les convaincre de devenir mécènes, ça vaut le coup d’être sur Canvas, indique de son côté Kate, 29 ans et autrice de la série comique Les histoires courtes sur pattes. C’est même plus intéressant que d’être original, car au moins, il n’y a pas la pression de sortir un épisode toutes les semaines ». Le seul inconvénient qui fait concession parmi tous ces créateurs amateurs, c’est surtout la concurrence et les soucis de visibilité que l’on rencontre sur l’application. « Si tu es impliqué pour faire un webtoon, c’est dur, explique Anii, jeune auteur de 13 ans qui a créé cinq épisodes de sa série Happy Ending. Beaucoup font des webtoons avec des extraits d’autres mangas ou des images trouvées sur Google. Et on ne sait jamais vraiment comment l’application choisit les œuvres qu’elle pousse en home page. »
Pour améliorer la visibilité et dépasser ceux qui font de la copie de basse qualité, il n’y a pas d’autres solutions que d’adopter le rythme des formats originaux. « Plus on est régulier, plus on a de la chance d’avoir des abonnés et des likes, conclut Malik. Du coup on doit bosser 12 heures par jour sur le projet. » Comme beaucoup, ils espèrent pouvoir un jour vivre de leur art, en passant dans la catégorie originals. La plateforme organise des concours annuels pour faire entrer de nouvelles pousses dans son système, et a fort bien compris la nécessité d'être en lien étroit avec cette communauté de créateurs débutants. En janvier 2021, l’entreprise coréenne a aussi acquis Wattpad, la plateforme canadienne aux 90 millions de lecteurs et d’auteurs amateurs dont certains succès ont été adaptés en livres et au cinéma. Sur le web, l'avenir appartient aux entreprises qui sauront faire fructifier les talents en devenir.
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